Masculin

PAROLE DE MAÎTRE

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De l’autre côté du jardin, une femme très souple vivait un étage au-dessus du sien. Ses rideaux n’étaient pas ouverts très souvent. Mais quand ils l’étaient, Ken pouvait admirer sa souplesse. Il n’arrivait pas à savoir si c’était une gymnaste, une danseuse de ballet ou une prof de yoga. Elle était capable de lever sa jambe à la verticale contre un mur. Et tout un tas de choses incroyable­s avec son corps. Ces quelques moments volés étaient plein de grâce. Ken en vint à se dire que Gerald avait eu raison. Il avait du mal à l’admettre mais il gardait toujours l’appareil photo sur ses genoux. Il y avait également une autre femme. Elle habitait pile en face de chez lui, de l’autre côté du jardin, deux étages plus bas. Cet angle lui donnait une vue imprenable sur son appartemen­t. Elle laissait toujours les volets et les stores ouverts. Elle aimait cuisiner et avait un emploi du temps précis qui rythmait ses journées. A 17h, elle commençait à cuisiner. A 18h, elle dressait la table. Elle se servait une petite portion et réservait le reste. Plus tard dans la soirée, elle jetait le reste à la poubelle.

Elle s’installait ensuite dans le salon pour se détendre devant la télévision ou lisait un livre. Souvent, elle buvait du vin rouge dans un verre à pied. Plus tard dans la soirée, elle se dirigeait vers sa chambre. Parfois en titubant légèrement. Une fois, à travers l’objectif de son appareil, il la vit avaler plusieurs shots d’alcool fort. Elle fut très vite saoule.

Elle termina sa soirée étalée sur son lit et s’y endormit. Directemen­t sur la couette et sans oreiller. Sa tête n’était pourtant qu’à quelques centimètre­s d’une pile d’oreillers confortabl­es. Elle ne prit pas la peine de retirer sa jupe noire ni sa blouse jaune. Et n’essaya même pas de retirer ses chaussures. Ken observait un de ses escarpins qui se balançait au bout de son pied. Cela prit près d’une heure avant qu’il ne tombe sur le sol.

Le matin suivant, la copine de Ken lui rendit visite.

– Comment va ta jambe ? lui demandant Lisa Carol après lui avoir déposer un baiser sur la joue.

– Elle me fait un peu mal.

– Et ton ventre ?

– Vide !

– Je vais te préparer un petit truc.

Elle se dirigea vers la cuisine. Il l’entendit ouvrir un tiroir puis le réfrigérat­eur. Lorsqu’il entendit deux bouteilles s’entrechoqu­er, cela lui rappela sa voisine endormie. Il glissa jusqu’à l’appareil photo sur son trépied. Après avoir ajusté l’objectif, il constata qu’elle était toujours sur le lit, inerte.

Lisa Carol revint dans le salon.

– Est-ce que tu t’es transformé en voyeur ?

– Disons que j’ai des voisins intéressan­ts, lui dit-il sans détacher son regard de l’objectif.

– Et qu’as-tu découvert ?

– Une gymnaste, un fan de jazz et une ailurophil­e.

– Une amoureuse des chats ? Qui est ce que tu regardes en ce moment ?

– Une femme qui s’est saoulée hier soir. Elle s’est écroulée sur son lit.

– Elle y est toujours ? demanda Lisa Carol.

– Oui, elle est toujours sur son lit.

Lisa Carol prit l’appareil photo des mains de Ken.

– Elle est deux étages plus bas, pile en face d’ici.

Elle trouva rapidement la femme en question.

– Mauvaise nuit…

– Oui. J’ai du mal à la comprendre. Elle prépare des repas incroyable­s tous les soirs, y touche à peine et jette le reste. Étrange.

Lisa Carol reposa l’appareil photo.

– Peut-être qu’elle espère chaque soir que quelqu’un vienne diner ?

– Si tel est le cas, elle attend pour rien. Il ne s’est pas montré une seule fois en trois semaines.

– Peut-être qu’elle attend une femme ?

– Oui peut-être. En tous les cas, quelle que soit la personne qu’elle attend, elle y met du coeur. Et sans doute trop d’espoir.

– Tu as de la peine pour elle, le titilla Lisa Carol. Alors comme ça, M. Coeur de Pierre commence à éprouver des sentiments ?

– Tu m’as rendu plus sensible, lui répondit-il en s’approchant d’elle. – Oh.

Elle s’approcha de lui et plongea son regard dans les yeux noirs de Ken. Elle approcha ses lèvres des siennes. Il pouvait sentir son souffle chaud qui sentait la menthe. Le gardant en otage à proximité immédiate de sa bouche, elle lui dit :

– J’ai toujours adoré tes sarcasmes. Ils me réchauffen­t le coeur.

Elle se recula, sans l’embrasser. Elle remit ses cheveux en place.

– Je vais te préparer un petit déjeuner.

Leur attention fut attirée par des rideaux que l’on ouvrait. Il s’agissait de la jeune femme qui vivait un étage au-dessus de l’autre côté du jardin. Elle profita des rayons du soleil quelques instants, passant ses doigts dans ses cheveux blonds.

Lisa Carol s’empara de l’appareil photo et se mit à l’observer.

– Elle est belle. Elle a un corps musclé et fin. Est-ce que tu prends du plaisir à la regarder ?

– Ses rideaux ne sont pas souvent ouverts. Je n’arrive pas à déterminer si c’est une gymnaste, une danseuse ou une prof de yoga.

– Tu l’as vue ?

– Oui. Elle est souple. Très souple.

Lisa Carol reprit son observatio­n. Cette fois plus longue.

– Est-ce que Mlle Souplesse a des visiteurs ? Tu l’as déjà vu avec quelqu’un ?

– Non jamais. Mais comme je te le disais, les rideaux sont rarement ouverts.

– Pas de cris, de gémissemen­ts ? Peut-être des halètement­s ?

– Lisa Carol…

Ken prononçait son prénom en feignant de la réprimande­r mais il avait du mal à retenir un éclat de rire.

– Quoi ?

Elle reposa l’appareil photo. Son sourire avait eu raison de semaines de mauvaise humeur causée par son immobilisa­tion forcée. Il ne pouvait pas résister. Il lui sourit.

– Tu es pleine de surprises !

– Tant mieux ! Je comprends que ce soit terrible pour toi d’être bloqué dans ce fauteuil roulant et avec ce plâtre. J’ai envie de t’apporter un peu de gaité.

– Pas de sarcasme ?

– Non, vraiment aucun.

– Alors tu pourrais rester un peu avec moi. Je pense qu’on pourrait s’amuser.

Elle leva un sourcil.

– Mais je dois aller bosser. Tu te souviens ? De 9h à 17h. Dans l’immobilier… Je ne suis pas payée à ne rien faire. Si je ne vends rien, je ne touche rien.

La jeune femme disparut dans la cuisine. Ken entendit bientôt les oeufs brouillés cuire dans la poêle et le bacon chanter. Il entendit Lisa Carol fredonner une chanson en préparant le repas. Elle revint avec le tout sur un plateau afin que Ken puisse manger facilement dans son fauteuil.

– Toujours à regarder Mlle Souplesse ?

– Oui. Merci pour le petit déjeuner. C’est l’apogée de ma journée.

– Qu’est ce qui est l’apogée de ta journée ? Le petit déjeuner ou Mlle Souplesse ?

Ken gardait le silence.

– Eloquent.

Alors qu’il mangeait, Lisa Carol reprit son observatio­n et poussa un cri de douleur par procuratio­n

– Elle fait un plié puis une pirouette ! On dirait une danseuse de ballet. Whaou. Elle est vraiment hyper souple.

En entendant le commentair­e de Lisa Carol, Ken faillit lâcher sa fourchette :

– Elle a un petit corps bien ferme. Pas du tout de gras sur les cuisses. Que du muscle. Les bras musclés. Un cou fin. J’adore sa coupe et sa couleur de cheveux. Un joli blond cendré. C’est très à la mode.

Et la voilà qui se met à faire des positions de yoga. Chien tête en bas. Mamma mia ! Demi-lune. Posture du corbeau. Elle est forte. Peut-être qu’elle est prof de yoga en fin de compte. Aïe, ça me fait presque mal de la regarder.

Lisa Carol se tut.

– Elle peut poser sa jambe à la verticale sur le mur, lui dit Ken. J’ai rarement rencontré des filles pourtant sportives qui pouvaient se contorsion­ner de la sorte. Beaucoup pouvaient faire le grand écart mais peu étaient aussi souples.

– Même pas moi ? demanda Lisa Carol pour le titiller.

– Tu as d’autres qualités. Crois-moi, tu sais t’ouvrir au bon moment et au bon endroit.

Elle lui donna une petite tape sur l’épaule.

– J’ai bossé dur pour ça aussi.

– Peut-être que tu aurais besoin d’un peu plus d’entraîneme­nt dans ce domaine aussi ? lui lança-t-il en retour.

Les mains sur les hanches, elle lui répondit :

– Et avec qui est ce que je pourrais m’entraîner ? Tu es en fauteuil roulant.

– Oh mais je peux toujours faire des choses.

Ils rirent. Elle s’approcha de lui en déboutonna­nt le premier bouton de sa blouse :

– Ah oui ? Il va falloir que tu me montres.

Il se cambra sur son fauteuil pour l’embrasser mais elle se déroba à son baiser, le titillant toujours.

Ken reprit son observatio­n de Mlle Souplesse avec son objectif.

– Alors ? Une conclusion : ballerine ou prof de yoga ?

– Je n’arrive pas à me décider. Et Mme Coeur Solitaire ? Elle est toujours endormie ?

– Toujours sur son lit. On dirait bien que oui.

– Je me demande ce qui l’a mise dans cet état ? dit Lisa Carol.

– Plusieurs shots cul sec. Elle n’est pas très grande ni très grosse, elle doit vite être assommée.

– Ce que je me demandais ce n’est pas ce qu’elle avait bu mais pourquoi elle a bu ? Quelque chose a dû la contrarier et lui donner envie de boire.

La montre connectée de Lisa Carol se mit à vibrer. – Quoi ? Déjà ! J’ai un rendez-vous dans le centre dans 1h. Je reviendrai ce soir. Je ferai un peu de ménage et je te préparerai un petit dîner. Tiens-moi au courant pour les voisines. Ce soir, on essaiera de savoir ce qui a poussé Mme Coeur Solitaire à se mettre dans cet état. Elle embrassa Ken sur la joue et sortit. Très rapidement, Ken s’endormit, rassasié par ce petit déjeuner et fatigué par une nuit sans sommeil. Lorsqu’il ouvrit les yeux à nouveau, il était 16h.

L’appartemen­t de Mme Coeur Solitaire était plongé dans le noir. Les volets et les rideaux empêchaien­t de voir quoique ce soit. Quelques étages plus haut, chez Mlle Souplesse, les rideaux étaient également tirés. La vieille dame caressait son chat sur le rebord de sa fenêtre. Du jazz s’échappait par la fenêtre de l’autre appartemen­t. Pour Ken, du jazz et une après-midi ensoleillé­e étaient antinomiqu­es. Il ferma donc sa fenêtre pour ne plus entendre la musique.

La suite au prochain numéro !

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