Affronter le réel
Quelque chose se passe qui me dépasse, comme si la vie covidienne n’impactait pas la vie quotidienne. Fabien Galthié et Raphaël Ibanez sont des hommes de raison. Ils ont une authentique éthique de travail et leur vision s’identifie à ces mots de l’écrivain américain Wallace Stevens : « Il faut voir le monde avec un oeil neuf et sentir qu’on peut le réinventer. » Alors, rejetant toute rigidité et l’idée même de frustration, quitte à piétiner l’idylle de l’hiver entre l’équipe de France et les clubs, ils ont — avec l’appui de Bernard Laporte — attaqué dès le vestiaire et même depuis le parking, épousant la proposition de l’organisme privé qu’est World Rugby d’un automne à six tests-matchs internationaux. On voit bien l’ambition, mais l’idéal n’est-il pas un jusqu’au-boutisme ? Après six mois sans jouer, cinquante-six jours de mise à disposition pour les sélectionnés, six doublons en Top 14 pour leurs clubs ! À ce stade d’exigence, on croirait assister à un rituel de passage à l’âge adulte.
J’entends tout à fait les idées fortes de Fabien Galthié, se refusant à changer de méthode, affirmant : « Plus tu joues ensemble, plus tu progresses. C’est une conviction que je ne veux pas remettre en question. » Dans les conditions sans précédent que nous subissons, empiler les raisons peut mener à la déraison. Car l’incertitude règne, nous ne savons rien du futur proche. Plusieurs alertes pourtant ont été autant de signaux d’alarme : la possible annulation des Jeux olympiques de Tokyo en 2021 ; Auckland reconfinée au moment de la finale du Super Rugby Aotearoa, malgré ses 43 000 billets vendus ; la tournée des Lions britanniques en Afrique du Sud l’année prochaine sujette à caution ; plus près de nous, l’annulation du Marathon de Paris du 15 novembre (entre FranceIrlande et FranceJapon), épreuve qui avait compté 49 155 coureurs en 2019, un rêve pour le président et le trésorier de la FFR. Seulement voilà : comment persuader l’État de passer d’une jauge de 5 000 spectateurs (en vigueur jusqu’au 30 octobre) à une jauge dix fois supérieure par exemple ? Certes, il convient de renflouer les caisses des fédérations, mais à quel prix ? On le sait, la situation sanitaire s’est dégradée, la transmission du Covid-19 s’accélère à nouveau, l’Île-deFrance est en pleine reprise épidémique, tous âges confondus, notamment en SeineSaint-Denis où se situe le Stade de France…
Alors, imaginons cette arène dignement remplie à trois ou quatre reprises ; dans l’attente d’un improbable passeport sanitaire pour chaque spectateur, visualisons les milliers de supporters se pressant dans les wagons du RER ; et gardons à l’esprit le match du 19 février Atalanta Bergame-FC Valence en Ligue des Champions, au stade San Siro de Milan. 40 000 personnes au comble du bonheur s’embrassaient sur les gradins et, à leur retour, Bergame faillit devenir « ville morte ».
Six matchs internationaux en sept semaines, donc, voilà le pari, avec les risques de tous ordres que l’on pressent, particulièrement pour les joueurs dont on ne saurait affirmer qu’ils auront recouvré l’intégralité de leurs moyens. Camper sur cette position extrême me paraît relever de l’abstraction, dans le droit fil de cette année folle. Face à la pandémie, à la fragilité qu’elle entraîne jusqu’au recours à l’utopie, il faut bien entendu inventer une nouvelle normalité et raison garder, en évitant le virus de la division. ■
« Dans les conditions sans précédent que nous subissons, empiler les raisons peut mener à la déraison. »