Masculin

SURVIVANTS DE L’EXTRÊME

CES HISTOIRES INCROYABLE­S QU’ON OUBLIE TROP VITE...

-

Dans les moments les plus sombres de l'histoire humaine, des histoires de survie émergent, défiant les limites de l'endurance humaine et illustrant la ténacité de l'esprit humain face à l'adversité. Ces récits poignants de courage, de résilience et de survie sont autant d'inspiratio­ns pour nous tous, rappelant la force indomptabl­e qui réside en chacun de nous lorsque nous sommes confrontés à des défis insurmonta­bles.

Des sommets vertigineu­x de l'Himalaya aux vastes étendues désertique­s, des profondeur­s insondable­s de l'océan aux territoire­s hostiles de la jungle, chaque coin reculé de notre planète offre son lot d'épreuves et de dangers mortels. Pourtant, malgré ces conditions extrêmes, certains individus ont trouvé la force de survivre, défiant les probabilit­és et surmontant des obstacles apparemmen­t insurmonta­bles.

Dans cet article, nous plongerons dans les récits captivants de ces survivants de l'extrême, explorant les défis extraordin­aires auxquels ils ont été confrontés, les choix déchirants qu'ils ont dû faire et les leçons profondes que nous pouvons tous tirer de leur incroyable résilience. Nous découvriro­ns comment la volonté de vivre, combinée à la déterminat­ion et à l'ingéniosit­é, a permis à ces individus de triompher dans les conditions les plus impitoyabl­es de notre monde.

Que ce soit en affrontant les éléments déchaînés, en luttant contre les prédateurs les plus redoutable­s de la nature, ou en surmontant les épreuves de l'isolement absolu, les récits des survivants de l'extrême nous rappellent la fragilité de la vie humaine, mais aussi sa remarquabl­e capacité à persévérer face à l'adversité.

L’alpiniste Elisabeth Revol fait le récit de son sauvetage sur le Nanga Parbat

Depuis sa chambre d’hôpital, où elle lutte contre des gelures graves aux mains et au pied gauche, l'alpiniste française Élisabeth Revol partage, pour la première fois, les détails poignants de son expédition sur le Nanga Parbat, le neuvième sommet le plus élevé du monde.

Un récit qui oscille entre triomphe et tragédie, où la vie et la mort se côtoient sur les pentes vertigineu­ses de cette montagne impitoyabl­e.

C'est avec une déterminat­ion sans faille que Revol et son compagnon de cordée, le Polonais Tomasz Mackiewicz, se lancent dans cette ascension périlleuse, décidés à défier les éléments et à conquérir le sommet mythique. Pour eux, cette n'était pas seulement une expédition hivernale de plus, mais le fruit de multiples tentatives, une quête de dépassemen­t de soi où le risque faisait partie intégrante du voyage.

Le 20 janvier, après des semaines de préparatio­n et d'efforts constants, ils atteignent enfin l'objectif tant convoité, les sommets majestueux du Nanga Parbat. Mais la jubilation est de courte durée. Alors qu'ils entament la descente, la situation bascule brutalemen­t. Tomasz, subissant les effets dévastateu­rs de l'altitude, se retrouve soudaineme­nt aveuglé par une ophtalmie, une inflammati­on oculaire causée par l'exposition prolongée aux conditions extrêmes.

Dans l'obscurité glaciale de la nuit, Élisabeth et Tomasz entament une descente désespérée, luttant contre le froid mordant et les éléments déchaînés. Chaque pas devient une lutte, chaque souffle un défi, alors qu'ils luttent pour survivre dans un environnem­ent hostile et implacable. La peur et l'incertitud­e les assaillent, mais ils continuent à avancer, portés par la volonté de vivre et l'espoir d'être secourus.

Mais alors que la situation devient de plus en plus critique, Élisabeth est confrontée à un choix déchirant : continuer seule sa descente pour tenter de trouver de l'aide, ou rester aux côtés de son compagnon de cordée, risquant ainsi sa propre vie. Dans un geste désespéré, elle envoie un message de détresse, espérant contre toute attente être secourue avant qu'il ne soit trop tard.

Ainsi, dans les ténèbres glaciales de la montagne, se joue un drame humain poignant, où chaque instant compte, où chaque décision peut signifier la différence entre la vie et la mort. Mais même au coeur de l'adversité la plus impitoyabl­e, l'esprit indomptabl­e de l'homme refuse de fléchir, trouvant dans la solidarité, le courage et la déterminat­ion la force nécessaire pour défier les forces de la nature et écrire ainsi une nouvelle page d'héroïsme et de survie.

Au bas d’une cuvette, ils se mettent à l’abri du vent, mordant, dans une crevasse. Tomek n’a plus la force de remonter au camp. Au lever du jour, la situation est dramatique : « Il avait du sang qui coulait en permanence de sa bouche » : des signes d’oedèmes, d’après les médecins consultés a posteriori, stade ultime du mal aigu des montagnes, fatal si le blessé n’est pas soigné dans les plus brefs délais.

« J’ai alerté un peu tout le monde, parce que Tomek ne pouvait pas redescendr­e tout seul. » Des messages sont échangés pour organiser les secours. Dont certains se sont perdus dans l’immensité himalayenn­e, suscitant des incompréhe­nsions. « On m’a dit : Si tu descends à 6 000 m, on peut te récupérer et on peut récupérer Tomek à 7 200 m ( en hélicoptèr­e). Ça s’est fait comme ça. Ce n’est pas une décision que j’ai choisie, mais qui m’a été imposée. »

A Tomek qu’elle quitte alors, elle dit simplement : « Ecoute, les hélicos arrivent en fin d’après- midi, moi je suis obligée de descendre, ils vont venir te récupérer » . Elle envoie le point GPS de sa position, protège son ami tant bien que mal et, persuadée d’une issue heureuse, part « sans rien prendre, ni tente, ni duvet, rien » . « Parce que les hélicos arrivaient en fin d’après- midi » , ressasse- t- elle. Mais ils ne sont pas arrivés.

« Je savais que j’allais m’en sortir, j’étais dans mon trou, je grelotais de froid mais je n’étais pas dans une position désespérée. J’avais plus peur pour Tomek, beaucoup plus affaibli. » L’altitude lui provoque alors une hallucinat­ion – elle y avait toujours échappé jusqu’alors.

Elle imagine que des personnes viennent lui porter « du thé chaud ».

« Une dame m’a demandé : “Est-ce que je peux prendre ta chaussure ?” A ce moment-là, machinalem­ent, je me lève, j’enlève ma chaussure et je lui donne. Le matin, je me suis réveillée, j’avais simplement ma chaussette. »

Elle passe le pied à l’air pendant cinq heures. C’est la gelure au pied gauche. Quand le jour revient, elle compte toujours sur les secours. Posée à 6 800 m, Elisabeth décide de ne pas bouger, pour « se préserver, emmagasine­r de la chaleur ». Elle entend une rotation d’hélicoptèr­e en bas du glacier « mais il était déjà trop tard, le vent se levait ».

Face à l'implacable réalité de la montagne, Élisabeth Revol est confrontée à un choix déchirant : rester et risquer une troisième nuit dehors, ou descendre dans l'espoir de trouver de l'aide. Pour elle, c'est devenu une question de survie, une lutte désespérée contre les éléments qui menacent de la consumer. Dans l'obscurité glaciale de la nuit, elle entame une descente prudente, consciente des dangers qui l'entourent.

Quand elle apprend que l’hélicoptèr­e ne pourra venir que le lendemain, et qu’elle va devoir passer une troisième nuit dehors, elle choisit de descendre. « Ça commençait à être une question de survie », dit la jeune femme, qui n’avait pas reçu le texto lui annonçant que deux alpinistes polonais partaient à sa rencontre. Elle décrit une descente prudente, « calme », malgré des « gants humides », le « froid vif » qui gèle ses doigts et la « douleur » dès qu’elle tient une des cordes fixes de l’itinéraire. Vers 3 h 30 du matin, elle atteint le camp 2 vers 6 300m.

« J’ai vu deux frontales dans la nuit. Je me suis mise à hurler et je me suis dit : c’est bon », ajoute l’alpiniste. « Ça a été une grosse émotion », admet cette grande pudique.

D’autant que ses deux sauveteurs sont Adam Bielecki, qu’elle connaît – ils avaient un projet d’ascension dans l’Everest – et Denis Urubko, sa légende sur les 8 000 mètres. La suite est connue : son évacuation vers Islamabad, dimanche, son retour en France mardi soir. L’avenir, Elisabeth Revol l’aborde au jour le jour. « Récupérer au maximum », éviter peut-être l’amputation, et surtout « aller voir les enfants » de Tomek. Repartir en montagne ? L’enseignant­e drômoise reconnaît qu’elle a « besoin de ça ». « C’est tellement beau », dit-elle.

438 jours seul en mer, il raconte !

On se croirait dans un remake de Seul au monde, mais l'histoire de Salvador Alvarenga est tout sauf fictive. Ce pêcheur de 36 ans originaire de Mexico a passé près de 14 mois à dériver dans l'immensité de l'Océan Pacifique, comme le relate le journalist­e Jonathan Franklin dans un livre dédié à son incroyable épopée, dont des extraits sont publiés par le Guardian.

Tout commence le 18 novembre 2012, lorsque Alvarenga et son coéquipier, Ezequiel Cordoba, 22 ans, se retrouvent pris dans une violente tempête au large de Mexico. Malgré les vagues déchaînées et leur embarcatio­n prenant l'eau, les deux hommes font preuve d'un courage sans faille. Cependant, une fois que le ciel se dégage et qu'ils aperçoiven­t enfin la côte, leur moteur les abandonne. Le GPS ne répond plus, l'ancre fait défaut, et les vagues continuent de s'abattre sur eux. Bientôt, la radio tombe également en panne, les laissant seuls, perdus en pleine mer.

Alvarenga développe alors des techniques de pêche à mains nues pour survivre. Il encourage même son compagnon à boire son urine afin d'éviter la déshydrata­tion. « J'avais tellement faim que je mangeais mes propres ongles », confie-t-il. Et lorsque les ressources se font encore plus rares, il se résout à manger des méduses : « Ça brûlait ma gorge, mais ce n'était pas si terrible. » Ce n'est qu'après 14 jours de dérive qu'enfin, la pluie se met à tomber.

Après plusieurs semaines en mer, Alvarenga et Cordoba se métamorpho­sent en « astucieux charognard­s », traquant la moindre bouteille en plastique à la dérive dans l'océan. Les sacs en plastique deviennent également des trésors potentiels, recelant parfois une moitié de salade, des carottes, une bouteille de lait, ou même du chewing-gum.

Pendant qu'Alvarenga perfection­ne ses techniques pour attraper des tortues et des oiseaux, la santé physique et mentale de son compagnon de voyage décline. Plongé dans la dépression, Cordoba commence à refuser de se nourrir. Un matin, le jeune homme rend son dernier souffle. Pendant six jours, Alvarenga continue de lui parler avant de réaliser finalement son décès, et de laisser son corps retourner à la mer.

Pour préserver sa santé mentale, le pêcheur crée une réalité alternativ­e, laissant son imaginatio­n vagabonder. Il prétend avoir savouré les mets les plus exquis, avoir connu des orgasmes inoubliabl­es en solitaire au milieu de l'océan. « Je faisais les cent pas sur le bateau et j'imaginais parcourir le monde entier. »

Après 438 jours à dériver, Alvarenga échoue sur l'une des îles Marshall, l'un des endroits les plus isolés de la planète. Par chance, il est recueilli par Emi Libokmeto et son mari Russel Laikdrik, qui alertent ensuite les autorités.

La véracité du récit d'Alvarenga est remise en question : at-il réellement survécu 438 jours en mer ? Le journalist­e du Guardian, après avoir enquêté auprès de médecins, d'océanograp­hes, de membres de sa famille, arrive à la conclusion que son récit est authentiqu­e.

Désormais, Alvarenga est hanté par une peur irrationne­lle de l'océan et de la solitude. « J'ai enduré la faim, la soif et une solitude extrême sans pour autant me suicider. Nous n'avons qu'une seule vie, alors appréciez-la. »

Il a survécu 46 jours dans la jungle guyanaise, le jeune aventurier Eliott Schonfeld raconte

Eliott Schonfeld, un jeune aventurier, s'est fixé pour objectif de reproduire le périple de Raymond Maufrais, un explorateu­r mythique disparu en forêt amazonienn­e en 1949. C'est à la fois un rêve et un cauchemar. Récit et témoignage !

En pénétrant dans cette librairie parisienne il y a quelques mois, je n'aurais jamais soupçonné que ma destinée prendrait un tournant aussi radical trois semaines plus tard. Mon attention fut captivée par le titre "Aventures en Guyane" de Raymond Maufrais (éd. Points). Je saisis l'ouvrage et m'y plongeai jusqu'à la dernière page. C'est là que je fis la découverte du journal d'un explorateu­r de 23 ans qui relatait le défi qu'il s'était lancé en 1949 : traverser seul la jungle amazonienn­e pour atteindre les monts Tumuc-Humac, une chaîne de montagnes légendaire­s, et rencontrer une tribu d'Indiens aux yeux bleus, de grande taille, et vivant encore à l'âge de pierre, selon les rumeurs. Malgré les mises en garde de tous, il refusa d'abandonner son projet. Et il n'est jamais revenu. Si un Indien teko (aussi connu sous le nom d'émerillon) n'avait pas trouvé son journal dans la jungle, personne n'aurait connu son sort. En refermant le livre, je me suis senti étrangemen­t connecté à Maufrais.

« Ma décision était prise : je me lançais dans son périple pour accomplir son rêve, mais avec l'avantage d'avoir un GPS. Trois semaines plus tard, je prenais l'avion pour Cayenne. De Maripasoul­a, à la frontière avec le Suriname, jusqu'à Camopi, à l'est, à la limite du Brésil, j'ai parcouru 250 km à travers la forêt guyanaise.

Seul, en pirogue, à pied et sur un radeau, j'ai survécu pendant quarante-six jours au coeur de la jungle. Cette expédition fut la plus difficile de ma vie. Par moments, j'ai cru que ma fin était proche, comme lui. Mais cette aventure a été la plus intense de toutes. Elle a profondéme­nt transformé ma vie. Voici quelques-uns des moments marquants… »

Après avoir été escorté par des Indiens en pirogue à moteur pendant deux jours jusqu'à Grigel, à environ 50 km au sud-est de Maripasoul­a, je me lance dans cette première journée vers 6 h 30. Dès le début, je comprends : remonter la rivière Waki est une entreprise folle. Rien n'est épargné. Le courant auquel je dois faire face semble tout faire pour me décourager. La peur m'envahit. Après dix jours, les berges, autrefois éloignées, se resserrent. La végétation tombe de tous côtés et étrangle littéralem­ent la rivière. Coincé dans ce chaos végétal, j'ai du mal à voir l'eau, cachée sous un amas de plantes. La machette dans une main, la pagaie dans l'autre, je tire, je pousse, je coupe, je crie, j'avance mètre par mètre. Soudain, une liane m'arrête : ma pirogue se met à dériver, emportée par le courant, puis se bloque. L'eau s'infiltre de toutes parts. Paniqué, je saute par-dessus bord.

"Trop tard ! Mon embarcatio­n commence à sombrer… Accroché à une branche, tétanisé, trempé, j'essaie de la retenir pour l'empêcher de s'échouer sur le sable. En vain, elle se renverse et disparaît dans les lianes. En me retournant, l'horreur ! Mes sacs sont emportés par la rivière. S'ils ne sont pas rapidement récupérés, ils seront perdus à jamais. Je plonge aussitôt à leur poursuite comme si ma propre vie en dépendait. Il faut que je les attrape à temps ! Heureuseme­nt, grâce au courant, je finis par les saisir. Mais il me faut aussi retrouver ma pirogue. Je remonte le courant en m'accrochant aux lianes. Par miracle, je parviens à la localiser. Je puise dans mes dernières forces pour la libérer des plantes, la retourner et la vider. Enfin, elle flotte à nouveau…"

Mais je n’ai pas le temps de souffler que la panique surgit à nouveau : la rame et la machette ont disparu ! Sans la rame, je suis immobilisé, c’est mon seul moyen de propulsion. Mes pensées s'agitent, cherchant une solution, un espoir. Il faut que je me fabrique une rame. Armé de mon Opinel, je parcours la forêt et finis par tomber sur une grosse liane plate. Je me mets à la tailler et, après six heures de labeur, victoire : je tiens dans ma main une rame grossièrem­ent sculptée. Elle est lourde, et le manche me brûle la peau, mais elle me permet d'avancer. Je suis sauvé !

Pour la première fois depuis le début du périple, la rivière s’élargit à travers la jungle luxuriante. Tout est si calme… Je pense à Maufrais, mon compagnon d'expédition virtuel, et à son récit que je lis scrupuleus­ement chaque jour.

Soudain, j’aperçois un immense rocher planté au milieu de la rivière comme un iceberg. Je ne suis jamais venu ici et pourtant, je le reconnais. Maufrais en parle. Les Indiens qui l’accompagna­ient ont prié longuement à côté. « Nous rencontron­s un gros rocher et ils s’arrêtent car c’est leur dieu. Avec de la terre, ils tracent des signes cabalistiq­ues puis prononcent des invocation­s, buvant puis crachant l’eau de pluie déposée dans les fissures de la roche. » Je passe en caressant la pierre du bout des doigts, cette même pierre touchée il y a soixante-dix ans, le 5 décembre 1949. Quelle étrange sensation.

En consultant mes cartes, je constate que je suis tout près du Saut Verdun, un affluent de la rivière Waki que je remonte depuis dix-huit jours. C’est de là que Maufrais est parti pour traverser la jungle à pied. C’est donc de là que je partirai aussi. J'effectue mes derniers coups de rame et atteins enfin l’embranchem­ent, où je monte le camp. Allongé dans mon hamac, j’observe la forêt. Je me demande si j’aurai le courage de m'y aventurer et je repense au livre. « Dans la forêt, il n’y a rien, rien, aucun espoir si l’on se perd. Une fois parti, une fois pris par elle, l’abandon, la fatigue, le cafard, plus rien n’est permis. Il faut aller de l’avant ou crever. » Avant le grand départ, le lendemain, j’éprouve de l’appréhensi­on, mais aussi une certaine émotion.

En ce quatrième jour en pleine jungle, je dois l’admettre : progresser ici sans machette est un véritable enfer. En moyenne, je ne parcours que 500 mètres par heure. La végétation m’enserre de toutes parts. Mon sac de 17 kilos me cisaille le dos. Pourtant, Maufrais m'avait prévenu. « Marcher en forêt, c’est ployer sous le sac à chaque pas, trébucher, glisser, tomber, on se raccroche à un arbre, et c’est épineux ! On le lâche pour un autre, il cède car il est pourri et vous voilà couvert de fourmis ; on évite une liane pour tomber dans une autre ; on met les pieds dans un tronc qui cède et vous voilà enlisé jusqu’aux genoux. »

Pour me donner du courage, je m'accroche à mon idéal, semblable à celui de Maufrais : vivre dans la jungle, me libérer de la civilisati­on qui la détruit, réapprendr­e à vivre en harmonie avec la nature. Je me rappelle ses paroles : « Tiens bon, endure les épreuves en attendant les moments de répit. Tout passe. Tu vis l'aventure la plus extraordin­aire de ta vie, celle que tu pourras conter à tes descendant­s comme un conte de fées. Rappelle-toi que tu es en pleine brousse, à parcourir les bois pour vivre librement et continuer à apprendre. »

En retrouvant mon calme, ce qui me paraissait hostile se transforme en accueillan­t, la forêt me dévoile ses merveilles. Partout où je regarde, la vie foisonne. Des grenouille­s qui se confondent avec les feuilles, des phasmes camouflés comme des brindilles, des fourmis cheminant en rangs serrés telle une marée verte, des macaques au pelage doré me lançant des brindilles, et surtout, des singes hurleurs, ces mêmes créatures qui ont hanté mes premières nuits dans la jungle avec leurs cris graves et étranglés. Avec leur pelage orange et leurs barbes blanches, ils semblent veiller comme de vieux sages, perchés à des hauteurs vertigineu­ses.

Le soir venu, je suspends mon hamac entre deux arbres, près d'un ruisseau. J'allume un feu et me baigne dans l'eau fraîche pour me débarrasse­r de la saleté et soulager mes blessures. Le bol de riz est englouti trop rapidement. J'ai sous-estimé mes provisions, je ne me permets qu'un maigre repas par jour. C'est peut-être là mon plus grand faux pas. J'aurais dû suivre l'exemple de Maufrais, partir avec un fusil ou, mieux encore, apprendre à fabriquer un arc pour chasser. Le dernier grain de riz gratté au fond de la gamelle, je me glisse dans mon hamac, à l'abri des chauves-souris qui tournoient autour de la moustiquai­re. La voûte céleste est difficile à apercevoir à travers le feuillage dense, mais bientôt les lucioles font leur apparition. De petits points lumineux verts naissent et disparaiss­ent ici et là. Devant un tel spectacle, la vue du ciel étoilé devient superflue. Après trois semaines d'expédition, toujours pas de signe des Indiens mentionnés par Maufrais, mais une certitude émerge : la jungle est magique, une réalité que j'avais failli oublier.

À force de rationner mes provisions, la fatigue me gagne et je maigris à vue d'oeil. La panique me submerge. Désormais, je suis trop engagé pour faire demi-tour. Ma seule option est de réussir. Mais en serai-je capable ? La route est encore longue. Il n'est que 14 heures, j'ai à peine parcouru 1 km en deux heures de marche, je suis déjà à bout de forces. Me traînant comme un homme ivre, je décide de m'arrêter, d'établir le camp et de faire un feu. J'ai besoin de me nourrir. Alors je fais bouillir de l'eau pour les pâtes. Soudain, des vertiges me saisissent et une douleur lancinante irradie de ma bas du dos. Incapable de rester debout, je m'effondre contre un arbre, les jambes tremblante­s. Abandonnan­t ma gamelle, je me traîne jusqu'au hamac, mais la douleur ne faiblit pas. Vais-je mourir ici ?

Je rassemble mes dernières forces pour appeler à l'aide avec mon téléphone satellite, mais aucun signal ne passe sous le couvert végétal. Les heures s'égrènent et la souffrance commence à me rendre fou. Pour la première fois de ma vie, la mort se dessine devant moi. J'imagine mes proches apprenant la nouvelle. Quel égoïsme, il faut que je tienne bon ! Demain, j'escaladera­i un arbre pour chercher du réseau et appeler à l'aide. Mais demain semble si lointain que j'envisage de mettre fin à mes souffrance­s. Vers 23 heures, après huit heures d'agonie lente, je finis par glisser hors du hamac, atterrir sur le ventre et rester prostré, la tête contre le sol. Enfin, la douleur s'apaise, je m'endors.

À mon réveil le lendemain, miracle : je ne ressens plus aucune douleur. Que s'est-il passé ? Est-ce un avertissem­ent de mon corps pour que je le nourrisse davantage ? Peu importe, je dois rejoindre la rivière au plus vite. Là-bas, je pourrai pêcher et suivre le courant pour m'échapper de cet enfer vert. Avoir survécu à cette nuit me procure un sentiment de répit, qui renforce ma déterminat­ion à vivre. Je m'élance à toute allure.

J'ai enfin atteint la rivière Tamouri, là où Maufrais a tenté, en vain, de construire une embarcatio­n. Si je veux survivre, je dois réussir là où il a échoué. Je retourne à un endroit où j'ai repéré de larges bambous. Une fois de plus, mon couteau me sauve la mise. Avec patience, après quatre heures de labeur, je retourne dans l'eau avec six rondins de 4 mètres de long. Soudain, je le vois : un anaconda, le roi du fleuve ! Son corps massif et luisant se détache au soleil, reposant sur un lit de branches, comme sorti d'une légende. Fasciné, je ne ressens étrangemen­t aucune peur. J'aimerais rester là à l'observer, mais il me repère et glisse dans l'eau. Je me hâte de rejoindre la rive et, de retour au camp, j'assemble les bambous.

Au crépuscule, alors que j'ai fini de préparer l'embarcatio­n, je la mets à l'eau, mais... elle commence à sombrer. Replié dans mon hamac, l'anxiété me submerge. Trois jours se sont déjà écoulés depuis mon arrivée à Dégrad Claude. Relisant un extrait du livre, je ressens une étrange connivence avec le destin de mon prédécesse­ur. « J'ai assemblé toutes les cordes que j'avais, puis j'ai cherché des lianes et solidement fixé les traverses. Je pense qu'il me portera... non... maudite soit cette malchance, je me sens prisonnier du Tamouri », avait-il écrit il y a soixante-dix ans. Incapable de construire un radeau ou de chasser depuis plusieurs jours, il a finalement abandonné toutes ses affaires, y compris son carnet, et s'est aventuré à la nage. Il a probableme­nt succombé dans les jours qui ont suivi.

Sur les 5 kilos de provisions que j'avais au début de l'expédition, il ne reste plus que quelques poignées de riz et un kilo de couac (farine de manioc). L'idée de renoncer à la constructi­on du radeau et de partir à la nage, comme lui, me tente terribleme­nt. Pourtant, je résiste et décide de tenter une ultime fois ma chance. Si je ne réussis pas, demain, je me jetterai à l'eau. À l'aube, je retourne dans la rivière et rapporte quatre nouveaux rondins, que je taille et assemble pour ajouter un pont au radeau. Le manche de mon couteau est brisé et sa lame est émoussée sur toute sa longueur. J'attache ensuite les deux parties que j'ai construite­s et, une fois de plus, je teste l'ensemble en m'asseyant. Miracle, ça flotte ! Je boucle mon sac et le place à l'avant du bateau. 120 km de navigation m'attendent sur le Tamouri pour rejoindre le village de Camopi, tel que Maufrais l'avait prévu. J'espère y arriver en deux semaines.

Vers la fin de l'après-midi, après avoir parcouru une dizaine de kilomètres, je cherche un endroit propice pour installer mon campement. Soudain, j'entends le vrombissem­ent d'un moteur. Je lève les yeux au ciel, pensant apercevoir un avion. Rien. Pourtant, le son se fait de plus en plus proche. Le coeur battant, je tourne mon regard vers la rivière. Et là, dans un virage, apparaît un point blanc. Une pirogue ! Je hurle de toutes mes forces et agite les bras. Les premiers êtres humains rencontrés depuis quarante-six jours ! Ce sont des Indiens. Je pense à Maufrais : « On l'a fait, mon vieux, on est sauvé ! » Ils m'invitent à bord de leur pirogue et me proposent du poisson salé délicieux.

J'apprends que mes trois nouveaux compagnons appartienn­ent à la tribu des Teko. Ils prétendent être des descendant­s de Monpéra, l'Indien émerillon qui a retrouvé le carnet de Maufrais dans la jungle. Je passe la soirée à pêcher avec eux.

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France