LA RÉSISTANCE ANGLAISE AU MATÉRIEL ET AUX COTATIONS
Le mousqueton est antianglais Les techniques du sixième degré révoltèrent l'Alpine Club. Le charme de l'alpinisme, disait Éric Shipton (alpiniste et explorateur anglais, “Everester” dès 1933 à l'âge de vingt-cinq ans), repose en grande partie sur la simplicité de ses moyens. En 1939, Shipton mentionnait, au courant de la plume, quatre outils : le piolet, la corde, les crampons et, souci d'himalayiste aux yeux bleus, les lunettes fumées. Citadelle du conservatisme, garant d'une tradition qui s'ancre dans les premiers âges et les premiers fastes de l'alpinisme, l'Alpine Club réprouva, sans réserves et en des termes violents, l'emploi des pitons et des mousquetons dans les Alpes orientales. Vers 1925, la course au sixième degré, esquissée avant guerre par les prouesses d'un Dülfer, commence dans les Dolomites, sans les Anglais, et sans les Français, ceux-ci ayant plus ou moins imité les Anglais dans leur réprobation. Armand Charlet, le grand guide français, n'enfonça ses premiers pitons qu'en 1934, dans une tentative aux Grandes Jorasses, sur l'éperon Croz. Les moyens du sixième degré, l'Alpine Club les juge mécaniques et d'autant plus contradictoires avec l'esprit de l'alpinisme qu'une fascination de casse-cou pour le danger perce dans les récits des sestogradistes. Le ton monte dans les revues anglaises lorsque la génération du sixième degré s'attaque aux grandes parois des Alpes occidentales, aux grandes faces nord en particulier, tels que Cervin, Eiger ou Grandes Jorasses avec les moyens tant diffamés, pitons et mousquetons. Les Anglais vaticinent et utilisent le langage religieux. Le piton est sacrilège. En 1921, Mallory et Norton vers leur plus haut point (8 140 m), photographiés par Somervell. Bien qu’opposés à l’emploi de pitons et à l’évaluation des difficultés, les Britanniques étudièrent dès 1922 l’utilisation de bouteilles d’oxygène en altitude, sous l’impulsion de George Ingle Finch… Il faut lire l'un des grands historiens anglais de l'alpinisme dans ces annéeslà, R.L.G. Irving, professeur de mathématiques dans un établissement prestigieux, excellent alpiniste lui-même, mentor de Mallory (le héros de l'Everest, disparu en 1924). Le mousqueton, selon Irving, est un anneau qui dégrade les parois, un signe des temps apocalyptiques où le monde s'avance dans le sillage des fanatiques du piton. Irving cite la Bible : « La grande invention dont cet âge de la machine a doté le grimpeur est le piton, et sa forme varie depuis la grosse cheville de fer mal dégrossie jusqu'à l'élégante et délicate feuille d'acier. Il peut être orné d'un anneau, de sorte que les plus fières faces rocheuses subissent la dégradation dont a parlé le prophète : “Et voici je mettrai un anneau dans ton nez” » . Le mousqueton se dit mousqueton en français, moschettone en italien et karabiner en allemand, précise R.L.G. Irving, ajoutant qu'il n'y a pas de mot anglais pour mousqueton car cet outil est « antianglais de nom et de nature » . Karabiner. Carabiner Tout cela est écrit noir sur blanc dans un ouvrage de référence, paru en France, chez Payot en 1948, et en Angleterre avant la Seconde Guerre mondiale : La Conquête de la montagne. Sur cette diatribe, sur cette querelle des moyens, plane l'ombre des deux guerres, l'une passée, l'autre à venir. La guerre européenne de trente ans (1914-1945) se poursuit en paroi entre des écoles d'alpinisme antagonistes. Le piton, c'est de la mécanique, et lorsqu'on claque un mousqueton, c'est de la mécanique allemande par-dessus le marché : Karabiner ! L’échelle de Welzenbach Les Anglais étaient d'autant plus furieux que les Allemands de Bavière avaient inventé un piton pour la glace (1924) utilisé pour la première fois en face nord du Gross Wiesbachhorn par la cordée Rigele-Welzenbach. Ingénieur munichois, Willo Welzenbach avait aggravé son cas avec son système de cotations et ses chiffres secs comme un claquement de bottes ou de mousquetons, pour définir la difficulté des parois. Six degrés : ein, zwei, drei, vier, fünf, sechs ! Encore une idée des Boches ! L'échelle de Welzenbach fut âprement controversée entre les deux guerres en France comme en Angleterre. Rien n'échappe à la politique d'un pays dont on est solidaire de facto, pas même l'alpinisme, pas une escalade, pas un solo, pas un clou, pas même l'emploi d'un mousqueton. Et au même moment, rien n'est plus apolitique et anhistorique que l'alpinisme si on le réduit à son essence : le plaisir de monter. On a depuis rebaptisé le piton pour la glace : c'est une broche. Quant au mousqueton « antianglais », les Anglais ont finalement adopté avec l'objet, le mot allemand à une lettre près : carabiner. L'échelle de Welzenbach, admise par tous les milieux alpins après guerre, s'élargira aux courses de neige et de glace. Une cotation pour l'escalade artificielle sera même imaginée par les Français : A1, A2, A3, A4, en fonction des difficultés du pitonnage. Les controverses sur les moyens de l'alpinisme changent de ton après 1945, malgré la pitonnite aiguë du moment et les excès de l'escalade technologique. Sagement, avec le retour de la paix et du bon sens en Europe occidentale, les Anglais s'outillent peu à peu comme les fanatiques du sixième degré. En 1972, Dougal Haston, le grand alpiniste écossais, eut des mots très justes ( En hauts lieux) sur ces polémiques de l'entre-deux-guerres : « L'ascension de la face nord de l'Eiger constitua l'un des plus grands problèmes alpins des années trente : une paroi haute de 1 800 mètres, crépitante de chutes de pierres, célèbre pour les orages soudains qui s'y abattent. Elle a été le théâtre de plusieurs tragédies. » Les alpinistes rétrogrades sortaient de leurs trous : « Quiconque gravira la face nord de l'Eiger aura réalisé la variante la plus imbécile de la montagne. » Et, évidemment, étant donné que les précurseurs étaient toujours allemands : « Des nazis qui grimpent pour décrocher des médailles… En l'honneur de la mère patrie. » « Je n'ai que mépris pour ces critiques. Ces pionniers étaient des hommes braves. Ils ont grimpé, non pour la gloire, mais pour l'amour de la montagne et, souvent, tout autant pour s'éloigner de l'Allemagne hitlérienne que pour la glorifier. Ceux qui se sont attaqués à la face nord comptaient parmi les meilleurs de l'époque. »
Gilles Modica