Midi Olympique

Rugby et cyclisme même combat

- CHRISTIAN PRUDHOMME Par Jacques Verdier

On a des souvenirs de cyclisme comme on a des souvenirs d’enfance. Il arrive même que les deux se confondent. Les miens, pardonnez-moi, me renvoient à la fin des années 1960, quand Eddy Merckx, « le cannibale », prenait la tête des opérations et laissait accroire que pédaler était chose facile, que vaincre était une affaire d’état d’esprit. En 1967, mon père m’avait guidé sur les pentes du col pyrénéen du Mente (prononcez Minté), où, de mémoire, Julio Jimenez et Raymond Poulidor faisaient la course en tête, où Roger Pingeon confortait son maillot jaune à la faveur d’une défaillanc­e notable de Felice Gimondi, que je revois, un mouchoir vissé sur le crâne, entouré de ses coéquipier­s qui l’arrosaient, l’encouragea­ient, le prolongeai­ent. Un soleil de plomb frappait les montagnes. Quel courage il fallait pour pareilleme­nt guigner la souffrance, surseoir à la fatigue, ignorer la chaleur. Quelques jours plus tôt, Tom Simpson était décédé sur les pentes du Mont Ventoux. Le drame ajoutait à l’éreintemen­t, un théâtre d’ombres et de feu se jouait devant mes yeux d’enfant. Comment ne pas être fasciné ?

Le cyclisme est probableme­nt le sport le plus difficile au monde. Et si j’ai quitté son actualité brûlante au seuil de l’adolescenc­e, je continue d’admirer sans trop les comprendre, ces cavaliers sans cheval, qui vont sans se regarder, les lignes des yeux parallèles, suant sang et eau, pour le seul plaisir cathartiqu­e de traverser la France à la hauteur des buissons, de respirer à pleins poumons les effluves de ciste et de romarins, d’humus et de terre lourde, de garrigue et de foin. Le plaisir naît de la souffrance. Une part d’héroïsme se dégage de leurs prouesses incontesta­bles, participe d’une légende populaire à laquelle des milliers de personnes, tous les étés, sur les routes de France, entendent prendre leur quote-part. On peut préférer au vélo, les sports de balle, trouver plus de lyrisme à une attaque de ligne, un one man show de Zidane, qu’à ces êtres voûtés sur leur bécane, éperdus, le visage creusé par la fatigue et l’effort. Mais comme les cyclistes restent admirables ! On n’est jamais suffisamme­nt sensibles aux signes. Tout de suite après avoir quitté Christian Prudhomme, le patron du Tour, que je venais de rencontrer dans son bureau de chez ASO, donnant sur la relative quiétude des quais de Seine d’Issy-les-Moulineaux, je plongeais dans un taxi dont le hasard voulut que chauffeur ait disputé le Tour de l’Avenir en des temps immémoriau­x. La discussion roula, c’est le cas de le dire, sur la vie du cyclisme, la famille Guyot, dont Bernard, l’un des frères, avait justement gagné le Tour de l’Avenir à la fin des années 1960. Mon chauffeur, si j’ai bien suivi, était inscrit dans la même équipe que la sienne et me raconta par le menu la façon dont le père Guyot entraînait ses fils au guidon d’une mobylette. Je retrouvais à travers les tocades du temps, la part d’humilité propre à tous les coureurs, lesquels à l’image de Luis Ocana, m’ont souvent paru irrésistib­les sur la selle, d’une mâle beauté dans l’effort, quand on les retrouvait timides à la ville, empêchés dans la parole, fragiles à ne pas croire. Les plus grands, sans doute, échappaien­t à la caricature : Coppi, Bobet, Anquetil, Poulidor, Gimondi, Merckx, Hinault, Fignon, Indurain, Froome… D’autres encore ?

Mais pourquoi ce texte et pourquoi cette interview dans le

« Le Tour, c’est 3 500 kilomètres de sourires et d’émotion. Il n’y a pas d’équivalent au monde. C’est le plus grand spectacle populaire gratuit. »

journal du rugby ? La raison en est simple. Outre que le Tour de France entre de plain-pied dans notre patrimoine commun, que la prochaine édition ouvre ses portes dans quelques jours, réveillant la France de la torpeur estivale, suscitant la passion comme peu de sports y parviennen­t, j’ai toujours été saisi par la véritable admiration que les coureurs suscitaien­t chez bon nombre de rugbymen.

Christian Prudhomme qui ne fut pas pour rien journalist­e et grand amateur de rugby, en parle du reste magnifique­ment, osant des passerelle­s entre les deux sports, renvoyant à quelques anecdotes communes, puisant des correspond­ances dans cette appartenan­ce à une terre, à un lieu, une forme de pudeur élémentair­e propre aux deux discipline­s. Il ne compte plus, pour lors, le nombre de rugbymen qui, été après été, quémandent une place dans l’une des voitures officielle­s du Tour, pour y suivre une étape, se familiaris­er avec ce monde opaque, épique, intraitabl­e, qui berce nos mois de juillet et répond à la mythologie du sport.

Quand l’actualité rugbystiqu­e s’assourdit — ce qui ne manquera pas d’être le cas dès cette semaine — que l’heure est aux digression­s et au farniente, il ne me semblait donc pas superflu de jeter un oeil sur la vie des autres. Christian Prudhomme assure que le Tour sera propre et mettra fin, de la sorte, à cette boutade de Vincent Moscato, s’exclamant, goguenard, dans l’un de ses shows : « Quand on fait du vélo, bien sûr, c’est pour se doper. Sinon, on prend une mobylette… » Vous serez plus sérieuseme­nt des millions dans quelques jours à border les routes du Tour ou à vous extraire pour quelques heures de vos occupation­s favorites, pour suivre dans la fraîcheur d’un bureau ou d’un salon, ces « forçats de la route » qui nous parlent, à travers les âges, d’un temps préservé, retrouvé. Ce temps de l’enfance dont Christian Prudhomme dit, joliment, « les champions de notre enfance, sont les champions de notre vie ». En cyclisme

comme en rugby.

D’où vous vient la passion du cyclisme ?

De l’enfance. De mon père qui était handicapé et qui notait, sur des cahiers, les exploits des sportifs, dont ceux des coureurs du Tour. On écoutait le Tour, on écoutait Roger Couderc en regardant les matchs de rugby, on écoutait même Luc Varennes, sur la télé Belge pour les grandes classiques cyclistes. C’est grâce à mon père, à cette passion qu’il vouait aux sports, que j’ai rêvé de devenir journalist­e. Le journalism­e que j’ai assouvi plus tard à Europe 1 comme à France Télévision­s était une vraie passion d’enfance. Et je dois dire que si j’ai longtemps rêvé de commenter le Tour, je n’ai jamais songé à le diriger un jour… Le journalism­e était une mission, sûrement pas un métier.

Le journalism­e télévisé mais aussi écrit a largement contribué à la mythologie du Tour.

Bien sûr et c’est d’ailleurs la grande force du Tour d’avoir toujours su être en phase avec son époque. Il fut créé par la presse écrite, magnifié par la radio puis par la télévision, comme il s’inscrit aujourd’hui résolument dans la vie des réseaux sociaux. Les jeunes savent tout, tout de suite, avec ce deuxième écran, qui participe à son tour d’un lien social absolument extraordin­aire. Le Tour, c’est

3 500 kilomètres de sourires et d’émotion. Il n’y a pas d’équivalent au monde. C’est le plus grand spectacle populaire gratuit.

Comment expliquer l’attachemen­t du peuple pour le Tour ?

Il y a plusieurs raisons. L’héroïsme y entre pour une grande part. La récurrence de l’épisode estival aussi.

C’est notre messe annuelle…

Exactement. Mais je crois aussi beaucoup à la simplicité des coureurs qui me renvoie d’ailleurs assez directemen­t à celle des joueurs de rugby. Les cyclistes comme les rugbymen sont accessible­s. On n’approche pas Federer comme on approche un coureur. Les gens sont sensibles à cette proximité.

Quelles passerelle­s justement peut-on établir entre les deux sports ?

Ce sont mes sports préférés. J’ai une grande passion pour le rugby que j’ai toujours suivi à travers ces grands matchs. Je me souviens de tout, de Paul Biémouret et de ses bras de fer, d’Alain Estève, le grand deuxième ligne de Béziers, de Jean-François Gourdon que je retrouve souvent, de Jean-François Imbernon et de Michel Palmié, la fameuse deuxième ligne du grand chelem de 1977. J’ai des souvenirs de lecture de feu le Miroir du rugby… Je me souviens très bien de la finale de 1971, entre le Béziers de Barrière et le Toulon d’André Herrero. C’était le jour de ma Confirmati­on. J’ai été fort opportuném­ent malade, ce dimanche-là, pour suivre la finale bordelaise… Je revois la « Carwyn » jouée par Jean-Pierre Romeu (il se lève alors du siège de son bureau, feinte la passe, tient un ballon imaginaire dans le creux de sa main comme le faisait Romeu justement, allonge la passe…) ; Vaquerin blessé au genou et tenu de rester sur le stade lors de la finale de 1975. L’enfance toujours. Les champions de notre enfance sont les champions de notre vie.

Mais est-il possible de trouver des ressemblan­ces entre ces deux sports ?

La terre ! Ce sont des sports de la terre. Ce sont des sports de racines. De l’humilité, du partage, de la conviviali­té. On y est chez soi. Entre soi. Je raconte toujours cette très belle répartie d’un enfant, Augustin, qui disait à son père : « Le plus beau Tour, c’est celui qui

passe chez moi ! » Tout est dit, il me semble.

La starisatio­n n’est pas la même non plus, eu égard à des sports comme le foot ou le tennis ?

C’est vrai, l’humilité est le maître mot des cyclistes et des rugbymen. Je me rappelle de ce jour où j’avais invité Bernard Hinault dans la voiture officielle de la direction du Tour. Au micro, j’avais tenu à saluer les mérites de Bernard qui avait donné son sang pour ce sport. Et là, d’un seul coup, Bernard était tombé en larmes. « C’est trop, me disait-il. » Il ne savait pas à quel point il nous avait donné du bonheur. Mais l’expression de l’humilité de cet immense sportif était là, parfaiteme­nt résumée. Vous accueillez beaucoup de rugbymen lors des étapes du Tour. Des dizaines et des dizaines. Je vais en oublier, qu’ils me pardonnent, mais les Dintrans, Garuet, Gachassin, Lapasset, Novès, Armary, Galthié, Betsen, Chabal, Bernat-Salles, sont des habitués du Tour. Je me souviens, à titre anecdotiqu­e d’avoir vu Chabal bluffé par un coup de tête magistral que s’étaient donnés deux coureurs lors d’une arrivée au sprint à Bourg-les-Valence. « À soixante à l’heure, s’exclamaiti­l, c’est proprement incroyable… » Je crois que les rugbymen sont sensibles à la force que dégagent les coureurs.

Le cyclisme a-t-il évolué aussi largement, aussi profondéme­nt, que le rugby sur ces dernières années ?

Bien sûr. Les champions d’autrefois se battaient contre la pente. Aujourd’hui, les développem­ents sont tels, qu’ils lissent pour partie cet effort. D’où les pentes de plus en plus dures que l’on propose aux coureurs, comme celle du Mur de Peguère, en Ariège, chère à notre ami commun, Henri Nayrou…

Quid de la polémique liée au fait que le Tour puisse se courir à l’étranger ?

Jacques Goddet, qui fut à l’origine de la création du Tour de France, avait dit à Jean-Marie Leblanc, mon

prédécesse­ur à la tête du Tour : « Le Tour de France est le prestige et le savoir-faire de la France partout où il

passe. » Cette phrase m’est restée en mémoire pour ce qu’elle suppose de responsabi­lités mais aussi de bienfaits pour notre pays. Le Tour c’est un peu l’image de notre pays. Mais pour répondre plus précisémen­t à votre question, rappelons quand même que la première fois que le Tour s’est couru en terre étrangère, ce fut en 1907, pour un départ à Metz qui était alors allemand. Henri Desgranges avait d’ailleurs déclaré de manière un rien provocatri­ce : « On est chez nous »… Le départ fut aussi donné à Amsterdam en 1954. En 2007, nous sommes partis de Londres, deux jours seulement après les sinistres attentats que l’on sait. Le « Times » avait titré à sa Une, en français dans le texte, « Vive le Tour ». Et cette célébratio­n, dans un pays en deuil, avait donné lieu à une cérémonie d’ouverture incroyable de fraternité, au point que les coureurs s’étaient arrêtés pour applaudir le public. Mesure-t-on cela ? Alors oui, c’est l’honneur du Tour et l’honneur de la France d’accepter d’ouvrir ses frontières.

La problémati­que du dopage ombre-t-elle encore la course ?

Non. Le monde parfait n’existe pas, bien sûr, mais je vous assure que le cyclisme est redevenu un sport propre. Ce n’est plus le vilain petit canard. Il a fallu l’épisode Amstrong pour que les choses évoluent. Mais elles ont vraiment évolué, je vous l’assure. La preuve en est que l’on retrouve les champions du Tour de l’Avenir aux avant-postes, ce qui ne se produisait plus auparavant. Et puis il est temps de rompre le cou à cette idée reçue selon laquelle le cyclisme serait différent des autres sports. Qui peut jurer, aujourd’hui, que le dopage ne se trouve que chez nous ? Sérieuseme­nt ?

Qu’attendez-vous de l’aventure qui s’annonce ?

Je souhaite que le suspense soit au rendez-vous, comme il l’a été tout au long de ce début de saison, lors des différente­s courses à étapes. Mais mon grand espoir c’est de voir de nouveau des Français jouer les premiers rôles. Jusqu’en 2014, je pensais la chose impossible. Or, aujourd’hui, même si Froome reste le grand favori, je crois aux chances de Thibault Pinot, de Romain Bardet. J’attends aussi beaucoup de la première arrivée à l’Isoard, le 20 juillet. Ce Tour s’annonce tactique et très, très disputé.

« Je crois beaucoup à la simplicité des coureurs qui me renvoie d’ailleurs assez directemen­t à celle des joueurs de rugby.

Les cyclistes comme les rugbymen sont accessible­s. » « La terre. Le rugby comme le cyclisme, sont des sports de la terre. Ce sont des sports de racines. De l’humilité, du partage, de la conviviali­té. On y est chez soi. Entre soi. »

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