Cette école sort les filles de la pauvreté
Fondée en 2006 par la journaliste Tina Kieffer, l’association Toutes à l’école scolarise des fillettes cambodgiennes parmi les plus démunies. Nous avons passé une semaine avec elles.
Comme tous les lundis matin à 6 heures, Raksa, 10 ans, attrape son chemisier en vichy rose et sa jupe bleu marine pour revêtir son uniforme d’écolière. Dehors, son papa l’attend pour l’emmener en scooter à Happy Chandara, l’école située à deux kilo- mètres de là. En quittant sa maison, composée d’une seule pièce sans porte ni fenêtre, Raksa sourit à ses petites soeurs qui la regardent avec envie. Elle sait qu’elle a beaucoup de chance d’être scolarisée dans cette école, en périphérie de Phnom Penh, la capitale du Cambodge. Son père, travailleur agricole journalier, et sa mère, femme au foyer, ne savent ni lire, ni écrire. « À la maison, c’est elle qui lit notre courrier ! », explique la maman, en nattant les longs cheveux de sa fille. Ils sont très heureux que leur fille bénéficie d’un enseignement de qualité entièrement gratuit. Car ici, dans ce pays parmi les plus pauvres d’Asie, de nombreux parents n’ont d’autres choix que de faire travailler leurs enfants. Et quand ils ont la possibilité d’en envoyer un à l’école, ils y envoient leur fils ; ce sont les garçons qui composent jusqu’à 80 % des classes de l’école publique. À 7 heures, Raksa franchit les grilles de l’école. En courant, elle rejoint ses camarades. « Depuis 2006, l’école accueille chaque année une nouvelle promotion de 100 petites filles de 6 ans qui entrent au CP, explique Tina Kieffer, la fondatrice de l’association. Celles qui ont inauguré l’école sont aujourd’hui en classe de première et préparent un diplôme équivalent à notre baccalauréat, qu’elles espèrent décrocher l’année prochaine ! » Pour scolariser les fillettes, une équipe d’assistants sociaux va à la rencontre des familles qui leur ont été signalées et reçoivent tous les parents qui ont fait une demande.
Les familles avec un revenu mensuel inférieur à 100 dollars (environ 90 €) sont prioritaires. « Aux plus démunis, nous distribuons plusieurs fois par an un panier alimentaire, cela permet de compenser le fait que leur fille ne travaille pas », ajoute Tina Kieffer, qui vit une partie de l’année au Cambodge. Une scolarité gratuite de la primaire au lycée La cloche retentit : c’est l’heure du lever de drapeau qui marque le début de la matinée. En quelques secondes, les 600 élèves du primaire se rangent et entonnent l’hymne national. La même scène se déroule dans la cour des trois autres bâtiments de Happy Chandara : le collège, ouvert en 2013, accueille 300 élèves ; le lycée, inauguré en 2015, regroupe 196 jeunes filles ; enfin le centre de formation aux métiers de la coiffure, qui a vu le jour en 2013 grâce à la Fondation L’Oréal, pour apprendre un métier à celles qui ont besoin de travailler rapidement. Le CAP qu’il délivre chaque année est très prisé par les salons de la capitale. Une fois le cérémonial fini, les écolières se dirigent vers leur classe. « Elles y suivent le programme national khmer (maths, cambodgien…), complété par des cours d’anglais, de français et d’informatique », précise Sereivouth Tieng, directrice de Happy Chandara. Des cours de valeurs et d’ouverture sur le monde leur font aussi découvrir le combat de femmes d’exception, comme Malala Yousafzai, la jeune Pakistanaise prix Nobel de la Paix, ou Aung San Suu Kyi, l’opposante birmane longtemps emprisonnée et aujourd’hui dirigeante de son pays. À 11 h 30, la cloche annonce la pause déjeuner. Les repas sont fournis gratuitement par l’école. Certaines élèves en profitent pour réviser leurs leçons. « Elles sont très studieuses et travaillent énormément, remarque Shauna, 24 ans, professeur des écoles. Elles sont attentives et concentrées, et ne bavardent presque jamais. Si jeunes, elles réalisent déjà la chance qui leur est donnée. » Alors que la pause touche à sa fin, un taxi franchit le portail de l’école. Leïla et Guillaume, un couple de Français arrivent de Phnom Penh pour rencontrer la jeune fille qu’ils parrainent depuis dix ans. « Dès son entrée à l’école, nous avons participé aux frais de scolarité de Koy Srey Srars, qui a désormais 16 ans », explique Guillaume. « Trois fois par an, nous recevons de ses nouvelles ainsi que son bulletin scolaire, ajoute Leïla son épouse. Nous y répondons à chaque fois ! Je suis impatiente de la rencontrer… » Pour les accueillir, Mimi, alias Michèle, 76 ans, coordonnatrice de l’association, leur fait visiter les lieux : « Toutes à l’école est financé en partie par des parrains et marraines, et en partie par des entreprises mécènes », précise-t-elle. Des parrains et marraines très investis Lorsque leur filleule sort de son cours d’informatique, ses parrains la reconnaissent immédiatement. Tous les trois s’étreignent chaleureusement. « Cela fait dix ans que nous suivons ses progrès scolaires et qu’elle partage avec nous son quotidien, témoigne Leïla, très touchée. Nos enfants l’appellent leur “soeur de coeur” ! » La jeune fille, qui rêve de travailler dans l’agriculture, fait visiter son lycée, puis, accompagnée de Mimi, emmène ses parrains chez elle, pour rencontrer sa famille. Mak Sampho, sa mère,
les accueille avec émotion : « Je n’ai pas été à l’école, alors je n’ai pas beaucoup de mots pour vous remercier… Grâce à vous, ma fille pourra être instruite, choisir son travail et profiter d’une vie meilleure », confie-t-elle. Une photo souvenir immortalise cette rencontre, dont tous se souviendront longtemps : « Nous t’accueillerons chez nous avec plaisir si tu souhaites faire un stage ou poursuivre tes études en France », annonce Leïla en serrant sa filleule dans les bras. Un centre médical de pointe Alors que Koy Srey Srars retourne étudier, la petite Raksa quitte sa classe pour se rendre au dispensaire installé dans l’école. Aujourd’hui, elle doit se faire vacciner. « Équipé du matériel dernier cri, ce centre médical regroupe un médecin, une infirmière et un dentiste, détaille Mimi. Les soins et les médicaments sont gratuits pour nos élèves. Deux après-midi par semaine, les médecins reçoivent aussi les familles et les habitants des environs. » En complément, des associations de médecins français séjournent à Happy Chandara pour offrir leur expertise : ophtalmologues de l’ONG Pour les Yeux du Monde, gynécologues d’Actions Santé Femmes, mais aussi pédiatres, dermatologues… À 16 h 30, la cloche annonce la fin des cours. En riant, les élèves forment des files dans la cour en fonction de leur moyen de locomotion : celles qui rentrent à pied, celles qui enfourchent la bicyclette offerte par l’école, celles qui rejoignent leurs parents à scooter. La dernière file rassemble celles qui dorment à l’internat. « Depuis 2015, dans un nouveau bâtiment dédié construit près du lycée, une centaine d’élèves sont accueillies, raconte Karine, responsable bénévole à l’internat. En effet, il faut parfois les protéger de parents violents, alcooliques ou trop souvent absents car ils vont chercher du travail loin de chez eux… » Installées dans des chambres de cinq, les pensionnaires de 6 à 18 ans sont dorlotées par une équipe aux petits soins. Dirigé par la bienveillante Madame Phala, une Cambodgienne très investie par sa mission, le personnel veille à ce que chacune mange à sa faim, se lave et fasse ses devoirs dans de bonnes conditions. « Certaines n’y dorment que les soirs de la semaine, d’autres y passent aussi leurs week-ends », indique Karine avant de lire une histoire à quatre fillettes. C’est maintenant l’heure du coucher : elles filent toutes au lit sans rechigner. Et tandis que Raksa s’endort près de ses soeurs, à l’autre bout de la ville Koy Srey Srars révise une dernière fois ses leçons. Comme toutes leurs camarades, elles peuvent rêver de devenir traductrice, professeure, ingénieure ou, pourquoi pas, ministre. Car, désormais, grâce à l’instruction qu’elles reçoivent, leur avenir peut s’écrire en grand !