Midi Olympique

« On pèche par manque de technique »

- Par Jacques Verdier

Je ne sais ce qui me fascine le plus chez Jo Maso, de sa gentilless­e si peu apprêtée ; de sa grâce naturelle ; de la beauté de ses trente ans qui faisait tomber en pâmoison, entre beaucoup d’autres, l’actrice et réalisatri­ce Nicole Garcia et que nous rapportent, avec les souvenirs d’adolescenc­e, les photos sépia des années 1970 — cheveux au vent, tête haute, buste droit, manches retroussée­s jusqu’à la saignée des coudes, il attirait la lumière aussi sûrement que la jalousie des imbéciles — ; de sa faculté à arrondir les angles à la manière d’un moine bouddhiste qui sait l’impermanen­ce des choses, leur relativité et se garde de tout jugement abrupt ; de son goût de la vie ; de son aptitude au bonheur…

Mercredi, comme je le retrouvais dans le décor somptueux du Domaine de Manville, cher à son ami Patrick Saut, qui donne sur la roche blanche des Baux-de-Provence, où se disputait la Manville Legend Cup, rassemblan­t une quarantain­e d’anciens internatio­naux de foot et de rugby, de Michel Platini à Fabien Pelous, de Laurent Blanc à Cédric Heymans, la nuit fut longue à devenir demain. Jo, à 73 ans, est un jeune homme qui se prolonge. Il n’a pas son pareil pour tenir une assistance en éveil, lever le verre au temps qui passe, au bonheur d’être ensemble. Si les footeux ont dominé les rugbymen un club à la main, je peux témoigner que pour la troisième mi-temps, en revanche, il n’y eut pas de match. C’est si vrai que Jean-Michel Aguirre proposait, sur le tard, de revoir le classement à l’aune des heures de nuit. Une vingtaine de rugbymen vidant un bar passé minuit, contre aucun adepte du ballon rond : ce n’était plus une victoire, mais un triomphe ! On n’est pas plus fidèle à une image, à une tradition, à un esprit où passe ce goût de la fête qui continue de faire le charme des hommes de ce jeu. « Dès qu’ils entrent

dans une pièce, me disait Patrick Saut, tout change. Des sourires se lèvent. Ce

sport c’est la gaieté. » Il fallait entendre Gérald Martinez raconter comment, en son temps, il fut le recordman des causes perdues. « Sept fois sélectionn­é, sept

fois viré ! » et les rires monter à l’unisson de ses mimiques. Un monde se refaisait sous le manteau de la nuit et pour les fous de rugby que nous sommes, c’était merveille.

CHAMPION DE HAUTE LIGNÉE

Reste que Jo aura marqué son époque comme peu de joueurs sont parvenus à le faire. Il avait tout pour lui : la classe, la technique, le sens du jeu et ce degré de confiance en lui mâtiné d’un orgueil salutaire, qui fait les champions de haute lignée. Jean Trillo, qui fut longtemps son partenaire au centre de la ligne de trois-quarts française, me confiait un jour : « J’étais toujours inquiet avant les matchs internatio­naux. J’inclinais à trouver à nos adversaire­s des qualités que je n’avais pas. Une veille de test en Nouvelle-Zélande où je ne parvenais pas à trouver le sommeil, Jo, avec qui je partageais la chambre, me dit : « Mais Jean, aucune crainte ! Ils montent sur des rails. On va leur faire de tout. À l’heure qu’il est, ne te trompe pas, c’est eux qui ne doivent pas dormir à l’idée d’affronter Maso et Trillo… »» Temps béni du jeu de ligne, du « french flair », des « trente glorieuses », où le rugby, faute d’images, se contait, à voix de stentor, dans les arrières salles de café que bleuissait la fumée des cigarettes.

Manager du XV de France puis dirigeant de la FFR, il s’est évertué autant que faire se peut, à préserver un esprit, une culture, qui tendent lentement à disparaîtr­e d’un monde profession­nel habité par le profit et l’immédiatet­é. Il n’en garde pas moins un regard acéré sur ce jeu dont il fut un prince.

«Je voulais être une sorte de lien entre les génération­s. Passer le témoin à François Sangalli, Didier Codorniou. Le reste ne compte pas.»

Un mot sur cette Legend Cup de Manville ?

L’idée est venue d’Henri Mioch (ancien trois-quarts centre de Béziers, N.L.D.R.) qui se proposait de réunir dans cet Eden qu’est le domaine de Manville, à l’invitation de Patrick Saut, le maître des lieux, tous les golfeurs rugbymen et footballeu­rs. Avec Antoine Kombouaré et Alain Roche, on s’est évertué à rassembler nos amis, sous couvert de conviviali­té, d’amitié, de partage. C’était, cette année, la deuxième édition. Je formule le voeu qu’il y en ait beaucoup d’autres.

Soixante ans de rugby ou peu s’en faut derrière toi. Quand tu te retournes, éprouves-tu des regrets ?

J’aurais aimé être un joueur dirigé par le président du comité de sélection que j’ai été. Par quelqu’un qui n’aurait eu aucun a priori sur les cheveux longs, le club dans lequel tu évolues, la manière de s’habiller, la manière d’être…

Tu as souffert de l’ostracisme à ton égard de Guy Basquet, d’Albert Ferrasse ?

Non, parce que j’ai été un joueur aimé du public, de la presse. Mais aux yeux des dirigeants de l’époque, j’étais le successeur des Boniface. André était mon maître, mon idole. Mais il n’était pas aimé par cette classe dirigeante et cette filiation m’a desservi. Mais je m’en fous ! J’aurais sans doute plus de sélections au compteur, mais cela pèse quoi au regard de l’essentiel ? Je voulais me faire plaisir en donnant du plaisir aux autres. J’ai voulu ressembler à André, être une sorte de lien entre les génération­s. Passer le témoin à François Sangalli, à Didier Codorniou. Je crois que j’y suis arrivé. Le reste ne compte pas.

N’est-ce pas en songeant aux années 1970, à la pléthore de joueurs sélectionn­ables à chaque poste, que se mesure peut-être la pauvreté du rugby français actuel ?

Au centre, à l’époque, les sélectionn­eurs pouvaient compter sur Jean Trillo, Claude Dourthe, Jean-Pierre Lux, Patrick Nadal, Jean-Pierre Mir, Raymond Halçarren, Michel Arnaudet, les frères Marot, Jean Saby, Christian Badin, Gilles Delaigue, « Feli » Carreras. La concurrenc­e était folle. Et ce qui était vrai pour les centres, l’était aussi aux autres postes. Mais faut-il s’en étonner quand on voit que les jeunes joueurs ne jouent plus en Top 14 ? La problémati­que liée au trop grand nombre de joueurs étrangers est une plaie pour le XV de France. Nous sommes devenus schizophrè­nes.

Une prise de conscience semble se faire ?

Ce n’est pas trop tôt. Mais nous sommes loin du compte.

En même temps, le XV de France de l’époque n’était pas non plus sur le toit du monde.

C’est vrai et faux à la fois. Je crois sincèremen­t qu’on ne nous a pas donné les moyens de réussir. Quand je songe à tous les grands joueurs qui composaien­t l’équipe : les Spanghero, Dauga, Carrère, Iraçabal, Barrau, Astre, Villepreux, Trillo, etc... Je me dis qu’on a manqué quelque chose. En 1968, en Nouvelle-Zélande, on doit battre les Blacks trois fois sans un arbitrage maison effroyable. On touchait là à une forme de jeu superbe avec des avants très joueurs, des trois-quarts au diapason. Je crois, sans prétention excessive, que l’on donnait envie d’aimer ce jeu. La France dominait son sujet dans bien des domaines et notamment le jeu de ligne. Mais tout a été fait, sous couvert de jalousie et d’incompéten­ce, pour casser cette équipe. On ne pouvait jamais travailler dans la continuité. Il est d’ailleurs frappant de constater que la France était très en avance dans le jeu de passes, le jeu de mouvement, que l’on retrouve aujourd’hui encore chez les Blacks qui ont d’ailleurs fini par adopter la « french pass ».

D’où vint cette césure ?

De la jalousie, de l’aigreur, des querelles de chapelle… Au lieu de cultiver nos forces, d’accepter que dans le domaine du jeu de ligne notamment l’école lourdaise, l’école montoise, étaient les bonnes, on a voulu casser les hommes, copier les autres, jusqu’à perdre toute identité. Il y avait certes bien des domaines à améliorer, notamment dans le jeu d’avants - ce que sut faire Béziers - mais on est passé d’un extrême dans l’autre. Et les choses, petit à petit, se sont perdues. Au point que nous en sommes aujourd’hui à admirer non seulement les Blacks, mais les Anglais qui, eux, ont su évoluer vers ce que l’on savait justement faire.

De l’art de se suicider à la française.

C’est un peu ça. Qu’est-ce qui fait la force des All Blacks aujourd’hui, sinon, par-delà un certain état d’esprit proche de celui auquel justement on aspirait, leur technique individuel­le. C’est l’alpha et l’oméga de tout. Quand tu es fort techniquem­ent, tu peux tout oser, tu peux tout faire. C’est la technique individuel­le qui donne le courage d’attaquer. Qui te donne la force. C’est la technique individuel­le qui permet toute création. Sinon tu comptes sur tes cannes, un physique avantageux, mais cela ne débouche sur rien. Regardez Beauden Barrett (l’ouvreur des All Blacks, N.D.L.R.), il sait tout faire. Passe sur un pas, passe lobée, passe dans le dos, passe croisée, petit rasant, petit par-dessus, fixation à cinq mètres. Il sait quand il doit attaquer la ligne et quand il doit prendre de la profondeur, du recul. Il a les deux pieds. Sa gestuelle est parfaite, comme celle de la plupart des Blacks, de sorte que dans l’action il n’a aucune appréhensi­on. C’est le geste juste au moment opportun.

C’est aussi la capacité à lire le jeu.

Évidemment. C’est indissocia­ble et impératif. Il faut arriver à voir le jeu avant les autres. À donner du sens à son action. D’où l’importance de la formation. Mais je le répète, sans une gestuelle parfaite, tu ne peux pas aboutir. Même l’esthétique dépend de ça. Tu es beau parce que tu sais quoi faire et que tu maîtrises les gestes. C’est le kif de ce jeu. C’est par ça que tu prends ton pied. Les Blacks ont ça, ce timing, cette musique dans l’attaque, cette complicité, cette façon d’appréhende­r le jeu de la même manière au même moment.

D’où vint qu’on ait perdu ça ?

Parce qu’il n’y a plus de rugby à l’école. C’est là que tu apprends tout. Les NéoZélanda­is le répètent assez. C’est le rugby en liberté qui te fait progresser. À 18 ans, il est trop tard. Tu sais ou tu ne sais pas. Mais il faut qu’à 18 ans les jeunes, une fois formés, jouent.

D’aucuns remettent en cause la méthode globale qui fut l’apanage de l’éducation française sur les trente dernières années.

Le global nous a tué, parce qu’il n’a pas été compris. Pierre Villepreux qui a défendu cette méthode sait très bien qu’il faut sans cesse passer du global à l’analytique. Du collectif à l’individuel. Mais hélas, faute de vraie formation des éducateurs, on confond tout. Aujourd’hui, on pèche, c’est flagrant, par manque de technique individuel­le. Et ce qui vaut pour un centre, vaut aussi pour un pilier, sur les prises, les appuis, etc. De sorte qu’il y a de moins en moins de prise d’initiative. On joue le plus souvent, en France, sur des stéréotype­s, des phases de répétition auxquelles on ne donne pas de sens.

Un mot sur l’évolution de ce jeu, hors le champ de la technique pure.

Il faut que les dirigeants apprennent à relativise­r. Perdre fait partie de l’apprentiss­age, de la vie. On ne gère pas une équipe comme une entreprise. Le rugby apprend la patience. C’est une oeuvre qu’il faut construire, lentement, patiemment. Le rugby, en cela, est plus proche de l’art que du monde de l’entreprise. Les résultats immédiats à toute force, c’est la mort de ce jeu. Regardez Clermont ! Ils ont beaucoup perdu mais ils étaient dans le coeur des gens. La réussite ne se mesure pas seulement à des titres, des trophées. Il faut donner du plaisir, créer une école de jeu. C’est de cela dont on se rappelle.

Et que t’inspire la violence actuelle ?

Il faut changer les règles. On ne peut pas continuer comme ça. Je serais partisan de mettre les défenses non pas à dix mais à quinze mètres. De mettre six mois de suspension à un joueur qui plaque trop haut. Tu verras qu’à la fin ils vont se baisser. Le rugby reste le plus beau sport du monde, mais il faut évoluer. Ses règles ne sont plus adaptées. Il faut se donner les moyens de changer.

« Quand tu es fort techniquem­ent, tu peux tout oser, tout faire. C’est la technique individuel­le qui donne le courage d’attaquer. Qui te donne la force. Qui permet toute création […] Regardez Barrett, il sait tout faire […] Sa gestuelle est parfaite. »

« Il n’y a plus de rugby à l’école. C’est là que tu apprends tout. Les Néo-Zélandais le répètent assez. C’est le rugby en liberté qui te fait progresser. A 18 ans, il est trop tard. Tu sais ou tu ne sais pas. Mais il faut qu’à 18 ans, les jeunes jouent. »

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 ??  ?? Jo Maso, d’hier et d’aujourd’hui. À gauche, aux côtés d’Antoine Kombouaré et de Patrick Saut, lors de la «Manville Legend Cup». À droite, sous le maillot de Narbonne et du XV de France. Le style, c’est l’homme. Photos archives M.O et Domaine de Manville.
Jo Maso, d’hier et d’aujourd’hui. À gauche, aux côtés d’Antoine Kombouaré et de Patrick Saut, lors de la «Manville Legend Cup». À droite, sous le maillot de Narbonne et du XV de France. Le style, c’est l’homme. Photos archives M.O et Domaine de Manville.
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