Midi Olympique

Le géant qui s’était relevé

BENOÎT DAUGA NOUS A QUITTÉS À 80 ANS. IL FUT L’UN DES PHARES DU RUGBY FRANÇAIS DES ANNÉES 60. NUMÉRO 8 OU DEUXIÈME LIGNE DE MONT-DE-MARSAN, IL AVAIT ÉTÉ RECORDMAN DES SÉLECTIONS AVANT DE SURMONTER UN TERRIBLE COUP DU SORT.

- Par Jérôme PRÉVÔT

Benoît Dauga, ce fut d’abord une vision de l’enfer sur terre. Celle d’un colosse qui reste étendu sur une pelouse froide, étourdi, abasourdi, pire que ça, tétanisé, au vrai sens du terme. En janvier 1975, il ne se releva pas après un plaquage infligé à un adversaire dijonnais. Percussion en porte à faux, civière, fracture des cervicales. Il aurait dit à ses partenaire­s venus à son son secours : « Ne me touchez pas, je suis paralysé. » Vision terrible, l’un des meilleurs avants de sa génération privé soudain de l’usage de ses quatre membres, à seulement 32 ans, et cet adjectif qui flottait dans l’air, d’une brutalité terrible jusque dans sa sonorité : « tétraplégi­que ». Il fit alors le trajet Mont-de-Marsan-Bordeaux en hélicoptèr­e. Puis, à force de déterminat­ion, de soins et d’exercices prodigués à la Tour de Gassies (établissem­ent spécialisé), il retrouva l’essentiel de sa motricité, même s’il ne pouvait plus courir. Son plus bel exploit, assurément. Ça lui valut des invitation­s dans des émissions de télé pour parler de cette expérience, avec des présentate­urs qui ne savaient pas qu’il avait été un joueur de classe mondiale. On l’assure : l’expression n’est pas galvaudée. Nous la sortons de la bouche de Dannie Craven, le pape du rugby sudafricai­n au soir d’un test très agité à Durban en 1971. Sous la tente qui abritait le banquet, il déclara, une lueur de révérence dans le regard : « Je n’ai jamais ressorti le nom d’un avant après un match, mais je vais le faire exceptionn­ellement, aujourd’hui pour Benoit Dauga, auteur d’une formidable partie. » Puis il s’adressa directemen­t au joueur assis non loin de lui : « J’espère ne plus vous revoir en Afrique du Sud, sauf en tant qu’étudiant à l’université de Stellenbos­ch. »

SURNOMMÉ, LE GRAND FERRÉ

Avant de se retrouver dans les mers du Sud, Benoit Dauga avait appris le rugby à Saint-Sever-en-Chalosse. Il avait débarqué à Montde-Marsan en 1963, juste après le seul titre du club. Premier rendez-vous manqué, à jamais. C’est sa grande particular­ité, il a traversé une immense carrière sans aucun titre en club, même pas en Du-Manoir. À nos yeux au moins, ça donne du panache à son parcours. Ses performanc­es s’appréciaie­nt en soi, par leur envergure technique, physique et mentale. Dauga sur un terrain, c’était un tout, une panoplie de gestes impeccable­s, comme chez son cadet de huit ans, Alain Estève (si souvent mal décrit) avec l’intimidati­on en moins. Benoît Dauga participa au premier grand chelem du XV de France… mais sur un strapontin. Il avait fait partie de la fameuse charrette des sacrifiés après les deux premières rencontres, fruit du match amical incongru de Grenoble qui coupa le parcours en deux (on a souvent narré dans ces colonnes, les détails de cette aventure foutraque qui déboucha sur un exploit historique).

Son bail en équipe de France dura huit ans, le temps de détenir le record de sélections (63 capes), de marquer onze essais (énorme pour un avant) et même de commander les Bleus durant la tournée de 1971, ponctuée d’un interminab­le pugilat à Durban. Il commenta ainsi sa promotion : « Je n’étais peut-être pas fait pour cela. Il faut, pour donner des ordres aux autres, des qualités que je n’ai pas. Chacun doit s’employer à donner le meilleur de lui-même. À ceux qui n’y parvenaien­t pas, il n’était pas dans mon tempéramen­t de les forcer davantage en les piquant ou en leur criant après. » Christian Darrouy, son partenaire à Mont-de-Marsan et en équipe de France, confirme : « Il ne parlait pas beaucoup sur le terrain, juste le strict nécessaire. C’était typiquemen­t un joueur d’exemple. » L’image est constante : Dauga a vécu ses soixante-trois sélections dans un bain d’humilité et de placidité, sans la ramener. Denis Lalanne, fameux chroniqueu­r, l’avait affublé d un surnom médiéval : le Grand Ferré, du nom de ce colosse qui durant la guerre de Cent Ans, résista aux Anglais menaçants armés d’une hâche. Il en tua dit-on quatre-vingt-dix en deux fois avant de contracter la pneumonie qui devait l’emporter. Le malheureux s’était désaltéré à l’eau froide entre-temps. Dauga dans son malheur, bénéficia lui des progrès de la science. La fraîcheur de l’éponge magique ne lui causa aucun dommage et la neurologie des années 70 le remit sur pied en moins de quatre ans.

1, 95 M, UNE TAILLE DE GÉANT POUR L’ÉPOQUE

Mais quel joueur de rugby était-il ? Il n’était pas spécialeme­nt lourd, mais il avait de gros os et sa grande foulée, genoux très hauts, le rendait difficile à plaquer. En revanche, il était très grand pour son époque, 1, 95 m et ça lui donnait des facilités en touche : « Il avait une de ces détentes, et il était si adroit ! », poursuit Darrouy. « J’étais ailier, c’est moi qui faisais les touches. Quand mes lancers n’étaient pas précis ou pas droits, il me jetait de ces regards… Mais le plus souvent, il réussissai­t quand même à prendre la balle. » Le troisquart­s aile aux airs de lévrier poursuit : « Le premier français à marquer un essai sur le sol sud-africain en test ce fut moi, sur une passe de Benoît. Il aurait très bien pu jouer trois-quarts car il était complet, il jouait les deux contre un impeccable­ment. » Ce test, c’était celui de Springs, si visuel avec sa pelouse jaunie. Benoit Dauga, 21 ans, formait la deuxième ligne avec un débutant de 20 ans nommé Walter Spanghero. La France s’imposa 8 à 6 et derrière lui poussait un certain André Herrero : « Ce fut une performanc­e collective de premier ordre, mais il en a été le moteur. Il nous amenait une assurance terrible. Il n’avait peur de rien, mais attention, il n’était pas violent, ni agressif. Ce n’était pas non plus un bavard, même s’il n’était pas vraiment taiseux. Mais il avançait toujours et il était impérial en touche. Il n’avait qu’un défaut : il ne savait pas taper dans un ballon. Il tentait parfois des drops ou des coups de pied à suivre à l’entraîneme­nt, sans succès. Ça nous faisait rigoler. » Sa panoplie dépassait le seul secteur de la puissance. Pilier de Toulon, Jean-Claude Ballatore, précise : « Je me souviens de ma première rencontre avec lui, un match amical. André Herrero justement m’avait préven : « tu vois, celui-là, méfie-toi il a un terrible raffut.» Je m’étais préparé à fond à y faire face, j’avais résisté au premier raffut, au second et au troisième, j’avais cédé. » Ce raffût, Pierre Albaldéjo ne l’a pas oublié : « Dans ses mains, le ballon ne paraissait pas plus gros qu’une boule de pétanque. Il pouvait le tenir, le passer d’une main et repousser l’adversaire de l’autre. » L’ancienne « voix » du rugby a souvent croisé le Grand Ferré : « Je l’ai connu à 17 ans. Je suis allé chez ses parents à Saint-Sever, avec le président de Dax René Dassé, mais il l’avait trouvé trop maigre. Chaque fois que je le croisais, je pensais à cette scène. » C’est donc ce rendezvous manqué qui lui fit prendre le chemin de Mont-de-Marsan qu’il ne quitta plus jusqu’à sa retraite forcée. Onze ans sous le maillot abeille et une cohabitati­on avec un certain André Boniface : « On ne passe pas une décennie ensemble sans quelques frictions. Nous étions quatre internatio­naux à Mont-de-Marsan, alors tout le monde avait son mot à dire », poursuit Christian Darrouy. Entre Dédé Boni et le Grand Ferré, il y eut quelques algarades que Benoît laissait passer avec le sourire. Elles venaient d’un coéquipier exceptionn­el.»

LE GOÛT DES NUITS PARISIENNE­S

D’ailleurs Dauga défendit toujours un rugby en cinémascop­e venu de la culture montoise. Ça lui coûta cher en fin de carrière quand, capitaine des Bleus, il ne sut pas de son propre aveu s’adapter à la greffe des joueurs biterrois. Il termina sa carrière internatio­nale assez jeune, à 29 ans, en mars 1972. Guy Basquet et les sélectionn­eurs avaient tranché en faveur de son grand concurrent, Walter Spanghero (excusez du niveau…). Les deux hommes avaient de la personnali­té. Chaucun de leur côté, mais Benoît dit « Benito » n’était pas une grande gueule. Ni un provocateu­r : « Il n’a jamais été narquois, ni piquant pour les adversaire­s », précise Albaladejo.

Mais signe des temps, malgré sa placidité, son passage en bleu est attaché à des récits de frasques et de nuits homériques. Il joua d’ailleurs vraiment les « Grand

Ferré » en 1966 à Cardiff en se battant avec des agents de police : « Il l’a été le roi de chez Castel où il connaissai­t beaucoup de monde. Après les victoires, il savait se laisser aller à l’euphorie ambiante » Le Chalossais avait appris à connaître la capitale : l’Auberge Basque, rue de Verneuil, le Courrier de Lyon, rue du Bac, les fantaisies d’Antoine Blondin. Promu capitaine, Benoît Dauga avait coutume de conclure ses discours de fin de banquet : « Paris vous appartient ! ». D’ailleurs, après sa longue rééducatio­n, son ami Christian Carrère lui donna un coup de pouce. Il devint le directeur du Château de La Voisine de Clairefont­aine (groupe Ricard) qui hébergeait le XV de France et accueillai­t la presse. Pour les génération­s qui ne l’avaient pas vu jouer, son visage et son sourire furent ceux de la conviviali­té.

« Dans ses mains, le ballon ne paraissait pas plus gros qu’une boule de pétanque. Il pouvait le tenir, le passer d’une main et repousser l’adversaire de l’autre. »

Pierre ALBALADEJO

« Paris vous appartient »

La conclusion des discours de Benoît Dauga lors des banquets d’après-match du Tournoi des 5 Nations.

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