1980, UN MATCH DE FANTÔMES
QUEL SOUVENIR QUE CET ÉCOSSE-FRANCE SURRÉALISTE. FERRASSE QUI BOULEVERSE L’ÉQUIPE PAR DESSUS LA TÊTE DES SÉLECTIONNEURS. L’EXCELLENT GABERNET QUI TRANSMET L’ANNEAU MAGIQUE À UN IRVINE EXCEPTIONNEL ET ADRIEN MOURNET PRÉVU À LA MÊLÉE ET QUI JAMAIS, NE JOUA LE TOURNOI.
Cet Écosse-France 1980, ce fut tout un poème, sur le terrain d’abord, mais aussi en coulisses. Deux souvenirs terribles hantent nos mémoires, la défaite du XV de France crucifié (22-14) par un dernier quart d’heure écossais venu d’une autre planète. Les tricolores dominateurs jusque-là renversés par les ultimes chevauchées de Andy Irvine et de Jim Renwick.
Mais avant même le coup d’envoi, le match avait fait couler beaucoup d’encre. Les sélectionneurs commandés (en théorie) par Elie Pébeyre avaient formé une équipe. Ils étaient forcément traumatisés par les reculades subies face à l’Angleterre au Parc des Princes, alors, ils avaient tenté des paris avec trois débutants, à la charnière et en numéro 8. Adrien Mournet (Bagnères), Pierre Pédeutour (Bègles) et Michel Clemente (Oloron) allait revêtir leur premier maillot frappé du coq. On ne parle pas ici d’une ébauche ou d’une estimation. Le XV était officiellement sorti, certes quinze jours avant le match.
L’OUKASE DE FERRASSE
Mais on disait les « patrons » du XV de France déboussolés et même fébriles après la leçon de réalisme donnée par les Anglais. Et puis, coup de tonnerre, à une semaine du rendez-vous de Murrayfield, Albert Ferrasse, président de la FFR avait tapé sur la table. Ou plutôt, d’un trait de plume, il avait imposé sa propre équipe. Un oukase en bonne et due forme, un passage en force, totalement sans précédent. Albert Ferrasse n’y était pas allé avec le dos de la cuillère. En accord avec lui-même, il avait décidé cinq changements : au revoir les débutants Mournet et Pédeutour, mais aussi Patrick Salas (pilier gauche), Yves Duhart (deuxième ligne) et Alain Maleig (deuxième ligne). Bonjour Jérôme Gallion, Alain Caussade (demis) Francis Haget, Jean-François Marchal (deuxième ligne) et Armand Vaquerin (pilier gauche). L’histoire du rugby français serait donc hantée par une « équipe fantôme » qui exista potentiellement pendant une semaine. Pour jouer en Écosse, ça tombait bien.
Pour Elie Pebeyre et les sélectionneurs, le désaveu était énorme. Imaginez Bernard Laporte faisant la même chose vis-à-vis de Fabien Galthié, après l’envoi des mails officiels du service com de la FFR. Aujourd’hui, avec un brin de nostalgie, on se dit en souriant que… c’était l’époque qui voulait ça. Mais non, même en 1980, l’affaire avait stupéfié tout le monde.Via le Midol de l’époque, on se rend compte qu’Albert Ferrasse avait appelé directement une série d’entraîneurs de clubs pour s’entretenir de l’état de forme des uns et des autres. Ils lui avaient expliqué que certains de leurs joueurs n’étaient pas prêts pour le niveau international. Le poids du patron de la FFR était tel que tout ceci déboucha sur des déclarations édifiantes d’Elie Pébeyre, le boss de la commission de sélection. Des mots en forme d’autocritique digne de la Chine de Mao Zedong.
Une fois l’oukase de Ferrasse tombé, il se retrouva contraint à des déclarations lunaires pour sauver les apparences : « Après 24 heures de réflexion, je me suis rendu compte que nous avions agi avec trop de précipitation… c’est pourquoi je me suis résolu à tout remettre en question. Je sais qu’en agissant ainsi je provoque des remous, mais le moment est trop important pour reculer devant des moyens radicaux. » On a souvent interprété ce moment comme une date clé, le moment où Ferrasse comprit qu’il faudrait à moyen terme nommer un entraîneur-sélectionneur unique que serait Jacques Fouroux en 1981. Bébert préparait le terrain pour son fils spirituel, par ailleurs ennemi juré de Pébeyre.
La collégialité extrême entretenait trop de flou, trop de palabres, trop de marchandages comme pour l’attribution du Prix Goncourt. Il y avait alors treize sélectionneurs, Midol présentait une simple réduction à six comme un progrès décisif. « Je suis victime de la lourdeur de l’appareil… Je m’étais mépris sur la prestation de Gallion. Et son rappel implique celui de Caussade car il n’a jamais joué avec Pédeutour. » Une fois son acte de contrition récité, Elie Pebeyre avait alors balancé quelques petites torpilles : « On devait se réunir le dimanche pour donner l’équipe le lundi matin, on s’est réunis le samedi pour faire plaisir à Jean Desclaux (autre sélectionneur) qui voulait partir le samedi en voyage d’affaires (et paf !). Et j’ai annoncé l’équipe le dimanche matin pour faire plaisir à des journalistes (re paf ! C’est la faute de la presse, un classique). J’ai commis deux erreurs, trop de compréhension et trop de précipitation. »
Toute cette farce tragicomique déboucha sur un match finalement magnifique, dominé par d’excellents Français pendant 65 minutes, autour de Serge Gabernet, l’arrière du Stade toulousain. Le pauvre, d’abord roi du terrain avec un essai sur une relance d’école et une pénalité de 45 mètres, Mais il tenta une ultime contre-attaque avortée qui déboucha sur l’incroyable retour écossais. Et de 14 à 4, le score passe à 14-22, dix-huit points inscrits en douze minutes. Le vis-à-vis de Gabernet, Andy Irvine, quitta ses souliers de plomb pour s’envoler dans les nuages. Pire qu’un fantôme, ce fut un vrai revenant. Deux essais, deux pénalités et une transformation, seize points à lui seul. On a encore dans l’oreille le cri d’un Roger Couderc sidéré : « Il contre-attaque ! » Le pire, c’est que jusque-là, « Ivanohé » avait tout manqué, sept pénalités dont une face aux poteaux. Son talent brillait par intermittence, mais son moral ou son insouciance l’empêchait de gamberger. Il y aurait eu de quoi pourtant, l’Écosse restait sur treize défaites de rang.
IRVINE, UN VRAI REVENANT
À l’époque, les quotidiens sortaient des éditions sprints, disponibles à la vente une d’heure après les matchs. Les crieurs de journaux se faufilaient encore dans la foule. Un titre de l’Evening News brillait de mille feux dans la sombre et brumeuse fin d’après midi d’Édimbourg : « Le tombeur du record, détruit le French Connection. Irvine, minable, puis héros. » (le record en question était celui du total de points inscrits par un joueur britannique).
On a souvent repensé à ce match si cruel, à Pebeyre, écrasé par un système impitoyable qui serait viré à la fin de l’année, à Gabernet qui sans le savoir transmit « l’anneau magique » à Irvine, mais aussi au vrai héros malheureux, Adrien Mournet, le demi de mêlée de « l’équipe fantôme ». Celle qui dans les conditions actuelles, aurait forcément joué. Son ombre a toujours flotté sur le souvenir de cette après-midi si romantique, comme le destin du demi de mêlée de Bagnères.
Il ne devait jamais jouer dans le Tournoi des 5 Nations, ni même commencer un seul match en bleu. Au moment de l’appeler, on pensait tomber sur un homme frustré, voire aigri par un destin aussi injuste. Évincé de la sélection sans avoir rien fait de mal, victime des complexes jeux de pouvoir de la Cité d’Antin. Certains ne s’en seraient pas remis… « Non, je n’ai pas souffert de tout ça. Déjà, parce que je me suis blessé le dimanche précédent à Dax. J’aurais déclaré forfait de toute façon. » On a bien vérifié, il ne se trompe pas. Dans les Landes, il s’était fait fracasser les côtes ; C’est incroyable, Ferrasse en 1980 avait un « mojo » d’enfer. Même ses pires injustices se retournaient en sa faveur, évaporées au gré des caprices du destin ou des coups du sort des dimanches de championnat. Adrien Mournet continue : « On était en pleine euphorie avec Bagnères, je me suis dit que j’enquillerai un jour ou l’autre. Et puis devant moi, il y avait quand même Gallion. J’avais fait tout le Tournoi remplaçant. J’aurais payé pour ça. J’étais déjà si heureux. N’oubliez pas que j’avais débuté en club très tard à dix-huit ans. Avant je ne jouais qu’à l’école, au collège de Garaison. »
MOURNET N’A PAS SOUFFERT DE L’INJUSTICE DU DESTIN
C’était un numéro 9 lévrier, hyperrapide et très fin, il avait crevé l’écran avec France B contre Galles B à Bourg-en-Bresse. « Il y avait un genre de tournoi B à l’époque et je me suis bien éclaté, souvent associé avec Pierre Pédeutour. Avec France B, je suis allé en Pologne, en Russie. Le rugby m’a fait faire le tour du monde. J’ai aussi vécu deux finales du championnat 1979 et surtout 1981 contre Béziers, un match magnifique. On les avait fait galoper, et même devant, on les avait fait reculer mais notre pilier Utizverea s’est blessé trop tôt. »
Pas la moindre trace d’amertume dans les propos d’Adrien Mournet dont le complice Pierre Pédeutour serait finalement choisi, lui, pour le dernier match face à l’Irlande. « Mais attendez, j’ai une sélection… Je suis allé en Australie en 1981. C’était une boucherie. Les adversaires avaient des crampons de 22 millimètres, limés en plus. L’arbitre leur a fait enlever pour le second test. Ils entraient dans les regroupements pieds en avant. Berbizier s’était fait ouvrir l’oreille. On m’a appelé en cours de tournée, Elissalde s’est blessé à son tour au deuxième test. Je suis devenu international pour vingt minutes. » On l’avait oublié celle-là, c’est vrai. « L’encyclopédie du rugby français » ouvrage de référence n’en parle pas. À Édimbourg et à Brisbane Adrien Mournet fait figure d’international fantôme, son talent méritait mieux. ■