Midi Olympique

QUAND QUILLAN DONNAIT LE TON

- Par Jérôme PRÉVÔT jerome.prevot@midi-olympique.fr

Il y a 90 ans, battait ici le coeur du rugby français. Trois finales de suite, pour un Bouclier gagné en 1929. Quillan n’avait pas le côté alangui qu’on lui connaît aujourd’hui, c’était une cité industrieu­se, accolée aux Pyrénées, un vrai poumon économique dont les succès sportifs éclatants prendraien­t des proportion­s tragiques. À la base de tout, il y avait Jean Bourrel, un industriel d’Esperaza appelé au secours pour redresser une usine de chapeaux victime d’une inondation. Oui, les chapeaux de Quillan étaient expédiés dans le monde entier sous la marque Thibet et visiblemen­t, on se les arrachait. Des centaines de familles en vivaient et Jean Bourrel, à Paris comme à Quillan, pouvait mener grand train. Il semblait prêt à tout pour faire plaisir à sa petite cité chérie de la Haute Vallée de l’Aude : « Il y fit quand même venir le Président de la république pour inaugurer le pont qu’il avait lui-même fait construire et à qui il avait donné le nom de sa fille. À cette époque, le Président ne sortait de Paris que sept ou huit fois par an, c’est vous dire l’influence de Bourrel, » narre Christian Maugard, figure du rugby local. Difficile d’imaginer Jean Bourrel autrement que mégalomane. Il serait vite élu maire et conseiller général de Quillan. Colossal dans des costumes impeccable­s, le crâne coiffé d’un de ses couvrechef­s en laine de mérinos, il possédait aussi une écurie de chevaux de course à ses propres couleurs, rouge et bleu. Quand il se paya une équipe de rugby, il lui imposa les mêmes teintes alors que les couleurs de la ville étaient le bleu et le jaune.

JALOUSIE DANS LE LANGUEDOC

Le mot « payer » n’est ici pas innocent. Jean Bourrel installa tout simplement à Quillan la première équipe profession­nelle de rugby de l’Histoire. « Ils s’entraînaie­nt quatre fois par semaine, chose ahurissant­e à l’époque. Ils avaient même un masseur-préparateu­r physique… » L’ambition du patron allait déclencher une tempête sans précédent. Parce que, pour avoir une formation tout de suite compétitiv­e, il lui fallut recruter. Il lança donc une OPA sur l’élite. Mais le gros vivier des rugbymen des années folles se trouvait en Pays catalan. Bourrel n’hésita pas une seconde. Une crise secouait l’AS Perpignan (trois finales dont un sacre, en 1924, 1925 et 1926). Il en profiterai­t pour débaucher huit joueurs d’un coup : Ribère, Galia, Baillette, Soler, Cutzach, Montassié, Delort, Rière, plus l’entraîneur Gilbert Brutus. Ce n’était plus une saignée, mais une transfusio­n. Il fit aussi venir le Tarbais Dastarac et les frères Raynaud de Carcassonn­e. Ce genre de prédation fit scandale. « Il faut comprendre que le championna­t de France était divisé en poules régionales pour limiter les frais. Le secteur du Languedoc était très fort, il qualifiait cinq équipes, presque toujours Perpignan, Narbonne, Carcassonn­e, Béziers plus un outsider qui changeait. Mais la montée en puissance de Lézignan et de Quillan changea la donne. Une année, Perpignan ne se qualifia pas… »

PREMIER SQUAD SYSTEM

Quillan amorça son ascension dans un climat de jalousie qu’on a du mal à concevoir aujourd’hui. Au tout début de l’aventure, en 1927, un Perpignan — Quillan, tourna très mal. Il dévia à l’expédition punitive. Des bagarres rythment les 80 minutes Après une mêlée écroulée, le talonneur audois Gaston Rivière ne se relève pas. Il mourra deux jours plus tard ! Fracture de la sixième vertèbre cervicale. L’arbitre stipula dans son rapport que ce décès était accidentel. Mais le quotidien L’Auto écrivit : « Journée d’inimaginab­le fièvre, d’orage et de bataille, qu’un terrible accident a fait tourner au drame. Sombre fatalité, car il n’y a rien de plus lamentable et d’aussi cruel que ces luttes fratricide­s et, c’en était une, dans toute l’horreur du terme. Il n’aurait pas fallu qu’on permette cela. »

L’histoire de l’US Quillan charrie donc beaucoup de souvenirs violents ou dramatique­s, mais on ne doit pas oublier que cette équipe pratiquait le jeu le plus séduisant du moment, la classe naturelle de ses joueurs, leur condition physique et leurs automatism­es tranchaien­t avec le rugby âpre de ses voisins. On opposait souvent le style des Quillanais aux Vignerons de Lézignan, connus pour leur rudesse sous les ordres du tonitruant Jean Sébédio. La finale 1929 cristallis­a tous les remous de cette période. Elle fut sportiveme­nt magnifique mais moralement lamentable. Lézignan mena 8 à 0 avant de fléchir, mais Quillan arracha la victoire sur un rush de Marcel Baillette à la « O’Driscoll ». 11-8, spectacle superbe terni par des bagarres, sur le terrain, puis dans les tribunes. À 8-0, Sébédio, depuis le banc, avait nargué sans finesse Bourrel en lui montrant des billets de banque.

Mais le prodigue chapelier avait gagné son pari. Son club était enfin champion. L’année suivante, il franchit un nouveau pas en organisant à Quillan, le premier « squad system », quarante ans avant les Gallois. Il organisa un entraîneme­nt « sauvage » du XV de France pour faciliter l’intégratio­n d’un nouveau talonneur Charles Bigot : entorse manifeste aux règles de l’Internatio­nal Board. Bourrel voulait un rugby de qualité, mais il n’avait pas de limite, il le paya très cher. En 2930, les clubs languedoci­ens réclamèren­t la mise hors championna­t de ce club de nantis. La colère est telle que la FFR crée le comité du Roussillon, spécialeme­nt pour calmer Perpignan, désormais sûr de se qualifier. L’affaire remonta jusqu’au Comité des 6 Nations. La violence des échauffour­ées, le profession­nalisme assumé de Bourrel avaient fini par faire peur aux Britanniqu­es. En 1931, la France est carrément exclue du Tournoi… Le désastre est manifeste, Quillan et Bourrel furent obligés d’en rabattre. Le club changea même de nom, l’USQ devint le Stade quillannai­s pendant un an. « Et puis, Bourrel a eu quelques problèmes, les Ribère, Galia et Baillette sont partis. L’entreprise a chuté, les chapeaux se sont moins vendus, question de mode. Ils ont aussi souffert de la généralisa­tion des voitures. Les gens les enlevaient et ne les remettaien­t plus. » L’US Quillan rentra dans le rang, Bourrel leader des patrons audois souffrit du Front Populaire. Il mourra en 1949, alors que son club et son entreprise ne valent plus grand-chose. Le rugby de Quillan aurait pu mourir. Il allait au contraire vivre une nouvelle embellie, moins éclatante mais plus durable. « La société Formica voulait s’implanter en France. Un neveu de Bourrel expliqua à ses dirigeants qu’il connaissai­t une usine toute faite, prête à l’emploi. » Les chapeaux furent donc remplacés par les meubles bon marché. L’USQ fut championne de France de Troisième division en 1955 et de deuxième en 1964. Elle passa quatorze ans dans l’élite avec énormément de joueurs employés par Formica, patron généreux mais moins flamboyant que Bourrel. Et puis,, désormais, d’autres clubs faisaient plus ou moins ça… Mais en 1978, l’USQ quitta l’élite, sans retour à ce jour. L’usine Formica a fermé en 2004. L’ancien poumon industriel de l’Aude a été contraint de se tourner vers le tourisme… C’est vrai, la région est superbe, mais les emplois plus rares. ■

L’histoire de l’US Quillan charrie donc beaucoup de souvenirs violents ou dramatique­s, mais on ne doit pas oublier que cette équipe pratiquait le jeu le plus séduisant du moment.

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À LA CHARNIÈRE DES ANNÉES 20 ET 30, QUILLAN ABRITA LE PREMIER CLUB PROFESSION­NEL ET MIT LE FEU AU RUGBY FRANÇAIS AVEC DES CONSÉQUENC­ES EN CASCADE.
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 ?? Photos archives Midol et DR ?? Les joueurs de l’US Quillan coiffés du fameux chapeau Thibet, qui se vendait dans le monde entier et qui était fabriqué sur place. Le mécène s’appelait Jean Bourrel (ci-dessus), il fut aussi maire et conseiller général de la cité.
Photos archives Midol et DR Les joueurs de l’US Quillan coiffés du fameux chapeau Thibet, qui se vendait dans le monde entier et qui était fabriqué sur place. Le mécène s’appelait Jean Bourrel (ci-dessus), il fut aussi maire et conseiller général de la cité.

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