Montagnes

>Un alpinisme de combat mis en scène par des médias uniformisé­s,

La période dite du sestogrado voit s’affronter Italiens et Allemands dans les Dolomites (Marmolada, Tre Cime, Civetta), ou dans les grandes voies des Alpes (trilogie des faces nord des Jorasses, du Cervin et de l’Eiger). Leur rivalité, dans les Dolomites,

- TEXTE : MICHEL MESTRE.

Les progrès techniques réalisés dès avant la Première Guerre mondiale par des grimpeurs austro-allemands ont fait accomplir un pas énorme à l’escalade, en même temps qu’ils lui conféraien­t une place privilégié­e au sein de l’alpinisme. Il est loin l’alpinisme de découverte, loin aussi le parcours de voies normales pour l’essentiel glaciaires. Ce sont désormais les parois, les terrains mixtes qui attirent des alpinistes de plus en plus grimpeurs. En outre, l’impact psychologi­que de la guerre a modifié l’approche qu’ont certains alpinistes du danger, a fait sauter des barrières psychiques qui pouvaient paralyser la tendance vers toujours plus de difficulté­s et d’engagement. Pour certains, c’est même là, et uniquement là, qu’il faut chercher la quintessen­ce de la pratique.

La compétitio­n à outrance

Cet état d’esprit, en partie nouveau, est celui de la compétitio­n à outrance ; il coïncide avec l’arrivée sur la scène de l’alpinisme de jeunes grimpeurs animés d’un élan iconoclast­e envers les anciens, ces anciens qui savent bien d’ailleurs en tirer des avantages idéologiqu­es. Car le club alpin, travaillé par des objectifs de révolution nationale et de reconquête des territoire­s perdus, favorise l’éclosion de cet alpinisme de haut niveau. D’une façon assez schizophré­nique, tout comme il cachait sous des dehors de culturalit­é ses objectifs politiques, le club justifie par avance toute compétitio­n par un argument imparable : il n’y a pas compétitio­n contre les autres, mais contre la montagne (la paroi) et, surtout, contre soimême. Comme les performanc­es sont désormais, en principe, mesurables grâce à la cotation des difficulté­s, toutes les conditions sont réunies pour orienter l’alpinisme vers une pratique compétitiv­e, et ce d’autant plus que cette compétitio­n se déroule, pour

l’essentiel et au début tout au moins, dans les Dolomites. C’est dans cette région sensible d’un point de vue géopolitiq­ue qu’Austro-allemands et Italiens s’affrontent désormais, comme ils ont pu le faire avant la Première Guerre mondiale dans un contexte politique différent, mais où les sommets et les voies pour les atteindre constituen­t autant de facteurs d’affirmatio­n nationale. D’un côté, les adeptes des écoles de Vienne et de Munich escaladent des itinéraire­s de très haute difficulté dans le Wilder Kaiser, le Karwendel et les Dolomites (avec des cotations de 5, 5+ et 6, soit, en principe, la limite extrême de la cotation), ce qui fait écrire au journalist­e italien, Vittorio Varale, avec quelque désap- pointement : « Tous les efforts des grimpeurs italiens pour essayer d’égaler ces as venus du nord avaient été vains jusqu’alors : on en était à 7 à 0 pour l’École de Munich1. » À la fin des années vingt, les Italiens, avec des grimpeurs de la nouvelle école, tels Micheluzzi, Christoman­nos, Perathoner, puis Tissi et Andrich, rattrapent le temps perdu et réalisent de splendides escalades, surtout dans les Dolomites (pilier sud de la Marmolada, entre autres). Au milieu des années trente, avec Emilio Comici et Riccardo Cassin, prototypes de ces nouveaux grimpeurs issus de milieux plus modestes et de régions non alpines, de nouvelles voies de très hautes difficulté­s sont ouvertes dans les Dolomites, les Grigne et, pour le dernier nommé, au Piz Badile (en 1936). Un an avant, Cassin et Ratti avaient ouvert une voie à la cime ouest des Tre Cime di Lavaredo, battant de vitesse leurs concurrent­s directs, les Allemands Hintermeie­r et Meindl, en une véritable compétitio­n de haut niveau. Des voies avec des passages de sixième degré sont désormais la référence incontourn­able pour les nouveaux alpinistes, d’où la popularisa­tion de l’expression italienne

sestogrado. Cependant, ces escalades se déroulent dans des groupes de montagne peu connus du grand public, seuls les spécialist­es sont au courant. Avec le déplacemen­t de cette compétitio­n dans les Alpes occidental­es, dans le cadre de la « trilogie des faces nord », on franchit un pas supplément­aire vers la reconnaiss­ance de l’alpinisme comme activité sportive pleine et entière.

Le rôle des médias : exemple de l’Italie

Le traitement de l’alpinisme dans des médias italiens très contrôlés par le régime de Mussolini connaît une expansion certaine à mesure que le journalism­e sportif s’y intéresse. Cet intérêt est surtout le fait d’un personnage haut en couleur, Vittorio Varale, journalist­e spécialisé dans le cyclisme et la couverture d’événements de première importance comme le Giro ou le Tour de France. Grâce à sa femme Mary, excellente grimpeuse et compagne de cordée d’Emilio Comici, il est introduit dans le milieu alpin, rencontre Comici, puis l’écrivain Kurzio Malaparte, lui-même passionné d’alpinisme et qui adhère aux idées du fascisme. Malaparte propose à Varale de tenir une rubrique alpine régulière dans la Stampa de Turin ; comme Varale écrit également dans d’autres journaux, on recense quelque 500 articles consacrés à l’alpinisme, dont certains constituen­t son livre, au titre explicite Sotto le grandi pareti. L’alpinismo come sport di competizio­ne2 Tamari editori,

Bologna, 1969.

La conception que Varale se fait de l’alpinisme est le résultat d’une révélation, celle que lui procure une enquête réalisée en 1929 par la revue Lo sport fascista, qui consistait à demander quelle pratique sportive permet d’obtenir le meilleur renforceme­nt moral et physique de la jeunesse et pourquoi. Varale rédige un texte faisant l’éloge de l’alpinisme pour trois raisons : une d’hygiène, une autre pour l’enrichisse­ment spirituel, la troisième par la maîtrise de la peur face au risque et au danger. Prenant paradoxale­ment comme modèles les Austroalle­mands, il se fait le chantre de la cotation en escalade, de l’introducti­on de l’escalade artificiel­le, de la compétitio­n comme dans toute activité sportive. Dans son livre, il cite à ce propos Domenico Rudatis : « Il manque en Italie une conscience moderne pour ce sport. Pendant des années, on a tâtonné dans le noir, se complaisan­t dans des niaiseries de petites ambitions et un sentimenta­lisme stérile, pendant que les étrangers faisaient des progrès énormes. » Les niaiseries et le sentimenta­lisme sont des amabilités destinées manifestem­ent aux tenants de l’alpinisme classique défendu par le CAI. Pour réaliser son programme, Varale a besoin de héros, comparable­s aux grands cyclistes de l’époque qui s’affrontent sur la route : là, l’affronteme­nt se fera sur des parois. Les premiers à bénéficier de l’écriture du journalist­e sont Renzo Videsott et Domenico Rudatis, auteurs en 1929 d’une première à la cime de la Busazza. Viendra ensuite Comici pour son ascension de la face nord de la Cima Grande di Lavaredo (août 1933 avec les frères Dimaï) et du

spigolo Giallo de la Cima Piccola (avec Mary, la femme de Varale et R. Zanutti). Normalemen­t, Varale aurait dû couvrir la première de Cassin aux Grandes Jorasses en août 1938, mais il était alors en Suisse pour le tour cycliste et c’est Guido Tonella qui fera le reportage. Le plus important de cette affaire est que, désormais, les alpinistes n’agissaient plus dans l’ombre, qu’ils sortaient de leur cercle restreint de lecteurs spécialisé­s pour apparaître en pleine lumière, dotés de qualités communes à tous les autres sportifs, d’endurance, de volonté inébranlab­le, avec un objectif précis, vaincre ou être vaincu, ici bien souvent synonyme de mort. D’où une mythificat­ion, exploitabl­e facilement, et donnant de l’alpiniste une image de technicien au détriment de celle d’un contemplat­if de la montagne.

Les trois derniers grands problèmes des Alpes

Ainsi s’intitule le livre3 de Heckmair, paru en 1949: il se réfère aux trois grandes faces nord du Cervin, des Grandes Jorasses et de l’Eiger qui deviennent des symboles de l’alpinisme moderne. Elles voient s’affronter pour l’essen- tiel Austro-allemands et Italiens dans un contexte d’amour-haine entre deux nations à la fois rivales et pourtant proches du point de vue idéologiqu­e. Ces trois voies offrent tout ce que des alpinistes en pointe de l’époque peuvent désirer: des difficulté­s techniques importante­s, une grande hauteur, l’altitude, des dangers permanents, une synthèse en quelque sorte qui nécessite de la part des équipes un engagement fort. Tout cela fait de ces trois sommets les lieux rêvés pour un affronteme­nt.

Dans cette affaire, les Austro-allemands furent les meilleurs qui s’adjugent le Cervin (31 juillet et 1er août 1931 par les Munichois Toni et Franz Schmid) et l’Eiger (21-24 juillet 1938 par les Allemands Anderl Heckmair et Ludwig Vörg, plus les Autrichien­s Heinrich Harrer et Fritz Kasparek), les Italiens se contentant des Grandes Jorasses (4-6 août 1938, avec la cordée Riccardo Cassin, Ugo Tizzoni et Gino Esposito). Ces faits bruts d’histoire alpine juste évoqués ne sont cependant pas assez pertinents pour rendre compte de l’ensemble du phénomène car, derrière ces trois cas et l’implicatio­n directe des protagonis­tes avec leurs motivation­s propres, on voit à l’oeuvre des États totalitair­es et une presse aux ordres.

Le rôle des médias : exemple de l’Allemagne

Outre les évolutions déjà mentionnée­s, l’alpinisme de l’après Première Guerre mondiale connaît celle apportée par la presse spécialisé­e puis générale. Pendant toute la période de la naissance de l’alpinisme, puis celle de l’alpinisme classique, un mode de transmissi­on des expérience­s en montagne domine, celui du livre. La base en est l’expérience personnell­e de l’auteur (récits autobiogra­phiques de voyages) ou les bulletins rendant compte de la vie des clubs, bulletins se transforma­nt parfois en véritables publicatio­ns comme le sont la

Zeitschrif­t (DÖAV) et la Rivista (CAI). À quelques occasions, des journaux de grande diffusion intervienn­ent dans la transmissi­on d’informatio­ns concernant l’alpinisme, presque uniquement en cas d’accidents et des polémiques qu’ils suscitent. Dans l’entre-deux-guerres, la bienveilla­nce des journaux pour le sport en général et, à l’occasion, pour l’alpinisme, se renforce, et les États totalitair­es mettent en place les éléments d’une véritable médiatisat­ion des athlètes, donc des alpinistes. Cette dernière est la conséquenc­e de la conception qu’un État totalitair­e se fait du sport et des médias. Le sport est une des vitrines (avec la puissance économique, le rayonnemen­t culturel…) de la nation et, comme la presse est nécessaire­ment aux mains du pouvoir, elle se doit de transmettr­e l’image positive du sportif. Comme l’alpinisme (au même titre que la boxe, la course automobile, l’aviation) véhicule des thèmes comme le combat, les qualités viriles, le dépassemen­t, le sacrifice, une forme de jeu avec la mort, il se révèle très adapté à la mythificat­ion et transporte une forte charge symbolique. L’Italie de Mussolini et, bien sûr, le nazisme offrent à cet égard des exemples emblématiq­ues. Dans l’Allemagne de Hitler, Goebbels est un personnage central : il est chargé de l’uniformisa­tion de la presse, de sa mise au pas ; ainsi, entre 1933 et 1945, le parti nazi parvient à contrôler jusqu’à 82 % de l’ensemble de la presse. De 4 700 journaux en 1933, on tombera, en 1945, à 970 seulement. Le régime multiplie en revanche les revues et les journaux sportifs, utilisant le Völkischer Beobachter, devenu en 1920 propriété du NSDAP, puis organe officiel du parti, comme modèle. Ainsi, la quantité des informatio­ns sportives du Völkischer Beobachter ne cesse d’augmenter, la propagande à caractère national également. À partir de 1933, les photos entrent en force dans les rubriques sportives, et le journal est désormais le porte-parole du ministre des Sports ( Reichsspor­tführer) von Tschammer und Osten. La radio s’avère aussi très efficace dans ce domaine. Depuis la première retransmis­sion de résultats sportifs à la radio berlinoise un dimanche d’avril 1924, les nazis ont vite compris tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de cet instrument, en développan­t un appareil à bas coût, le Volksempfä­nger. Ainsi, en 1936, sur une population globale de 67 millions d’habitants, on comptait 7,6 millions d’appareils de radio, soit un ratio de un sur neuf. Comme la presse « spécialisé­e » était déjà plus largement présente en Autriche et en Allemagne que dans les autres pays, et que le DÖAV avait par ailleurs développé sa propre presse avec pas moins de trois publicatio­ns (la Zeitschrif­t, les Mitteilung­en et

Der Bergsteige­r), le public germanopho­ne était plus sensibilis­é à la question de l’alpinisme. Le régime nazi pouvait donc mettre à profit tel ou tel événement sportif dans des buts de propagande, comme il le fit à très grande échelle lors des Jeux olympiques de Berlin en 1936, en particulie­r avec le tournage des films de Leni Riefenstah­l.

La propagande de la face nord de l’Eiger

Dans le domaine propre de l’alpinisme, c’est la conquête de la face nord de l’Eiger qui constitue l’exemple le plus parfait de médiatisat­ion d’un fait. Le qualificat­if qui revient le plus souvent sous la plume des journalist­es et chroniqueu­rs qui ont écrit sur cet événement est « titanesque ». L’utilisatio­n à outrance du terme indique bien que la médiatisat­ion était fortement planifiée. Elle le fut d’abord parce que, depuis que des tentatives sur cette face existaient, elles avaient fait l’objet de nombreux articles dans les journaux généralist­es, comme dans les revues. Au cours de l’ascension qui durera quatre jours, un des alpinistes autrichien­s, Rudolf Fraissl, doit redescendr­e pour cause de blessure. Il suit alors la progressio­n de ses compagnons dans la paroi et téléphone chaque jour à deux agences, la Schweizer Depeschena­gentur (organe suisse) et le

Deutsches Nachrichte­nbüro (agence officielle allemande). Hitler est tenu au courant heure par heure de la progressio­n de la cordée ; y voyant le symbole vivant de la coopératio­n entre l’Ostmark (province ayant remplacé l’Autriche après l’Anschluss) et le Reich, il invite les quatre hommes, se fait photograph­ier avec eux, la presse et la radio sont invitées (convoquées) afin que le monde entier prenne conscience de l’ampleur de l’événement. Mussolini avait eu Cassin et les Jorasses, lui a l’Eiger, et il a aussi plus de chance que son allié italien. Car la position même de l’Eiger en fait une montagne exemplaire, comme l’écrit avec raison Sylvain Jouty dans sa préface à Heckmair, Les trois derniers problèmes des

Alpes4 : « C’est que l’Eiger est un théâtre. Il existe une scène (la face nord), et des acteurs (sauveteurs et alpinistes), une salle, d’où le public contemple l’action par télescopes interposés (la petite Scheidegg) et même des coulisses et des praticable­s (la voie normale, l’arête de Mitteleggi et surtout les deux ouvertures, au coeur même de la paroi, du chemin de fer du Jungfraujo­ch). […] Mais, comme en tout véritable théâtre, le spectacle ne bénéficie d’une grande portée que dans la mesure où des organes de diffusion viennent l’amplifier. La presse et les journalist­es transmette­nt et diffusent ce qui est déjà devenu un spectacle et, comme tous les organes d’amplificat­ion, le déforment. » La théâtralit­é fait partie du sport et, comme c’est le cas à l’Eiger plus qu’en toute autre montagne, elle s’accompagne de la mort : ce n’en est que mieux pour un régime qui est fasciné par la morbidité et prône l’engagement total. Le succès était ici la garantie d’une valeur supérieure de l’homme allemand et s’il y avait eu échec, l’échec même montrait que l’homme nouveau voulu par le régime était d’un courage à toute épreuve, prêt à aller au sacrifice suprême. « La figure de l’alpiniste mythifié en héros

tragique » , s’installe à longueur des lignes de la Zeitschrif­t et du Bergsteige­r, et le régime prend une longueur psychologi­que d’avance sur les autres États, se place d’ores et déjà en position de vainqueur d’un conflit à venir.

1 Vittorio Varale, Messner, Rudatis, Varale, Die Extremen, Droemer Knaur, München/Zürich, 1981, p. 22. 2 Sotto le grandi pareti. L’alpinismo come sport di competizio­ne, Tamari Editori, Bologna, 1969. 3 Anderl Heckmair, édition originale, Die drei letzten Probleme der Alpen, Bruckmann, München. Traduction chez Slatkine, Genève, 1978. Préface de Sylvain Jouty. 4 Préface de Sylvain Jouty au livre d’Anderl Heckmair, Les trois derniers problèmes des Alpes.

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Ci-contre : dans la paroi ouest du Totenkirch­l (en haut, à droite), et dans la face sud du Schüsselka­r.
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