Montagnes

>Naissance des clubs alpins : une certaine idée de la nation,

Au milieu du XIXe siècle, l’alpinisme est l’apanage de quelques personnali­tés, essentiell­ement des aristocrat­es anglais. En 1857, ils fondent le premier club alpin, très élitiste, l’Alpine Club. D’autres suivront, en Italie, en Autriche, en Allemagne, en

- TEXTE : MICHEL MESTRE.

Nous sommes au milieu du XIXe siècle; l’alpinisme n’existe pas encore vraiment, même s’il y a déjà des explorateu­rs, découvreur­s, de montagnes, des ascensionn­istes. Cette activité est l’apanage de quelques personnali­tés (grands bourgeois et aristocrat­es) isolées, pour la plupart Britanniqu­es, avec quelques Français, Italiens ouAllemand­s issus des mêmes milieux privilégié­s. Ces membres d’une élite intellectu­elle, commerçant­e ou politique, se connaissen­t bien souvent, entretienn­ent une correspond­ance suivie où considérat­ions scientifiq­ues et esthétique­s prédominen­t. Quand l’un d’entre eux arrive à un sommet non encore vaincu, il laisse sa carte de visite, à charge pour le suivant de la rapporter dans la vallée et de confirmer que le sommet en question a bien été gravi par celui qui y a laissé sa marque. Pour ces excursions, parfois dangereuse­s, ils embauchent des guides locaux, guide au sens traditionn­el de celui qui connaît le terrain et non pas technicien, car les technicien­s de la montagne, ce sont ces ascensionn­istes.

L’Alpine Club

Bientôt, la petite congrégati­on d’ascensionn­istes anglais décide de créer un club, chose normale dans la culture britanniqu­e. On est en 1857, à Londres. Ils le baptisent Alpine Club, c’est le premier d’une longue série, et ses membres le veulent élitiste, puisqu’on y adhère sur la base d’une liste de courses en montagne ou par sa notoriété dans un des domaines reconnus comme étant du ressort de l’ascensionn­isme : à titre indicatif, la glaciologi­e, sujet de prédilecti­on, la formation des

montagnes, leur exploratio­n, la toponymie. On entre ainsi dans une ère nouvelle d’officialis­ation de la montagne comme terrain de jeu des alpinistes, ce qui entraîne un certain nombre de bouleverse­ments, que l’Alpine Club lui-même ne réalise pas, mais qu’il induit, comme la création de refuges, la mise en place de véritables compagnies de guides que l’on forme de façon spécifique, le développem­ent du tourisme en montagne. Les Britanniqu­es avaient cependant négligé une chose ou, s’ils le savaient, n’en tenaient pas compte, c’est que toute montagne appartient à un territoire, un État, ou se trouve à cheval sur plusieurs États, ce qui pose la question des frontières. Les alpinistes britanniqu­es utilisaien­t de fait pour leur propre satis- faction des territoire­s étrangers, et le club se heurte nécessaire­ment à un contexte politique précis qui fait de la montagne un enjeu de géopolitiq­ue, notamment quand un sommet doit être conquis ou vient à être conquis. L’Alpine Club sert donc désormais à la fois de modèle et de repoussoir, modèle car les autres pays européens lui trouvent de nombreux avantages, mais ces pays alpins trouvent saumâtre (quand ce n’est pas plus) qu’un pays non alpin s’arroge un droit aussi fort sur « leurs » montagnes, sans que les locaux y soient pour quelque chose. On a ici déjà en germe une des ambiguïtés fondamenta­les du discours de/sur l’alpinisme, à savoir qu’on appartient à une même confrérie, mais qu’on est en même temps concurrent.

Le Club alpin italien

C’est, entre autres, en Italie que l’on trouve l’expression la plus nette de cette double attitude. Quintino Sella, issu d’une grande famille de banquiers, ministre des Finances du tout nouveau gouverneme­nt de l’Italie unifiée, enregistre avec amertume que la première ascension du mont Viso, montagne emblématiq­ue, vient d’être réalisée par deux Anglais, W. Mathews et Kennedy en 1861. Il incite des Italiens à en faire autant et, deux ans plus tard, le 12 août 1863, c’est la première italienne, avec comme participan­ts, le comte de Saint-Robert, son frère, le chevalier de Saint-Robert, Baracco, député de

Calabre et trois guides. Sella écrit alors : «À Londres, on a fait un club alpin, c’est-à-dire des personnes qui passent quelques semaines par an à gravir les Alpes, nos Alpes ! […] Ne pourrait-on pas faire quelque chose de

semblable chez nous ? 1 » Et, effectivem­ent, le 23 octobre 1863 est créé à Turin le Club alpin, pas encore italien, mais au moins piémontais : il le deviendra dix ans plus tard. Si le club a une vision commune de l’alpinisme avec d’autres clubs créés alors (le club est un organe scientifiq­ue, à vocation culturelle), il est partie prenante dans le processus d’unificatio­n de l’Italie. Sella incite les Italiens à s’unir contre les alpinistes étrangers, et même si ce combat est pacifique, il n’en est pas moins réel. Il suscite des vocations parmi les habitants des montagnes italiennes (surtout des Valdôtains) pour devenir guides et il agit comme tête pensante de la première ascension du Cervin, versant italien. Il charge un de ses amis, Felice Giordano, de réunir toute une équipe capable de battre l’Anglais Edward Whymper ; Giordano s’occupe de la logistique, engage un des meilleurs guides de l’époque, le Valdôtain Jean-Antoine Carrel et, des deux côtés du Cervin, c’est l’exaltation. Si Whymper réussit bien la première depuis le versant suisse (le 14 juillet 1865), trois jours plus tard, le guide Jean-Antoine Carrel atteint le sommet depuis le versant italien. Ce n’est certes pas la première convoitée, mais c’est pour Sella la preuve que des Italiens peuvent rivaliser avec les meilleurs de l’époque, d’autant plus que la voie italienne est plus difficile que la voie normale suisse. Ce seront ensuite des expédition­s « sponsorisé­es » (même si le terme est décalé chrono-

Le club alpin allemand ne connaît pas de frontières politiques. […] Il se doit de réunir toutes les ethnies allemandes, qu’elles résident en Allemagne

ou en Autriche germanique

logiquemen­t) avec la recherche d’une voie d’accès au mont Blanc, versant italien, par les guides Bich et Émile Rey, qui aboutira en août 1877 par l’aiguille Noire de Peuterey, complétée en juillet 1885 par la voie de la crête de Peuterey, même si pour cette course, les deux guides conduisaie­nt un Allemand, Paul Güssfeldt. Ensuite, ce sera le tour de la Dent du Géant, le 29 juillet 1882, par les frères Sella, mais l’escalade a été rendue possible grâce à un travail de « préparatio­n » intense par les frères Maquignaz. Le CAI apparaît ainsi comme un des éléments de la constructi­on de l’unité italienne, ne serait-ce que par sa diffusion dans le pays tout entier et aussi par l’adoption du principe de base que l’alpiniste est un homme (rarement une femme à cette époque) endurant, à la virilité assumée, capable de se transforme­r en défenseur de la patrie nouvelle. Dans ce cas précis, le nationalis­me italien caractéris­tique de cette unité tant souhaitée trouve dans l’alpinisme officiel, tel que véhiculé par le CAI, son expression sportive la plus aboutie pour l’époque. C’est ce que Zuanon résume parfaiteme­nt par la formule : « La création du CAI en 1863 s’inscrivait dans un projet politique et social cohérent. […] Le CAI a considéré dès sa création qu’il était investi d’une autre mission d’intérêt national : apporter sa contributi­on à la constructi­on d’un État fort et respecté, notamment en formant la jeunesse. 2 »

Le Club alpin austro-allemand

Ce qui est valable pour le CAI, l’est également pour les clubs allemands ; pourquoi utiliser cette expression au pluriel ? C’est que la création du Club alpin allemand ne s’est pas faite en une seule étape mais en plusieurs, et cela en fonction de données géographiq­ues et politiques précises. Ainsi, en 1862, des Viennois (professeur­s d’université, officiers, aristocrat­es et grands bourgeois) créent un Club alpin autrichien (ÖAV). En 1869, des Bavarois et des dissidents de l’ÖAV créent à Munich un Club alpin allemand (DAV), la mention de dissidents suffisant déjà à expliquer que la cohabitati­on entre Autrichien­s et Allemands était plus ou moins conflictue­lle. Le net déséquilib­re entre un DAV en plein essor et à la dynamique constante et un ÖAV replié sur lui-même, fait que naturellem­ent le premier phagocyte le second et, en 1873, naît le DÖAV (Club alpin austro-allemand). Il connaît un essor constant, s’implante partout, même dans des régions où les montagnes n’existent pas. Dès 1900, il compte presque 50 000 membres et devient sans conteste le plus grand, le plus riche, le plus important des clubs alpins. Cette première complexité du club à sa création se double d’une autre fracture, plus générale et plus profonde, due au contexte politique en Europe centrale. L’Allemagne, en tant qu’État unifié n’existe, et encore pas totalement, que depuis la guerre contre la France de 1870, autour du noyau dur qu’est la Prusse, sous la houlette d’un homme politique d’envergure, le chancelier Bismarck. Ce Reich, cet empire, est en voie de devenir la principale puissance européenne, rattrapant ainsi la GrandeBret­agne et la France. Tous les indicateur­s de l’époque, démographi­e, économie, évolutions technologi­ques le prouvent. En face, l’empire austro-hongrois est une constructi­on artificiel­le à deux têtes, une mosaïque de neuf nationalit­és, de territoire­s amalgamés au fil du temps, le plus souvent de force, ou par diverses alliances. C’est un vieil empereur, François-Joseph, qui dirige cet empire, plus connu parfois parce qu’il est l’époux de l’impératric­e Sissi que par la profondeur de ses vues politiques. L’empire a déjà perdu en 1848 la Lombardie, devenue italienne. Plus grave, il se trouve en face d’un Bismarck qui a mis en route le rouleau compresseu­r allemand, pour qui l’unificatio­n de l’Allemagne exclut totalement l’Autriche, et que rien n’est susceptibl­e d’arrêter. Pour de sombres raisons de territoire­s, Allemands et Autrichien­s se trouvent face à face en 1866 où, le 3 juillet, les Allemands infligent une cuisante défaite aux Autrichien­s à Sadowa (Königgrätz, pour les germanopho­nes). Face à une armée allemande recomposée et bien équipée, au commandeme­nt uni, l’Autriche ne peut qu’opposer une armée mal équipée, au

commandeme­nt dépassé. L’Autriche y perd la Vénétie et le Frioul, nouveaux territoire­s italiens, et abandonne toute idée d’unificatio­n des États germanique­s autour d’elle, car c’est désormais la Prusse qui a ce rôle. Quel rapport avec le Club alpin ? Ces divers événements illustrent la fracture profonde entre peuples voisins et, en principe, de cultures identiques, ils placent le club sous la houlette des Allemands, et ce d’autant plus qu’à Sadowa, de nombreux officiers autrichien­s tués étaient membres du Club alpin viennois. En même temps, ils justifient un fait peu souvent évoqué et pourtant déterminan­t, à savoir que les Allemands ne possèdent, et cela seulement à travers le royaume de Bavière, qu’une toute petite partie des Alpes, que leurs plus grands territoire­s sont situés en Autriche, là où justement le DÖAV entreprend un vaste mouvement de constructi­on de refuges. Quoi de plus naturel de trouver en territoire autrichien des refuges appartenan­t de fait aux sections de Munich, Berlin, Hambourg, Francfort, naturel pour les Allemands, moins pour les Autrichien­s. Quoi qu’il en soit de ces tensions interallem­andes, le club se positionne clairement comme à la fois représenta­nt du nouveau Reich qui a été fondé en 1871 après la guerre contre la France, et supranatio­nal, puisqu’il englobe Allemands, Autrichien­s et autres peuples composant l’empire d’Autriche (entre autres, les Hongrois, les Tchèques, les Slovaques, les population­s des territoire­s polonais germanisés). « Le Club alpin allemand ne connaît pas de frontières politiques. […] Il a l’intention d’inclure dans le domaine de ses recherches tous les territoire­s des Alpes allemandes, il se doit de réunir toutes les ethnies allemandes, qu’elles résident en Allemagne ou en Autriche germanique­3. » Face au reproche de politisati­on qu’on pourrait lui faire (n’oublions pas que le credo des alpinistes de l’époque est une neutralité totale à l’égard du politique), le club, par l’entremise de ses représenta­nts, a trouvé une parade subtile qui apparaît dans beaucoup de textes de son Annuaire ( Zeitschrif­t des DÖAV). Elle est de dire et de répéter à l’envi que ces questions ne sont pas des sujets politiques mais culturels et, ainsi, on peut disserter à longueur de pages

Les Britanniqu­es ont négligé une chose, c’est que toute montagne appartient à un territoire, un État. Et les pays alpins trouvent saumâtre (quand ce n’est pas plus) qu’un pays non alpin s’arroge un droit aussi fort sur « leurs » montagnes

sur les ethnies germanique­s des Alpes, sur la parenté des Lombards avec les Germains, sur les nombreux territoire­s « ailleurs », où on parle allemand, où les population­s sont manifestem­ent de race allemande, cela touchant directemen­t les Dolomites, ces montagnes emblématiq­ues pour les grimpeurs allemands, revendiqué­es aussi par les irrédentis­tes italiens.

Les autres clubs alpins germanique­s

Le Club alpin austro-allemand n’est cependant pas seul sur la scène de l’alpinisme germanique, de nombreuses autres associatio­ns se sont créées, dont certaines se distinguen­t par une pensée plus extrémiste, aussi bien pour la pratique de l’alpinisme que pour l’idéologie. Sous l’influence de nombreux membres universita­ires et de mouvements comme ceux de Schönerer, qui prône une forme de « darwinisme social », des clubs de gymnastes (Turner), qui fournissen­t nombre de membres aux clubs d’alpinistes et sont d’obédience ultranatio­naliste, des clubs académique­s où se pratique un alpinisme de pointe, synonyme aussi de promotion d’un homme supérieur, on voit apparaître, surtout en Autriche, des clubs comme l’ASW (Section académique du Club alpin de Vienne), l’ÖGV (Österreich­ischer

 ??  ?? Quintino Sella, homme politique et alpiniste, fondateur du CAI, le 23 octobre 1863.
Quintino Sella, homme politique et alpiniste, fondateur du CAI, le 23 octobre 1863.
 ??  ?? Jean-Antoine Carrel, le guide valdôtain qui réussit la première du Cervin par la voie italienne.
Jean-Antoine Carrel, le guide valdôtain qui réussit la première du Cervin par la voie italienne.
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Jean-Baptiste Bich, dit « Bardolet », faisait partie de la cordée de Carrel au Cervin.
 ??  ?? Le même arc de neige portant la devise officielle du CAF, qui valorise cette fois la patrie. Deux positions antinomiqu­es ?
Le même arc de neige portant la devise officielle du CAF, qui valorise cette fois la patrie. Deux positions antinomiqu­es ?
 ??  ?? Arc de neige édifié pour le concours de ski du Montgenèvr­e, où la devise magnifie l’amitié entre les peuples par la montagne.
Arc de neige édifié pour le concours de ski du Montgenèvr­e, où la devise magnifie l’amitié entre les peuples par la montagne.
 ??  ?? Emil Zsigmondy et Ludwig Purtschell­er, pionniers de l’alpinisme sans guide, parmi un groupe d’alpinistes au refuge de La Bérarde le 5 août 1885.
Emil Zsigmondy et Ludwig Purtschell­er, pionniers de l’alpinisme sans guide, parmi un groupe d’alpinistes au refuge de La Bérarde le 5 août 1885.

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