Maxi

VOTRE ROMAN m DE L’ÉTÉ Tout est sous contrôle

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omble de l’ironie, ce jour-là, j’avais quitté l’appartemen­t pour me rendre à la salle de sport. Aglaé, sept ans et déjà beaucoup plus de bon sens et de maturité que sa mère, me demanda :

— Tu as pensé à prendre tes affaires ?

Je désignai la banquette arrière sur laquelle gisait un sac à dos.

— De l’eau ?

— J’ai ! dis-je en remuant sous son nez une petite bouteille.

Elle réfléchit quelques instants.

— Ta carte d’adhérent ?

Bingo.

— Je l’ai encore laissée sur le frigo, maugréai-je.

Chaque semaine depuis trois mois, je m’astreignai­s à deux séances quotidienn­es de gym en salle pour tenter de lutter contre la tyrannie de la loi de la pesanteur, et torturais de fait mon corps à grands coups d’abdos et de squats en tous genres. — Zut ! Nous sommes quasiment arrivées chez Hugo. Je te dépose d’abord, puis je retournera­i chercher ma carte.

Mon meilleur ami passa la tête par la fenêtre pour m’indiquer qu’il descendait récupérer sa filleule. Je me garai en double file sous les klaxons et la lui confiai.

— Et prends les escaliers pour aller récupérer ta carte, sinon je ne vois pas l’intérêt de faire du sport, conclut Aglaé en calant Jean-Luc, son doudou pelé, sous son bras.

Je levai discrèteme­nt les yeux au ciel tandis que Hugo se retenait de rire. Je les embrassai tous les deux en remontant dans ma Clio.

— Merci encore ! Je passe la récupérer en fin de journée ? — Prends tout ton temps, Natacha avait dans l’idée d’emmener Aglaé voir le dernier Disney. Dépense-toi bien, mais attention au claquage !

— J’ai le sport dans le sang, Hugo, tu plaisantes ?

— Mais une très mauvaise circulatio­n, alors…, conclut-il en me poussant vers la voiture.

En remontant dans mon véhicule, je savourai la chance que j’avais d’être si bien entourée… Par le passé, et pour être plus précise jusqu’à ce que je rencontre Bertrand et tombe enceinte dans la foulée, j’exerçais la profession de photograph­e freelance. Je sillonnais alors, et à longueur d’année, les quatre coins du globe, écumant les plages et les hôtels de luxe autant que les boîtes de nuit. Je m’étais finalement et définitive­ment rangée des voitures sur les conseils insistants de mon mari, lequel estimait qu’une vie profession­nelle aussi instable ne convenait pas à une mère de famille, et arguant qu’il rêvait de subvenir aux besoins de sa petite tribu.

Au volant de ma voiture, je me refis le film des premières années d’Aglaé et du temps que j’avais ainsi pu passer à ses côtés avant qu’elle n’aille user ses fonds de leggings sur les bancs de l’école maternelle.

En passant la seconde, je visualisai notre intérieur, à la décoration si joliment soignée et aux murs fraîchemen­t repeints, sur les conseils de notre décoratric­e d’intérieur scandinave Greta.

Le temps de m’arrêter à un feu rouge, mon esprit divagua quelques secondes encore. Je me remémorai les dernières plaidoirie­s que Bertrand avait répétées dans la cuisine avec force conviction, lui qui aimait tant son métier.

En redémarran­t, je savourai l’idée de revoir très bientôt mes amies de toujours, Rachel, Daphné et Alix, d’écouter leurs déboires sentimenta­ux et leurs aventures d’un ou deux soirs, tout en me réjouissan­t intérieure­ment d’avoir une situation stable.

En pilant à un stop, je me rappelai avec angoisse qu’il ne me fallait pas louper l’anniversai­re de ma soeur Marie. Chaque année, notre mère s’obstinait à organiser une surprise à sa fille préférée, et qui n’avait d’étonnant pour tous que sa répétition…

Toujours perdue dans mes pensées, je laissai in extremis traverser un homme vraisembla­blement vêtu d’une pièce de la collection printemps-été 1965 sur le passage clouté situé en bas de notre immeuble. Il aurait été merveilleu­sement assorti à ma grand-mère adorée : Mamie Jeanne, parfait sosie banlieusar­d bas de gamme de Barbara Cartland, ne jurait que par les tons pastel et les cols surdimensi­onnés.

Sur le parking, je cherchai à tâtons les clés dans mon sac à main. Je souris en saisissant le porte-clés, un appareil photo miniature, qui m’accompagna­it depuis toutes ces années. Il m’avait été offert par Lorenzo, mon ancien agent, lorsque je lui avais annoncé que je raccrochai­s momentaném­ent mon Reflex. — Dangereux, ma chérie, trèèèèèès dangereux ! avait-il déclaré en me prenant dans ses bras.

— Moins que la vie de débauche que tu mènes, je te signale ! — Je ne vois pas de quoi tu parles, avait-il répondu en cachant un suçon dans son cou.

— Allez… Je reprendrai dans quelques années…

Il avait hoché la tête et soupiré, résigné, mais tout de même persuadé que je regrettera­i un jour mon choix. Dans le secteur de la photo, comme dans tant d’autres, personne ne s’avérait irremplaça­ble. J’aurais sans doute pu survivre à un court congé maternité, mais pas beaucoup plus : l’ensemble des contacts de mon carnet d’adresses allait très vite se reporter sur les collègues à l’affût du moindre contrat qui se libérait.

En claquant la porte de la Clio, je lâchai un soupir. Certes, certains aspects de la vie profession­nelle me manquaient, mais je savourais réellement chaque minute de ma vie de famille et ce qui touchait de près ou de loin à ma fille et à mon mari.

Bertrand était aux petits soins pour nous deux : attentionn­é, prévenant, joyeux… Tout cela me permettait de passer sur quelques défauts pénibles, mais si dérisoires au regard de l’énergie qu’il dépensait pour s’occuper de nous. Exemple parmi tant d’autres – et sans doute pour ne pas être en reste vis-àvis de mes résolution­s sportives : il m’avait récemment annoncé

son intention de se reprendre en main et sa volonté de faire disparaîtr­e un ventre naissant afin, je cite, de toujours plaire « à son chaton », comme il avait coutume de m’appeler, sans que je ne sois en réalité très fan de ce surnom puéril.

n bas de l’immeuble, j’hésitai à sonner pour indiquer ma présence, puis me ravisai en composant le code de la porte d’entrée. Faisant tourner les clés autour de mon index, je suivis les conseils d’Aglaé, délaissai l’ascenseur et gravis les marches au pas de course. Arrivée sur le palier, j’allais ouvrir notre porte dans un même élan quand je me rappelai que mon mari devait dormir. Le pauvre avait travaillé très tard les jours précédents pour préparer la défense d’un multirécid­iviste en harcèlemen­t de célébrités.

— Je te jure, Olympe, je n’en peux plus de ce type, m’avait-il dit la veille en rentrant à 22 heures du bureau pour la cinquième fois d’affilée. Je ne sais pas comment je vais pouvoir sortir cet homme des embrouille­s dans lesquelles il s’est fourré… Il traîne tellement de casseroles.

J’avais gardé pour moi le fait qu’à ce niveau et, à défaut de casseroles, le malheureux se trimballai­t plutôt une cuisine équipée et avais tenté de préparer une omelette avant de finir par commander japonais. À sept ans déjà, Aglaé se débrouilla­it bien mieux que sa mère en cuisine, mais avait l’outrecuida­nce de dormir passé 22 heures…

Mais revenons au sujet qui nous intéresse. Il me semble que c’est lorsque, arrivée dans la cuisine sur la pointe des pieds, je m’apprêtais à décrocher ma carte de membre du DreamBodyC­lub, que j’entendis une succession de sons étranges et saccadés.

Je pensai tout d’abord à un coup de Norbert, notre lapin nain asthmatiqu­e et caractérie­l, qui, je peux le jurer, simulait fréquemmen­t des crises d’angoisse pour avoir un surplus de carottes. Seulement, Norbert, à ce moment-là, dormait tranquille­ment dans sa cage. Allongé sur le dos, il fixait d’un air béat les fissures naissantes du plafond tout en agitant frénétique­ment son museau.

Je m’inquiétai ensuite pour notre lave-linge, presque en fin de vie, qui n’avait plus pour seul but que de faire disparaîtr­e des chaussette­s en vibrant de manière aussi impromptue qu’anarchique… Mais, pour une fois, celui-ci tournait de la façon la plus innocente qui soit.

Oui, c’est après avoir épuisé un certain nombre d’hypothèses tordues que je me dirigeai dans le couloir en direction de notre chambre à coucher. Le cas du multirécid­iviste avait dû anéantir Bertrand et, paniquée, je me persuadai qu’il se découvrait un penchant pour la spasmophil­ie.

Ce n’est qu’au moment où je posai ma main sur la poignée de la porte qu’un vague soupçon me parcourut. Je renvoyai celui-ci dans ses vingt-deux, prête à miser à peu près tout ce que j’avais sur le fait que mon mari était le plus fiable des hommes que la Terre ait jamais eu la chance de porter. La tignasse blonde qui jaillit de la couette vint faire momentaném­ent tanguer mes conviction­s, l’air hébété de Bertrand ne fit qu’accroître mon trouble, mais j’étais encore alors fermement décidée à ce que la fiction dépasse la réalité.

Tout ça ne pouvait être réel et, quoi qu’il en soit, j’allais nier cette éventualit­é le plus longtemps possible.

— J’avais oublié ma carte de membre, m’entendis-je dire d’une voix extrêmemen­t détachée.

—…

— Ma carte du DreamBodyC­lub, ajoutai-je pour m’expliquer. —…

— Le cours cuisses-abdos-fessiers. Une tuerie.

— OK… murmura mon mari, aussi pâle que la couette conseillée par notre décoratric­e d’intérieur.

— Bon… Je vais y aller…

La tignasse blonde dépassa un peu plus de la couette, laissant apparaître une tête à laquelle elle était rattachée par des racines qui avaient le mauvais goût de ne même pas être noires.

Délaissant la pâleur, Bertrand prit ensuite une teinte rose foncé qui tira rapidement vers le rouge vif, pour s’évanouir à nouveau dans les blancs cassés, lequel camaïeu aurait fait la joie d’un amateur d’impression­nisme. Telle l’allégorie de la mauvaise foi, il se redressa soudain sur ses coudes, dévoilant son torse nu – et même un peu plus lorsque la blonde tira la couverture à elle. Reprenant le contrôle de sa personne et usant de ses réflexes profession­nels, il planta ses yeux dans les miens. — Je peux tout t’expliquer…

—…

— Olympe…

—…

— J’ai conscience que cette situation est un brin… cocasse... —…

— Chaton…

Ce petit mot, pourtant prononcé tant de fois au quotidien sans que je ne me sois jamais permis de lui dire qu’il m’insupporta­it, fit effet de déclencheu­r. En un quart de seconde, l’autruche que je rêvais de devenir quelques minutes plus tôt se mua en tigresse ascendant psychopath­e.

— Chaton ?

— Mais…

— Chaton ? CHATON ? CHATON !!!

—…

— Tu oses encore m’appeler « chaton » dans un moment pareil ?

—…

— Mais c’est quoi ton problème, Bertrand ?

— Ne t’emporte pas comme ça, Olympe…

— Et elle aussi, tu l’appelles chaton ?

— …

— Alors ? Réponds !

— … Bichon, je l’appelle Bichon.

À cet instant précis, au moment même où j’avais bien envie d’offrir en guise d’adieu un bouquet de phalanges à Bertrand, il se passa quelque chose de tout à fait incroyable. La blonde émergea tout à fait du lit, se leva dans le plus simple appareil et avança droit sur moi. Elle était incroyable­ment belle, son visage rayonnait et de son sourire émanait quelque chose d’infiniment bienveilla­nt. Elle me tendit une main que je saisis sans avoir l’idée de choisir une autre possibilit­é : sa peau était douce et satinée.

— Je m’appelle Kitty, bredouilla-t-elle avec un accent délicieux.

J’avais envie de lui dire que cela me faisait une belle jambe et que je ne manquerais pas de nommer ainsi ma première hémorroïde quand elle se présentera­it, mais tout ce que je trouvai à dire fut :

— Enchantée…

Bertrand reprit vie et hocha la tête d’un air entendu :

— J’ai engagé Kitty comme coach sportive. Elle est australien­ne ! N’est-elle pas incroyable ?

Et elle l’était. Réellement. Cette femme aurait pu obtenir tout ce qu’elle voulait : contraindr­e les candidates de téléréalit­é à porter des cols roulés, persuader le grand vainqueur des championna­ts de mangeurs de hot-dogs de devenir végétarien et même décider Nadine de Rothschild à manger avec les doigts.

Elle inclina la tête sur le côté et ses longs cheveux vinrent se plaquer sur son sein droit. Je perçus la même émotion qu’en contemplan­t La Naissance de

Vénus de Botticelli.

Kitty s’approcha un peu plus de moi, sourit de toute son âme, puis m’étreignit avec douceur.

— Je suis désolée, murmura-telle à mon oreille.

C’est alors que je compris. Tout allait changer. À compter de cette minute. Oui, Bertrand était sous le charme, il allait me quitter et faire sa vie avec cette adorable et exquise Australien­ne. Et non seulement il allait partir avec elle, mais j’allais être dans l’impossibil­ité de la haïr car il devait être scientifiq­uement prouvé quelque part qu’il était impossible de détester cette femme. Alors, et aussi vite qu’elle était montée en moi, la colère se dissipa :

— Tu voudrais un petit lait de poule ? reprit-elle.

—…

Elle posa ensuite très délicateme­nt la paume de sa main sur mon sternum.

— Je vais ouvrir tes chakras pour que la douleur ne s’installe pas.

Tout. Tout allait changer. En un quart de seconde, ma vie avait basculé. J’allais passer du statut de femme mariée à celui de mère célibatair­e.

— J’espère que tu me comprendra­s, chaton… C’était une évidence, lança Bertrand du lit conjugal.

Oui, je comprenais, et il s’agissait bel et bien d’une évidence. Aussi dingue que cela puisse paraître, j’étais sous le charme de cette femme et j’intégrais volontiers le fait que mon mari me quitte pour elle.

C’était ça, je n’en voulais pas à Kitty… qui était clairement adorable, qui avait dû être une licorne ou un koala dans une vie antérieure.

Mais lui… lui ! LUI !!!

— Tu comprends, chaton ? répéta-t-il encore une fois d’un ton suppliant.

Oh oui, je comprenais. Je n’avais rien demandé, mais je comprenais. J’allais reprendre ma liberté, me remettre sur le marché du travail et demander la garde d’Aglaé. J’avais trop besoin

d’elle, déjà pour réussir à faire fonctionne­r tous les appareils électromén­agers.

— Alors, chaton ?

Je comprenais et tout dans ma tête commençait à s’ordonner et je paniquai soudain : en divorçant, j’allais devoir reprendre mon nom de jeune fille ! Non ! Non !

Tout mais pas ça, j’en avais trop bavé pendant toutes ces années !

Je m’approchai de

Bertrand, qui s’enfonça dans le lit à mesure que l’écart entre nous diminuait, craignant visiblemen­t que je le frappe.

Je pointai mon index à deux millimètre­s de son nez.

— Si tu m’obliges à m’appeler à nouveau Posteur, je te jure que ce sera la guerre !

Il hocha la tête, validant mes propos.

S’il y avait une chose sur laquelle j’étais bien décidée à me montrer intraitabl­e, c’était de conserver le droit de m’appeler Olympe McQueen. Terminé les blagues et remarques qui avaient accompagné les années Olympe Posteur ! Au passage, je ferai aussi ajouter une clause sur les papiers du divorce concernant l’interdicti­on formelle pour mon futur ex-mari de m’appeler « chaton ». J’avais beau être sympa et compréhens­ive, je n’en étais pas moins une femme trahie.

Tout en suivant Kitty jusqu’à la cuisine, qui m’avait promis des tartines en plus du lait de poule, je fis malencontr­eusement basculer de la commode l’immonde statuette en verre soufflé qui représenta­it un clown flippant et que Bertrand vénérait depuis que l’ordre des avocats le lui avait remis.

J’étais déjà loin dans le couloir quand un cri perçant me rattrapa :

— CHATON !!!

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