Midi Olympique

PAROLE DE PÈRE

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Même parti jouir des libertés de cette retraite qu’il avait souhaitée, Jacques Verdier était encore là, dans nos quotidiens. Et dans votre journal, chaque lundi, sous la forme de chroniques. Jusqu’au dernier jour, il aura écrit. Il ne pouvait pas être autrement. Ci-dessous, sa dernière chronique, qu’il nous avait transmise vendredi soir. Le plus bel hommage à lui rendre était de la publier.

Le jour où l’un de mes fils, victime d’une double fracture du plancher orbitaire et de la pommette, décida à 19 ans, la mort dans l’âme, d’arrêter de jouer au rugby, j’en fus singulière­ment soulagé. Sa mère, lassée par les diverses fractures qu’il avait dû essuyer auparavant (cheville, arrachemen­t des ligaments de l’épaule), n’était pas pour rien dans l’affaire. Elle ne comprenait pas que l’on puisse sacrifier ses études et sa santé dans l’exercice d’un sport qui, chaque semaine, apportait son lot de contusions, de confusions. Comment exprimer cela au plus près de mes sentiments ? Comment expliquer sans effusion ni ridicule, qu’un homme qui a passé le plus clair de sa vie à aimer un sport, à le mythifier, à le prolonger par la parole ou l’écrit, qui y a trouvé des amis, qui y a puisé des exemples, qui lui a prêté, toute subjectivi­té bue, plus de vertus qu’aucune autre activité sportive ne pouvait à ses yeux en déceler, puisse être « soulagé » de voir son fils cesser cette pratique ? Par quelle aberration en est-on arrivé là ? Par quel dévoiement, quel crétinisme ? Je redoutais au fond de moi, comme de trop nombreux parents désormais, que ne survienne un drame comme celui qui vient de coûter la vie à Nicolas Chauvin, quatre petits mois seulement après le décès de Louis Fajfrowski, et sept mois après celui d’Adrien Descrulhes. J’essaie humblement aujourd’hui de me mettre à la place du père de Nicolas, appelé, lundi dernier, au chevet de son fils plongé dans le coma. J’essaie d’imaginer l’horreur. L’indicible chagrin. Un gosse qui meurt, à 19 ans, et le monde qui s’écroule. Comment accepter cela ? Comment ne pas hurler ?

Le rugby était un sport de fête, un jeu fraternel, qui ne faisait certes pas toujours dans la dentelle. Il arrivait que, comme chez les Gaulois d’Astérix, on s’y file des baffes plus souvent qu’à notre tour, mais c’était, dans la grande majorité des cas, pour mieux s’y rejoindre le match terminé, festoyer de conserve, échanger, débattre. Qu’est-il devenu ? Sur fond de primat économique – il n’est plus question, de toutes parts, que de revenus, de bénéfices, de transferts mirifiques – dans une quête sauvage et éperdue d’un « toujours plus » délétère, on a fabriqué des monstres bodybuildé­s dont le dessein premier est aujourd’hui de « casser la ligne » et d’asséner des plaquages comme autant de coups de fusils. Et tout ça pourquoi ? Pour favoriser l’ego de quelques présidents en mal de reconnaiss­ance, la force d’une compétitio­n qui se repaît de ralentis sulfureux, l’avidité d’un nouveau public soudaineme­nt rendu aux jeux du cirque. Mesure-t-on l’effroyable bêtise de cette évolution ? Mesure-t-on à quel point ce sport intelligen­t, aux règles complexes, qui en a longtemps appelé à des codes chevaleres­ques, qui s’est enorgueill­i d’élever ses enfants au rang d’hommes, sur fond de courage, de générosité, de respect de l’autre, s’est déshumanis­é en vingt ans ? Est-ce là, la formidable « modernité » des choses ? Est-ce cela que l’on veut pour nos enfants ? La Ligue et la Fédération en appellent désormais à World Rugby pour que le règlement soit enfin revu et corrigé. Pour que cesse ce rugby de « muerte » qui, si on ne fait rien, conduira demain à d’autres décès, à d’autres drames. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? C’est qu’il faut tout repenser dans ce sport, tout refondre. Ce ne sont pas des « mesurettes » qui vont changer le cours des choses. Mais qui osera s’attaquer au fond du problème ? Qui aura le front et les moyens de dire Non ! De dire basta ! Qui saura résister à l’insupporta­ble mouvance actuelle ? Qui ?

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