Montagnes

>Face nord du Cervin : le goût de la peur et de la neige folle,

La première de la face nord du Cervin, en 1931, par les frères Franz et Toni Schmid, venus à vélo depuis Munich, eut un retentisse­ment considérab­le. L’Allemagne de Weimar leur conféra l’Adlerplake­tte, et le CIO leur décerna une médaille d’or, aux Jeux oly

- TEXTE : GILLES MODICA.

L’originalit­é en montagne, voulue ou involontai­re, tient parfois aux moyens de l’approche. Les frères Schmid pédalent depuis Munich. Franz : vingt-six ans ; Toni : vingt-deux ans. C’est sur des vélos d’étudiants pauvres et tête baissée dans les épingles qu’ils grimpent en Suisse centrale et, rampe après rampe, col après col, qu’ils rongent la route du Valais. Cinq jours de route. Sans doute écrasaient-ils un peu plus la pédale à chaque fois qu’ils pensaient à la difficulté de leur but : la face nord du Cervin. C’est, selon la formule de l’époque, l’un des trois derniers problèmes des Alpes, avec les Grandes Jorasses et l’Eiger faces nord, un problème et, pour quelques jeunes hommes, une provocatio­n qui les démange. Hauteur : 1 100 mètres. Deux arêtes, l’une et l’autre aussi belles que pourries, l’arête du Hörnli et l’arête de Zmutt dessinent le triangle de la face nord, un triangle parfait selon Rébuffat, lorsqu’on l’observe du Zinalrotho­rn, mais c’est un triangle qui s’effrite. Des pierres et des glaçons fouettent le couloir de glace oblique qui relie la base et le sommet du triangle. Ce couloir, peu profond mais raide, cette rampe étranglée où la paroi s’accuse dans un mouvement de vrille qui dynamise sa masse et l’ensemble de ses lignes, c’est la souricière et la clef de l’ascension. En août 1923, grimpant par les rochers à gauche du couloir, deux Autrichien­s, Horeschows­ky et Piekielko, débouchent à 4 000 mètres, sur l’arête du Hörnli, près du refuge Solvay. En septembre 1928, deux guides suisses, Victor Imboden et Kaspar Mooser, s’acharnent à droite du couloir. Ils y passeront de très mauvais quarts d’heure sur des prises verglacées et une si mauvaise nuit qu’ils redescende­nt après 500 mètres d’escalade. Encore une difficulté de cette paroi : la continuité des pentes raides, l’absence de vires ou de banquettes, le bivouac de singes obligatoir­e et à une températur­e qui terrassera­it le plus effronté des singes. Dernier point : ce qui surplombe le couloir oblique de la face nord, c’est la voie normale, l’arête de Solvay, où les cordées se marchent sur les mains et dérangent tous les blocs pour peu qu’elles s’égarent. Dans la face nord du Cervin, c’est souvent le pied ou la corde rampante d’un illustre couillon qui est à l’origine d’une pierre qui claque.

Du verglas, que du verglas

En passant à la cabane du Hörnli – il est 2 heures du matin ce 31 juillet 1931 – les deux frères n’oublieront pas de prévenir le gardien. Il allumait son feu. Au point du jour, au pied de la face, les deux frères sortent leur attirail : pitons pour la glace et le rocher, mousqueton­s et cordelette­s, deux cordes de 40 mètres. « Un attirail de serru

rier » , écrira Toni Schmid. Opiniâtre et, semble-t-il, plus résolu ou plus doué que son frère aîné, Toni ne taillera pas une marche dans la pente de glace initiale à 60° et cramponner­a toutes pointes avec autant

Escalade difficile avec des doigts saignants et dans le bruit des pierres qui ronflotent depuis que le soleil réchauffe les crêtes

de célérité qu’un Armand Charlet. Les rochers percent sous une croûte de verglas. Il y a des phrases de Toni qui font froid dans le dos : « Impossible de nous assurer mais de cela nous avons une longue habitude. » Un arrêt chocolat sous le passage clef où des coulées de verglas bouchent les fissures. Escalade difficile avec des doigts saignant et le bruit des pierres qui ronflotent depuis que le soleil réchauffe les crêtes et les cordées de la voie normale. Les frères ont soif et ouvrent de grands yeux soucieux parce que le jour baisse sur une paroi sans vire visible. Des brumes d’orage cachent toutes les arêtes et précipiten­t le crépuscule. Va-t-il falloir dormir debout ? Le baromètre indique 4 150 mètres. Trois mètres à gauche de Toni, debout sur un bloc – c’est le relais – Franz cherche des prises en traversant vers un semblant de vire. Vingt heures qu’ils marchent, seize heures qu’ils grimpent, une à deux heures qu’ils aspirent au bivouac. Incident peu commun : le bloc du relais craque et s’effondre sous Toni qui chute de quelques mètres et croche, de ses mains heureuseme­nt dégantées, le plat-bord d’un rocher écailleux. La vire du bivouac, déver- sante, mesurait un mètre carré. Sans réchaud, les deux frères mangent froid et mâchent des fruits secs, du pain, du fromage et du lard en fixant Zermatt 2 500 mètres plus bas, Zermatt qui brille et les replace où ils sont, dans la glace et sous une bâche de caoutchouc. Le lendemain, alors qu’ils cramponnen­t sur un lambeau de glace fragile et sous la crête sommitale où une cordée les observe et leur indique une rampe en criant à tue-tête, Toni insiste pour que son frère reste dans l’axe du sommet. Longueurs scabreuses. « Où planter une cheville qui nous assurerait du moins en partie ? » , écrit Toni. L’orage bat son plein lorsque les deux frères, débouchant à quelques mètres du sommet italien (il est 14 heures) détalent sous un surplomb où ils se serrent la main. Il grêle et ils dérapent. Trois heures de descente jusqu’au refuge Solvay où la neige, qui tombe pendant trente-six heures, les enferme entre un tas de couverture­s et des étagères glaciales qu’ils ratissent. Du maïs et des croûtes de pain sec distraient leur ventre vide. Retour triomphal à Zermatt et tentative aux Grandes Jorasses, face nord, dans la semaine qui suivit. Un problème après l’autre. Logique mais confondant. Ils reculent dès le refuge de Leschaux en apprenant qu’une chute de pierres venait de tuer deux de leurs amis sur les pentes de la Walker. Le prestige du Cervin fit leur célébrité. L’Allemagne (1931 : c’est l’Allemagne de Weimar) leur décerne la médaille des Héros. « Du courage, la volonté de vaincre et la chance, beaucoup de chance nous ont aidés à réussir » , déclare Toni Schmid, humble et lucide au fond pour un jeune homme de vingt-deux ans qu’on fête, qu’on récom-

Le prestige du Cervin fit leur célébrité. L’Allemagne (1931, c’est l’Allemagne de Weimar) leur décerne la médaille des Héros

pense, et lorsqu’on connaît l’arrogance des vainqueurs. Toni Schmid n’est pas un spécialist­e de la glace et du terrain mixte comme les Français Lagarde ou Charlet. C’est d’abord un rochassier des Alpes orientales comme le prouve son palmarès. Entre autres : les premières ascensions de l’Oberer Berggeistt­urm, de la face nord du Grubenkars­pitze, une directe audacieuse en face nord de la Lalidererw­and (Karwendel), la paroi nord du Hochwanner (troisième ascension), la paroi sud-est de la Fleishbank, deux fois la Dulferiss, quatre fois la paroi sud du Schüsselka­rspitze, ou encore dans les Dolomites, la paroi est du Campanile Basso (septième ascension) et la paroi nord-ouest de la Civetta (troisième ascension). Toni Schmid était aussi un excellent skieur de randonnée. Durant l’hiver 1931-1932, il s’acheta une moto. Au week-end de Pentecôte, Toni roule vers l’Autriche avec son ami Ernst Krebs. C’est avec lui qu’il a ouvert, trois ans auparavant, dans la face nord de Lalidererw­and, une directe de 800 mètres extrêmemen­t soutenue dans un calcaire douteux, avec une fissure en VI, la

fissure Krebs, et des traversées sous des toits qui restent épineuses. Un exploit sans bivouac. Sur la moto : deux paires de skis, deux gros sacs, deux piolets et deux bâtons de skis. Toni veut répéter la face nord du Gross Wiesbachho­rn dans le massif du Gross Glockner, une voie Welzenbach où furent employés pour la première fois des pitons à glace. Dans la montée au refuge Moser, Toni brandit gaiement son piolet. C’est le cadeau d’un admirateur, d’un guide de Zermatt. « Regarde !, dit-il à Krebs, comme il appelle la glace. »

Une glace couleur bouteille

La paroi nord-ouest du Gross Wiesbachho­rn, c’est 600 mètres de pentes neigeuses et un bourrelet de glace à 70° qui traverse toute la paroi. Au matin, après trois heures d’approche, laissant leurs skis au pied de la face, ils ne s’expliquent pas la lenteur d’une cordée de trois alpinistes qui se débat dans le bourrelet de glace. Comme ils le constatero­nt après quelques longueurs de neige fraîche, la glace, couleur bouteille lorsqu’elle apparut, était extrêmemen­t dure. Ils préfèrent tirer à gauche, vers une arête de rochers qu’ils escaladent sans trop de diffi- cultés jusqu’à ce qu’ils soient rejetés sur un pan de glace noire. Le sommet ne semble plus si lointain. Debout sur une marchette, Toni crie : « Je plante un piton. » Aucun piton jusqu’alors dans les trente mètres de la longueur et un relais réduit à un piolet tabassé dans la glace. La cordée n’a pris qu’un minimum de matériel. Le piton à glace, sitôt testé, fléchit et tombe avec une galette de glace. Dans un geste instinctif, Toni tente de le rattraper et perd l’équilibre. Ni cris, ni jurons. Le silence et les chocs. Krebs, en voyant la dégringola­de de Toni

dans les blocs de l’arête, avale tout ce qu’il peut de corde molle. Le piolet saute. Ses mains brûlent. C’est la chute. « Sauts gigan

tesques, écrit Krebs. Secousse de la corde qui tournoie… Un bond effrayant ; petits cercles dans la tête… Chute de plus en plus accélérée, pensées folles, impression de planer ; nouveau bond. Puis, sans transition, la nuit noire… Que la mort est douce… Je suis tout étonné quand je reviens à moi. Souvenirs très vagues des heures suivantes

[…]. Rassemblan­t mes dernières forces, je me traîne vers Toni ; je veux le regarder, voir ses yeux… En vain. À nouveau la mort

m’engloutit. » La mort est douce mais rien n’est pire que de tarder à mourir. 500 mètres de chute. L’autre cordée n’en crut pas ses yeux et descendit en quatre heures jusqu’au cône d’avalanche où ils veillèrent le cadavre et le moribond. Toni Schmid, raide, tient encore son piolet au poing droit, un piolet brisé avec l’anneau de corde rompue. C’est la mort pour lui et c’est le miracle pour l’autre. 500 mètres de chute dans des rochers aigus et des pentes de glace dure. Secourir et descendre Krebs fut d’autant plus difficile qu’il se mit à pleuvoir. La neige mouillée coule sur les sauveteurs.

Gravement blessé, Krebs ne donne pas, et c’est bien dommage, le détail de sa fiche d’entrée à l’hôpital. Il survécut.

La première ascension hivernale Trente ans plus tard, en février 1962, trois cordées de trois pays différents (Suisse : Hilti Von Allmen, Paul Etter : Autriche : Leo Schlömmer, Erich Krempke ; Allemagne de l’Est : Werner Bittner, Peter Siegert, Rainer Kausche) effectuent la première ascension hivernale de la face nord. Le thermomètr­e indique -25 °C en ce 3 février 1962. Sept hommes marchent sur le glacier. Sac lourd et nuit piquante. Von Allmen, qui rédigea l’article, fait état de leur âme à ce moment précis : « Nos sentiments balancent entre une solennelle fierté et une légère appréhensi­on. » Notons plusieurs outils significat­ifs dans la liste de leur matériel. Le casque d’abord. C’est une nouveauté dans la panoplie de l’alpiniste, une protection qui semble aller de soi mais qui s’imposa tardivemen­t. Casque de guerre. Casque de pompier. Casque de chantier. Voici le casque d’alpiniste. Pourquoi ce retard dans l’adoption du casque ? Sans doute pour les mêmes raisons que son abandon chez certains alpinistes des années soixante-dix. Bravades de Caquous et pensées d’autruches. Les pierres ne me verront pas puisque je les nie. Remarquons également leurs engins : deux marteaux-piolets et deux marteaux. Dans le terrain mixte, la cordée suisse, qui est la plus rapide des trois cordées, cherchera le rocher. D’autant qu’un accident grave survient le premier soir. Allmen, qui a froid aux pieds, détend tellement ses lanières de crampons qu’il les perd tous les deux. « De rage, je martèle le rocher de mes poings. » Bivouac à 4 100 mètres. Leur transistor, à l’aube, leur apprend que les poissons qui flottent autour de la Dent Blanche ne sont pas insignifia­nts. Vent de nord-ouest et petites chutes de neige, annonce la météo suisse. Allmen dévisse de dix mètres et passe en second. Sortie le même jour (4 février) à 15 heures dans un brouillard de neige et, le refuge Solvay étant indécelabl­e, bivouac sous les flocons. Le lendemain (5 février), l’une après l’autre, les trois cordées pourront se réfugier dans les lieux mêmes où les frères Schmid avaient guetté l’éclaircie. Jusqu’à Zermatt (6 février au soir : champagne !), la victoire aura le goût de la peur et de la neige folle.

ii

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Première hivernale de la face nord, en 1962.
>> Première hivernale de la face nord, en 1962.
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<< Le bonheur est dans les yeux : Franz et Toni Schmid à leur descente du Cervin.
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« l’alpiniste-photograph­e » Paul Etter.
Ci-dessous : dans la partie supérieure.
>> En février 1962, trois cordées (Suisse, Autriche et Allemagne de l’Est) effectuent la première ascension hivernale de la face nord. À droite, « l’alpiniste-photograph­e » Paul Etter. Ci-dessous : dans la partie supérieure.

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