INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
On fait grand cas, aujourd’hui, de l’intelligence artificielle, appelée à seconder l’homme dans ses tâches journalières, ou au contraire, à le doubler jusqu’à finir, qui sait, par le broyer tout à fait. Les deux versions, la pessimiste et l’optimiste, se confondent désormais et donnent lieu à des études, des livres et des débats aussi contradictoires qu’enfiévrés. Qui arrêtera l’intelligence artificielle ? Quelles sont ses limites ? Les logiciels mis à sa disposition ne parviennent-ils pas déjà à battre le meilleur joueur d’échecs ? La question n’est pas neutre et vaut sans doute que l’on s’y attarde. François Cusset, dans un essai édifiant, « Le déchaînement du monde », tire d’une étude américaine l’hypothèse selon laquelle, parmi les professions appelées à disparaître et justement remplacées par les logiciels de l’intelligence artificielle, figurent celles d’arbitre et de coach. Il est permis d’en sourire. Ne fûtce que pour se rappeler que le jeu de rugby, dans ses premiers âges, se jouait justement entre gentlemen qui n’avaient aucun entraîneur à leur disposition et se refusaient à tout arbitrage extérieur. Faut-il alors y voir un retour aux origines ? Ce serait la version rieuse des choses. Je redoute pourtant, imaginant le poids qu’elle ne manquera pas de faire peser, d’une façon ou d’une autre, sur l’avenir de notre sport, qu’elle induise une codification du jeu ad nauseam. Édifié par les statistiques, abâtardi de consignes, le jeu deviendra de moins en moins libre et les joueurs auront fonction de robots au service d’une toute-puissance intellectuelle qui ne supportera pas la prise d’initiative individuelle.
On y court déjà, bien sûr. L’idée m’en est venue, l’autre jour, en regardant un match des Crusaders qui ressemblait à s’y méprendre au match de Top 14 que je venais de voir la veille.
Mêmes gestes, mêmes réflexes, mêmes attitudes au gré des contingences imposées par le jeu. Or rien de plus désagréable dans ce rugby moderne qui peut par ailleurs se montrer emballant de vitesse et d’ingéniosité, que ces actes stéréotypés, inlassablement répétés, qu’un oeil averti pressent avant même qu’ils aient été exécutés. Ainsi des coups de pied dans la boîte des demis de mêlée acculés dans leurs trente mètres. Ainsi de ces tentatives de relance du jeu après une sortie lente, qui voit, dans la grande majorité des cas, une cellule d’avants, le plus souvent arrêtés, aller défier en force la ligne adverse. Ainsi, toujours, des « sorties de camp », tellement prisées de nos jours.
Le jeu moderne, dans son appréhension, est ainsi constellé, match après match, de choix sans audace, d’actions répétitives, comme si l’air du temps était habité par une étrange utopie de risque zéro, de verrouillage tenace, de garantie rassurante empruntés aux autres et dont on ne déroge pas. On me rétorquera à bon droit que c’est là, sans doute, le prix à payer pour un jeu devenu éminemment stratégique et que les innovations, en la matière, sont délicates. Soit ! Le risque, pourtant, est de constater que cette aseptisation du jeu, conduit à une théâtralisation qui finit par substituer son omniprésence à l’inspiration, à la vitesse, à l’originalité et donc à l’efficacité et au plaisir. Prises dans la mouvance d’un match aéré, rapide, continu, ces initiatives passeraient presque inaperçues. Mais pour peu que le match se traîne, s’ankylose, on a l’impression, dis-je, de pouvoir réciter la rencontre avant même que les choses se produisent et de l’ennui nous vient, irrépressible. Tu parles, Charles, d’une intelligence !