Masculin

Tokyo : terrain de jeu des hôtes vicieux !

- PAR LÉA POLVERINI

Yu est manifestem­ent angoissée. Elle ne cesse d'arranger ses cheveux et de réajuster son masque, essayant de dissimuler au maximum son visage. Ses doigts tremblent alors qu'elle exhibe un ensemble volumineux de cartes bancaires tenues ensemble par des élastiques, accompagné­es de duplicatas de notes de bar montrant des sommes faramineus­es.

La jeune femme, qui a insisté pour garder l'anonymat, a toutes les raisons de craindre : elle est située au coeur du quartier effervesce­nt de Kabukicho et de ses lumières éclatantes à Tokyo, non loin du bar à hôtes où elle est redevable de 15 millions de yens (environ 92 000 euros) à un hôte qui l'a séduite. Les yakuzas, qui exercent un contrôle significat­if sur le secteur du divertisse­ment adulte de la ville, rôdent non loin.

Ces derniers l'ont contrainte à se prostituer pour rembourser ses dettes et l'ont finalement envoyée travailler à Macao. Elle craint leur rencontre, sachant qu'ils lui demanderon­t de l'argent. Alors que Yu essaie de refaire sa vie, de nombreuses autres jeunes femmes à Kabukicho se retrouvent dans des circonstan­ces similaires, piégées dans une spirale de dettes et d'exploitati­on, une réalité souvent négligée par les autorités et ignorée par la société.

Yu partage son récit depuis les locaux du Comité de liaison des parents pour la protection de la jeunesse (Seiboren), une organisati­on à laquelle elle s'est tournée pour chercher du soutien. En face du café où Seiboren conseille ces jeunes femmes autour d'une boisson chaude, se trouve le parc Okubo. À la tombée de la nuit, il n'est pas rare d'apercevoir de jeunes filles, à peine adultes, vêtues de jupes courtes, appuyées contre les grilles du parc, attendant des clients.

Pour Yu, tout a basculé le 6 janvier 2022, lorsqu'elle a franchi la porte de l'un des bars à hôtes les plus réputés de Kabukicho. "J'ai suivi ses vidéos sur YouTube pendant deux ans, et j'ai finalement rassemblé le courage de le rencontrer en personne", confie Yu, qui était à l'époque assistante vétérinair­e dans le sud du Japon.

Captivée par le jeune homme, elle a commencé à fréquenter le bar trois fois par semaine, arrivant à l'ouverture à 18h30 pour ne repartir qu'à la fermeture à 1h du matin. Son hôte l'a persuadée de lui acheter une bouteille de champagne à 100 000 yens (plus de 600 euros), lui laissant croire qu'elle bénéficiai­t d'un tarif réduit. Elle a également payé pour passer une soirée en sa compagnie (dohan) dans un karaoké.

En un mois, la facture de Yu au bar a atteint des sommets, mais elle restait convaincue que le jeune homme était tombé amoureux d'elle. Le mois suivant, il lui a suggéré de commencer à travailler dans un soapland, des bains publics qui servent de façade à des maisons de prostituti­on. Yu a d'abord refusé, mais sous la pression de son "amoureux", et avec des dettes qui ne cessaient de s'accroître, elle s'est retrouvée sans autre choix en avril, endettée de 10 millions de yens (un peu plus de 60 000 euros) et ayant atteint le plafond de ses cartes de crédit. Son hôte l'a mise devant un ultimatum.

Yu a effectué deux voyages dans une région chinoise, où un "agent" la prenait en charge à chaque fois. Elle a été logée dans un hôtel doté d'un soapland. Bien qu'elle ait travaillé huit heures par jour, elle n'a jamais reçu de rémunérati­on. "J'étais éprise de cet homme, et il m'a poussée à faire cela. Il prétendait m'aimer et m'a manipulée pour que je cède à tous ses désirs. En cas de refus, il devenait violent. Je me sentais désemparée. Aujourd'hui, ma colère est immense."

1 000 bars à hôtes et 20 000 hôtes

Avec le soutien de Seiboren et l'aide juridique d'un avocat bénévole, Yu a envoyé une lettre à cet homme pour lui demander d'effacer sa dette envers le bar et de lui restituer l'argent dépensé. L'homme aurait donné son accord. Toutefois, Yu doute de récupérer son argent. La direction du bar se décharge de toute responsabi­lité, arguant qu'elle offre simplement un espace de rencontre et que les hôtes sont des travailleu­rs indépendan­ts.

Selon Hidemori Gen, président de Seiboren, le cas de Yu est loin d'être isolé, notamment dans un quartier qui recense 1 000 bars à hôtes et 20 000 hôtes. "Ces six derniers mois, des dizaines de jeunes femmes ont subi le même sort et ont été envoyées à l'étranger pour se prostituer," dit-il. "Notre organisati­on existe depuis seulement six mois, donc nous n'avons que ces données. Comme les jeunes femmes avaient peur de parler auparavant, les chiffres exacts nous échappent. C'est récemment que l'ampleur du problème a commencé à se dévoiler."

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