>L’instrumentalisation de la montagne et de l’alpinisme par les États totalitaires,
Les mouvements antagonistes entre clubs culminent lors de la Première Guerre mondiale avec l’engagement des troupes alpines notamment dans les Dolomites. Les suites en sont importantes ; défaites, l’Autriche et l’Allemagne laissent se développer un fort d
Première Guerre mondiale : la montagne héroïque
Les troupes alpines sont une création récente des armées, que ce soit en Autriche (1866,
Tiroler Jägerregiment, puis Gebirgsjäger), en Italie ( Alpini, chasseurs alpins et
Bersaglieri, infanterie légère, dès 1872) ou en France (1888 pour les Chasseurs alpins). Toutefois, ni les conditions spécifiques du terrain, ni le climat, ni les équipements n’avaient retenu l’attention des états-majors. En 1915, lorsque les Italiens, jusqu’alors neutres, se rangent du côté de la France et de la Grande-Bretagne, le choc avec l’Autriche est inévitable et il se produit là où passe la frontière entre les deux États, dans les Dolomites pour l’essentiel. Le paradoxe est que les grandes batailles déterminantes auront lieu plus à l’est, à Asiago, Caporetto, Vittorio Veneto. Cette guerre spéciale, où les montagnes seront trouées de milliers de cavités abritant matériel, mitrailleuses et mortiers, truffées de casemates et de postes d’observation, oblige à installer les soldats dans des endroits difficiles d’accès, voire accessibles uniquement à des alpinistes, préludes à la création de nombreuses vie ferrate (dans les Fanès et les Tofane, avec le tunnel du petit Lagazuoi, le groupe de Sesto avec le sentier des Alpins, aux Tre Cime et au mont Paterno, au Cristallo, etc.). Le combat est un combat rapproché qui privilégie les petits groupes, la mobilité et la rapidité, qui replace le soldat au centre de l’action, ce qui le différencie encore plus du combattant de la plaine, perdu
dans une masse anonyme, d’autant plus que les commandements de l’époque ne faisaient pas grand cas de la vie de ce soldat. Ainsi, les qualités de l’alpiniste deviennent celles du soldat, ou inversement. Dans un article
publié dans Alpi, Diego Leoni écrit : « Comment imaginer la guerre dans les Dolomites sans prendre en considération le fait que sur le terrain s’affrontèrent comme soldats ennemis quelques-uns des représentants italiens et austro-allemands parmi les plus brillants de l’alpinisme dolomitique ? Jori, Piaz, Fanton, Cozzi, Zanutti, Andreoletti, Garbari combattant chez les Alpini et, en face, les Kaiserjäger Dibona, Forcher, Innerkofler [...] et surtout son frère Sepp, le plus célèbre guide des Dolomites, un grimpeur de grande classe1. » Le cas de Sepp Innerkofler justement est emblématique de cette mythification, de l’héroïsation de l’alpin. Convaincu de la position stratégique du mont Paterno, Innerkofler tente en vain de convaincre ses supérieurs de s’emparer de ce lieu et se heurte à un non catégorique. Le sommet ayant été pris par les Italiens, Innerkofler décide de reconquérir seul la place et, le 4 juillet 1915, il escalade la difficile arête nord-ouest de la montagne : parvenu au sommet, il se trouve face à un Alpino qui, après un duel quasi fratricide, le précipite dans le vide. Fait d’arme sans aucune importance quand le front s’étendra sur des kilomètres, inutilité, mais beauté du geste désespéré, rivalité d’homme à homme, autant d’éléments qui vont devenir des incontournables pour la littérature spécia-
lisée. Et Leoni, encore une fois, trouve les
mots justes : « Expériences limites, l’alpinisme et la guerre trouvèrent sur le front des Dolomites un terrain qui les unissaient et les inscrivaient dans le cadre du mythe et de l’épopée2. »
Innerkofler escalade la difficile arête nordouest de la montagne : parvenu au sommet, il se trouve face à un Alpino qui, après un duel quasi fratricide, le précipite dans le vide
Les combats vont créer ces mythes véhiculés par une littérature de guerre en montagne conséquente, autant italienne qu’autrichienne, et rédigée pour l’essentiel par des officiers bien souvent alpinistes, littérature largement ignorée chez nous. Pour les Italiens, on citera Antonio Berti, Luigi Cadorna, Mario Ceola, chez les germanophones, Günther Langes, Heinz von Lichem, Walther Schaumann ou Viktor Schemfil. La thématique constitue aussi une bonne part des textes à paraître dans les revues des deux clubs alpins, où seront déclinés à l’infini les concepts de patrie et d’héroïsme avec, selon que l’on se situe du côté des vainqueurs ou des vaincus, euphorie ou amère déception.
Situation au sein du DÖAV
Les suites de la défaite de 1918, matérialisées par le traité de Versailles du 28 juin 1919, sont énormes pour les deux États allemands : en Allemagne, une révolution chasse l’empereur et installe une République, dite de Weimar, après une période de chaos. En Autriche, les tendances séparatistes des nombreuses entités qui constituent l’empire austro-hongrois le font littéralement éclater, l’empereur Charles Ier s’exile en Suisse, l’armée de la Double Monarchie s’est disloquée, une république est proclamée qui ne fonctionne désormais plus que sur une superficie réduite à une peau de chagrin : l’empire qui comptait, avant 1918, 52 millions d’habitants sur 700 000 km2, n’en totalise désormais plus que 6 millions sur 84 000 km2. Ces rapides considérations de géopolitique ne sont pas inutiles car elles éclairent l’atmosphère, le climat particulier au sein du club alpin : en effet, une question fondamentale domine largement l’idéologie du club de cette époque, celle des territoires perdus. Le Traité de Versailles, dans son annexe du Traité de Saint-Germain, règle, entre autres, la question des frontières entre l’empire austro-hongrois et l’Italie. Selon ce traité, la province autrichienne du Tyrol, avec sa capitale Innsbruck, est coupée en deux : la partie nord reste acquise à la nouvelle république, la partie sud devient italienne, la frontière passant désormais par la ligne de partage des eaux qui va du col Résia (Reschenpass), à l’ouest, au Wurzen Pass, à la frontière actuelle entre l’Autriche, l’Italie et la Slovénie, via le col du Brenner et celui du Monte Croce Carnico. Ce qui était auparavant, selon la dénomination allemande, le Welschtirol, s’appelle le HautAdige et est intégré, en même temps que le Trentin, au royaume d’Italie. Ce transfert était une des revendications majeures des irrédentistes italiens. Or, le Trentin et le Haut-Adige sont constitués en grande partie de montagnes, dont les Dolomites sont le fleuron, et ces mêmes Dolomites ont constitué, pendant des décennies, le terrain de jeu préféré des alpinistes austro-allemands. La réaction des milieux alpins à cette véritable cassure existentielle va être violente et se concentrer sur trois problèmes intimement liés : la question de la justification des frontières, la cession des anciens refuges du club aux Italiens, les problèmes linguistiques des germanophones dans les territoires devenus italiens. Le DÖAV fait ainsi sien le discours des géographes allemands dans leur majorité qui voient dans le Traité de Versailles la plus grande escroquerie de l’Histoire, les géographes se promettant de lutter jusqu’à la révision de ces diktats. S’en suivront d’innombrables discussions sur la germanité des territoires perdus, sur les principes préludant à la constitution de frontières naturelles, en liaison, bien évidemment, avec la question de la langue parlée dans ces zones, de la réhabilitation de la notion d’îlots linguistiques germanophones en territoire italien, etc. Ainsi, face au linguiste nationaliste italien, Ettore Tolomei, fondateur de l’Archivio per l’Alto Adige (dès 1906) et metteur en scène de l’italianisation totale des toponymes du Haut-Adige, se dressent de nombreux polémistes allemands, historiens, ethnologues, spécialistes de la notion d’espace alpin germanique.
Un cadeau inespéré
L’autre volet de cet affrontement concerne les refuges situés maintenant en territoire italien. Il s’agit là d’une pierre d’achoppement majeure, dans la mesure où ils représentent un total de 132 refuges, appartenant jusqu’alors à des sections en majorité allemandes. Ces refuges, ainsi que leurs accès, étaient pour les Allemands le résultat d’un intense travail sur le terrain et de gros
investissements, dont bénéficie désormais le Club alpin italien (CAI). Il est clair que les nouveaux gérants étaient tout à fait conscients du cadeau inespéré qui leur était fait, cadeau d’ailleurs bien difficile à digérer par les Italiens. La revue officielle du DÖAV est alors le porte-parole idéal de cette idéologie de revanche. La Zeitschrift fournit un bon baromètre pour mesurer la nature et l’ampleur de cette protestation. La question du Tyrol du Sud et des refuges perdus y est récurrente. Le club, dans sa globalité même, et au plus haut niveau décisionnel, est amené à prendre conscience de la nouvelle situation géopolitique. Comme le montre la citation d’Alfred M. Müller, auteur d’une thèse Geschichte des Deutschen und Österrei chischen Alpenvereins, Ein Beitrag zur Sozial geschichte des Vereinswesens : « Le conseil d’administration n’a pas manqué, dès décembre 1918, d’envoyer aux autorités locales des requêtes afin que soient protégés ses intérêts dans les pays qui nous ont été arrachés. Le Club alpin a montré à travers de puissantes manifestations et des dizaines de milliers de lettres sa profonde indignation au sujet du vol des territoires allemands, en vain. La paix imposée de Saint-Germain a confirmé ce viol3. » Le club alpin allemand n’est pas disposé à admettre le nouvel ordre, et il dispose d’une force de frappe non négligeable grâce à la densité de son réseau de sections et au nombre de ses membres. Malgré la guerre et une chute à 73 000 personnes en 1919, le DÖAV, qui comptait 102 138 membres voilà le nouveau credo. Car il est clair que cette politique envers la jeunesse est avant tout destinée non seulement à la défense de la patrie, mais surtout à la reconquête des territoires perdus. Ses dirigeants sont conscients de l’impact que la jeunesse peut avoir sur une politique de redressement national, et la revue, la
Zeitschrift, servira de relais. Ils ont surtout compris que la pratique de la randonnée en montagne et de l’alpinisme, mêlée à des exercices d’armement et de tir, est tout à fait capable de compenser la limitation des forces armées allemandes imposée par une des clauses fondamentales du Traité de Versailles. Côté allemand, trois dates peuvent être considérées comme déterminantes dans cette évolution vers l’embrigadement de la jeunesse du club. Dès 1919, lors de l’assemblée générale de Nuremberg, l’ensemble des sections est sensibilisé au problème : il est conseillé de créer dans chacune un groupe de jeunes. Pour ne pas s’en tenir à de simples recommandations, le club investit dans la construction d’auberges de jeunesse dans les Alpes et dans des secteurs de moyenne montagne, et cette politique se
Le DÖAV fait sien le discours des géographes allemands dans leur majorité qui voient dans le traité de Versailles la plus
grande escroquerie de l’Histoire
en 1914, atteint le chiffre record de 107000 dès 1920, puis presque 150000 en 1922. Soulignant l’engagement des anciens combattants allemands en montagne, de nombreux auteurs s’adressent alors en priorité à la jeunesse qui se doit de se réapproprier ces territoires, sinon par la force, au moins par ses exploits alpinistiques. Favoriser les excursions en montagne, rapprocher les jeunes de la nature, rejeter la civilisation urbaine, énoncer le primat de l’émotion sur la raison, valoriser l’attirance pour la personne du chef, en un mot recruter des forces vives, concrétise également par la mise en place de responsables d’excursions pour les groupes de jeunes. Cette politique active est menée ensuite sur la base d’un véritable programme défini à Munich et dont le responsable, Ernst Enzensperger, trace les grandes lignes dans un article paru dans la Zeitschrift en 1925. Reprenant un certain nombre d’éléments épars que l’on peut trouver dans la revue du club, il en propose une synthèse comportant quelques grandes préoccupations. La première est la sélection avant d’entrer dans le groupe, la deuxième est sans aucun doute