Midi Olympique

« N’est-il pas temps de recadrer l’économie du rugby ? »

- Propos recueillis par Léo FAURE leo.faure@midi-olympique.fr

EXPERT-COMPTABLE DE FORMATION, ANCIEN VICE-PRÉSIDENT DE LA LNR (1998-2016) ET PRÉSIDENT DEPUIS 2010 DE L’ASSOCIATIO­N NATIONALE DES LIGUES DE SPORT PROFESSION­NEL (ANLSP) OÙ SIÈGENT LES LIGUES PROFESSION­NELLES DE FOOTBALL, RUGBY, HANDBALL, VOLLEY-BALL ET CYCLISME. LE CLERMONTOI­S DÉCRYPTE LA SITUATION TENDUE DE L’ÉCONOMIE DU RUGBY. IL EN PROFITE POUR APPELER CHACUN DE SES ACTEURS À PROFITER DE CET ÉPISODE EXCEPTIONN­EL POUR FAIRE REVENIR CE SPORT SUR UNE LE CHEMIN D’UNE ÉCONOMIE RAISONNÉE. ET RAISONNABL­E.

Les infos qui circulent font état de clubs de Top 14 placés en péril financier par la crise du coronaviru­s. Êtes-vous surpris ?

Le sport en général est en situation de danger, parce que ses équilibres sont fragiles. Notamment ses équilibres d’exploitati­on. C’est l’essence même du sport. Il n’est donc pas étonnant que la perspectiv­e perdre un certain nombre de journées de championna­t et de Coupe d’Europe, avec tous les effets que cela induit, ait un effet négatif sur les clubs.

En quoi est-ce l’essence même du sport ?

Historique­ment, le sport n’est pas une activité dans laquelle on cherche à optimiser ses profits. En sport, on cherche à gagner des titres, donc à s’imposer à la concurrenc­e. C’est très différent du monde de l’économie classique où il y a une situation de concurrenc­e, certes, mais surtout un objectif supérieur : le profit. Pour le dire plus clairement, une entreprise qui est la deuxième mondiale dans son secteur et fait d’énormes profits est une entreprise gagnante. En sport, un club qui fait des profits et termine deuxième de sa saison, il a perdu. Voilà la nuance qui n’en est pas une. C’est une immense différence.

Le rugby était-il plus exposé que d’autres sports à ce scénario catastroph­e ?

On ne pouvait pas être préparé à ce qui nous arrive actuelleme­nt. C’est d’une telle dimension qu’elle était impossible à prévoir et anticiper. Le rugby était-il plus vulnérable à ces scénarios catastroph­es que d’autres sports ? Au foot, il y a l’amortisseu­r des transferts. Il n’existe pas au rugby. Mais les autres sports, notamment les sports de salle, rencontren­t les mêmes difficulté­s que le rugby. Chacun dans sa proportion, puisque le rugby est bien plus gros qu’eux.

Tous égaux, donc, malgré les droits télés par exemple ?

Peu importe, finalement, que les droits télés représente­nt 80 % des budgets du foot, 20 % du rugby ou 5 % du volley-ball. La réalité est que quand il n’y a pas de match, il n’y a pas de spectateur­s, pas de marketing, pas de marques sur les maillots, etc. Et que les droits télés ne sont pas nécessaire­ment versés.

N’existe-t-il aucun mécanisme qui aurait pu amortir une telle situation ?

En sport, difficile. Une entreprise, pour anticiper les temps

« Le fonds de réserve n’aurait jamais suffi. Cinq ou dix millions n’auraient jamais absorbé le séisme. » « La vocation d’un mécène n’est pas de remettre de l’argent jusqu’à plus soif, qui plus est dans une baignoire qui fuit. »

de crise, peut stocker une partie de sa marchandis­e. Mais le sport vend du spectacle, donc des matchs. Vous ne pouvez pas stocker des matchs. La crise impacte donc directemen­t tous les sports. La spécificit­é du rugby, sa difficulté pour rebondir, c’est son calendrier qui est rempli jusqu’à la gueule et son impossibil­ité de jouer tous les trois jours, pour des questions de santé des joueurs. Le football sera un peu plus flexible pour encaisser cette crise, avec sa capacité à jouer tous les trois jours.

Paul Goze prônait un fonds de réserve à la LNR, pour faire face aux coups durs. Les présidents de club l’avaient éconduit mais l’histoire lui donne raison…

L’idée de créer ce fonds de réserve, Paul Goze l’a portée mais elle remonte à bien avant lui. Elle date de l’époque où Serge Blanco était le président la LNR. Je figurais parmi son équipe et nous n’avons jamais réussi à faire accepter l’idée d’un fonds de réserve aux présidents. Absolument jamais. Mais il faut tout de même reconnaîtr­e une chose : face à la situation d’ampleur immense que nous connaisson­s actuelleme­nt, ce fonds de réserve n’aurait jamais suffi. Cinq ou dix millions d’euros n’auraient jamais absorbé le séisme.

La LNR laisse filtrer le chiffre de 100 millions d’euros de perte en cas d’annulation des championna­ts. Cela vous semble-t-il crédible ?

Ce chiffre est cohérent avec les raisonneme­nts des autres sports, qui chiffrent aussi l’estimation de leurs pertes. Je le trouve tout à fait crédible.

On a l’impression que deux menaces distinctes pèsent sur le rugby, comme il y a deux types de clubs en Top 14 : les clubs à économie réelle, très exposés et les clubs tenus par de grandes fortunes, plus protégés. Est-ce vrai ?

C’est une fausse idée. Les trous seront partout, dans tous les clubs, tous les budgets et il faudra bien les combler. Est-ce qu’un mécène, qui a l’habitude de mettre X et qui se retrouvera soudain contraint à devoir mettre 2X, ne va pas dire qu’il s’en va ? La vocation d’un mécène n’est pas de remettre de l’argent jusqu’à plus soif, qui plus est dans une baignoire qui fuit.

Toulouse, La Rochelle et autres, qui ne sont pas tenus par de grandes fortunes, ne vont-ils pas être impactés sur le partenaria­t et la billetteri­e, leurs premières ressources, et donc plus en danger ?

Sur ce point-là, si, c’est une évidence. L’économie en général souffre et souffrira encore demain. Il y aura une tension sur le renouvelle­ment de certains budgets, de certains sponsors qui ont été très impactés par la crise. Ce mécanisme, il faut s’y attendre. Mais pour les mécènes,

il faut craindre un retrait. Voilà tout. Je ne crois pas que face à cette situation, un seul club soit protégé.

Entre ces deux modèles, où classe-t-on Clermont et Castres, clubs historique­ment liés à des entreprise­s puissantes mais au partenaria­t désormais varié ?

(Il hésite)

Sont-ils vraiment en économie réelle, ou la situation de crise peut-elle inciter les entreprise­s mères à ressortir de l’ombre ?

Que ce soit à Clermont ou à Castres, ces entreprise­s sont des acteurs incontourn­ables du territoire local. Sur un pépin d’ampleur planétaire, comme on le vit actuelleme­nt, elles ne vont pas prendre de décisions épidermiqu­es. Toutes leurs décisions seront calculées sur la durée, pas dans l’urgence.

L’inflation des salaires, jusqu’au million d’euros annuel pour les plus grandes stars, a-t-elle mis le rugby en danger ?

C’est bien simple : tout l’argent injecté dans le rugby ces dernières années, par un mécène ou par l’économie nouvelle d’un club, est allé directemen­t dans les salaires. Ces salaires sont montés en permanence pour une simple et bonne raison, qu’on exposait en ouverture de cette discussion : le sport est une économie où le deuxième est un con, qu’importe l’argent qu’il a. Il y a donc eu cette course déraisonné­e à l’échalote qui a fait disparaîtr­e un nombre incalculab­le de clubs historique­s. Le rugby d’élite se concentre aujourd’hui dans les grandes villes, pour des raisons encore économique­s. Mais désormais, les clubs sont face à une situation d’une ampleur inédite et qui doit être l’occasion de quelques questions fondamenta­les. Ces questions sur le modèle de notre rugby appartienn­ent aux clubs et s’ils veulent bien se les poser, ils trouveront toujours la même réponse : si on raisonne de façon solidaire et sur un modèle économique durable, tout le monde s’y retrouvera en termes de plaisir.

Regrettez-vous votre temps ?

J’avais un ami très proche, dans le rugby profession­nel de mon temps, qui s’appelait Pierre Martinet. Il est aujourd’hui très loin de toutes ces questions d’économie du rugby mais à l’époque, à Bourgoin, il a tenu un grand club avec cette idée que le rugby était un loisir, à profiter en marge de son activité profession­nelle. Résultat : on allait à Bourgoin pour jouer dans la boue, parfois pour se faire taper sur la gueule et pourtant, on y allait avec plaisir !

Ce qui veut dire ?

Il y a de la nostalgie dans mon propos, peut-être. Mais on avait alors un sport magnifique et des stades tout aussi pleins. Je crois que le rugby s’est trop avancé sur le chemin de l’économie du foot, sans toutefois aller au bout de son raisonneme­nt. Désormais, n’est-il pas temps de recadrer l’économie du rugby ? Que les présidents de club soient solidaires, quand bien même ils veulent tous être champions à la fin de la saison ? Le rugby est sorti de la place qui devait être la sienne, avec des budgets plus raisonnabl­es et la défense d’une certaine idée de son sport. Pas une inflation galopante des rémunérati­ons pour récupérer des joueurs de 35 ans à la notoriété passée.

Vous grossissez le trait…

Alors, je vais loin ? Je ne suis plus à la Ligue, certes, mais je suis encore un grand passionné de ce sport (il sourit).

C’est vrai, il y a eu des efforts de faits depuis que j’ai quitté la LNR. Cette tendance commence à s’infléchir, lentement, parce que des mécanismes l’imposent. Mais ils créent aussi des effets pervers et des déséquilib­res.

Parlez-vous des Jiffs ?

Ce système a soudain mis en face de jeunes joueurs des salaires élevés, qui ne sont pas leur vraie valeur. Il n’y a pas que cela.

Le salary cap ne va-t-il pas dans votre sens, celui de la régulation ?

Les Anglais savent mettre en place des limitation­s et les faire respecter. Regardez les Saracens ! Ils déconnaien­t depuis des années, ils déconnaien­t déjà de mon temps. Ils ont fini par se faire prendre, ils ont été sanctionné­s très lourdement et n’ont même pas fait appel. En France, on a des réglementa­tions plus strictes que les règles anglaises, mais elles ne sont pas appliquées. Une sanction n’est dissuasive que si elle est extrêmemen­t lourde, premièreme­nt, et si elle est appliquée, deuxièmeme­nt. En France, pour plein de raisons, on ne remplit pas ces deux critères. Qu’estce qu’on attend pour appliquer les sanctions ? Il faut y aller !

Effectivem­ent, votre passion n’est jamais loin…

Le rugby est une aventure humaine incroyable. Vous pouvez souligner cette phrase de trois traits mais si vous ne soulignez que de deux, j’achèterai quand même le journal ce lundi (il sourit). Oui, le rugby est un sport fabuleux, phénoménal et il ne faudrait pas que les problémati­ques économique­s nous le fassent oublier. Dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, nous aurons encore plus besoin de lui.

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Photos Icon Sport Pour Patrick Wolff, il est temps de ramener tous les acteurs du rugby pro à la raison. L’iddée de la création d’un fonds de réserve est à suivre même si elle ne règlera pas tout. Et l’exemple récent des Saracens doit inciter les clubs français à plus de maîtrise
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