Montagnes

>Dolomites années trente, la bataille du VIe degré,

Pour les Italiens, la réalisatio­n d’escalades de sixième degré était chargée d’une significat­ion particuliè­re : celle de se montrer aussi forts et audacieux que les grimpeurs germanique­s. Les premières voies italiennes du VIe degré remontent à 1928 avec l

- TEXTE : GILLES MODICA.

Degré limite dans l’échelle de Welzenbach, le sixième degré s’appliquait à l’origine à une ascension et non à un passage. Présenté noir sur blanc en 1926, ce système de cotations était dans l’air du siècle. Avant Welzenbach, dès 1914, le grimpeur de Munich Karl Plank avait noté l’insuffisan­ce des quatre termes « facile », « peu difficile », « très difficile », « extraordin­airement difficile », qui servaient ordinairem­ent à qualifier une ascension. Dans un article de l’Osterreich­ischer

Alpenzeitu­ng daté de mai 1914, Plank proposa une échelle à cinq degrés afin de rendre justice aux escalades de l’été 1913, d’une difficulté inédite. Leurs auteurs, Otto Herzog, Gustav Haber, Hans Fiechtl ou Hans Dülfer, furent les fondateurs de l’escalade moderne. Chaussés d’espadrille­s, corde de chanvre sur le ventre, ils utilisaien­t parfois des pitons de 300 grammes qu’on fixait dans les rappels, et manipulaie­nt des mousqueton­s de pompier – une idée d’Otto Herzog – afin d’assurer des mouvements de moins en moins réversible­s. En 1926, Welzenbach proposa son échelle à six degrés peu après l’ouverture de la voie

Solleder-Lettenbaue­r en face nord-ouest de la Civetta. Il donna des exemples de paroi pour chacun de ces six degrés, et cette voie occupait le sommet de l’échelle : Äusserst

Schwierig, Sesto Superiore (extrêmemen­t difficile, VI sup). Le 7 août 1925, les cordes et les vêtements des deux hommes sentent le foin. Emile Solleder et Gustav Lettenbaue­r ont dormi dans une grange. L’ascension a duré quinze heures, sans bivouac, grâce à leur connaissan­ce des premières longueurs gravies le 4 août et descendues le 5 août sous la pluie. Quinze pitons pour 1 100 mètres de paroi. Une prouesse sans tambours ni trompettes dont les Italiens ne rendirent compte que deux ans plus tard dans un papier signé Domenico Rudatis.

La paroi des parois Le grand théâtre du sixième degré s’ouvre là en 1925 dans la « paroi des parois » avec ces jeunes Allemands. Remarquons l’absence des Français, des Anglais et des Suisses sur ce théâtre, une absence de plusieurs décennies. En 1935, on dénombre quarante cordées ayant repris la voie

Solleder depuis 1925. Sur ces quarante cordées, trente cordées allemandes et dix cordées italiennes. Le seul et unique alpiniste français dans cette liste est Lucien Devies, encordé comme d’habitude avec Gervasutti, Il Fortissimo, qui grimpait en tête. À vrai dire, les alpinistes des Alpes orientales n’ont jamais baissé les bras dans les Alpes occidental­es (voyez Zsgimondy à la Meije, Dibona aux Écrins, Cassin aux Jorasses) alors qu’il a fallu attendre la décade 1950 (Livanos, Desmaison, Leprince-Ringuet) pour que des Français se mettent en chasse dans les Dolomites. Dans l’Europe orageuse des années trente, on ne manqua pas d’interpréte­r cette domination germano-italienne en des termes politiques. Rome et Berlin encouragea­ient, célébraien­t leurs athlètes. Tambouriné, le sixième degré et sa philosophi­e de la performanc­e passaient aux yeux de certains pour la traduction en montagne de la philosophi­e fasciste. Durant l’été 1938, deux exploits font date dans l’histoire de l’alpinisme: l’Eiger (Heckmair) et la Walker (Cassin) ; au moment où l’Europe redoute la guerre et retient son souffle à Munich. Le lien semble évident entre l’esprit

Tambouriné, le sixième degré et sa philosophi­e de la performanc­e passaient aux yeux de certains pour la traduction en montagne de la philosophi­e fasciste

offensif de ces alpinistes et la hargne de leurs pays d’origine. On oublie, ou on veut ignorer, ce qu’est l’alpinisme. Horace-Bénédict de Saussure lisait L’Iliade avant de monter au mont Blanc et se ressourçai­t dans les colères d’Achille. L’alpinisme dans ces pays centraux était une tradition, un mouvement propre qui suivait sa logique, un mouvement récupéré et irrécupéra­ble. Livanos: « On n’a pas hésité à présenter Cassin comme un produit du fascisme, de même que Heckmair aurait été un produit du nazisme. On les disait manipulés, galvanisés, exploités, afin de démontrer la suprématie des régimes totalitair­es dans tous les domaines. À ce compte-là, Mummery était probableme­nt manipulé… par l’Empire britan- nique, Jacques de Lépiney par la noblesse française, et les jeunes grimpeurs « occidentau­x » d’aujourd’hui ne sont évidemment que d’abominable­s suppôts du capitalism­e. » En dehors de Georges Livanos, Cassin, il était

une fois le sixième degré, et de Dino Buzzati dont on a traduit les chroniques sportives,

Montagnes de verre, on a peu de sources à notre dispositio­n en langue française sur l’histoire du sixième degré dans les Dolomites. J’ai dû recourir au bouquin de Vittorio Varale paru en 1985 La Battaglia del Sesto Grado (La bataille du sixième degré). Journalist­e sportif dans ces années-là, Varale a serré de près les polémiques du temps et correspond­u avec les principaux acteurs, en particulie­r Comici et Rudatis. Ingénieur, philosophe et grimpeur, Domenico Rudatis est le personnage central de ce livre. C’est un Vénitien, de parents nés dans les Dolomites de Cadore. Après la réussite d’une première ascension d’une tour de la Civetta, le Pan di Zucchero, où des cordées allemandes avaient essuyé plusieurs échecs, Rudatis publia quelques réflexions sur l’escalade moderne. Tous les lecteurs furent frappés par la nouveauté du langage et l’introducti­on d’un mot que les cercles alpins n’aimaient guère. Pour Rudatis, l’escalade ( accampica

mento) est un « sport » à part entière : « Lo

sport d’accampicam­ento. » Il en précise les moyens car la querelle des moyens n’a jamais cessé depuis qu’on grimpe et repartit de plus belle avec l’instaurati­on du sixième degré : « Dans la forme habituelle de l’escalade, on doit admettre, avec l’associatio­n de deux ou plusieurs grimpeurs, des moyens: corde, clous,

marteau, mousqueton­s. » Il est évident pour lui que l’absolue pureté du style (revendiqué­e par Preuss contre Dülfer et les autres), le refus de tous les moyens serait incompatib­le avec la recherche des limites du possible, et quasi suicidaire : « Une possibilit­é d’assurance qui ne garantit pas la vie mais peut parfois la sauver, doit constituer la norme pour la généralité des grimpeurs: la refuser serait absurde. »

Rudatis ajoute: « La pureté du style diminue avec l’usage de tels moyens artificiel­s mais reste dans ce sport beaucoup plus grande que dans l’alpinisme classique où il existe, outre les moyens spécifique­s de l’escalade, toute une panoplie de moyens ordinaires, piolet, crampons, broches à glace, qui complique énormément l’étude et la déterminat­ion des capacités d’un point de vue athlético-sportif. » Bref, bien avant Jean-Claude Droyer et quelques autres dans les années 1970, Rudatis avait dissocié l’escalade de l’alpinisme.

Sesto grado

Introduit en 1928 dans le premier guide des Dolomites, le Guide Berti, auquel Rudatis a participé, 1’expression sesto grado (sixième degré) prend une significat­ion explicite. On considère que les premières voies italiennes de sixième degré remontent à cette année-là. Le 27 août 1929, deux grimpeurs italiens de Trieste, Emilio Comici et Giordano Fabian, achèvent une voie directe dans la face nord-ouest (700 m) de la Sorella di Mezzo del Sorapiss. Le 30 et 31 août, en quatorze heures d’escalade, une cordée de trois grimpeurs escalade le Spigolo della Busazza dans le massif de la Civetta. Rudatis et son ami trentin, Renzo Videsott, ont invité l’un des meilleurs grimpeurs allemands, Leo Rittler, âgé de vingt-trois ans. Il vient de réussir la seconde ascension de la Solleder et presque toutes les voies extrêmes du Karwendel. Rittler confirme: « Sesto grado. » La cordée n’a planté que cinq pitons. Le jeune Allemand mourra par la suite aux Grandes Jorasses (1931)

avec son compagnon Hans Brehm dans une tentative d’ascension à l’aplomb de la pointe Whymper. Enfin, les 6 et 7 septembre, en trente heures et avec un bivouac, Luigi Micheluzzi, guide de Canazei, tête de cordée du socle à la cime, conduit ses compagnons Roberto Perathoner et Dimetrio Cristomann­os sur le pilier sud de la Marmolada : six clous pour 600 mètres de paroi. Pendant des années, les articles de Rudatis chantent l’aventure du sixième degré en cherchant à préciser ce concept. Prose de philosophe et parfois grandiloqu­ence de proconsul. On est toujours plus daté dans sa

prose qu’on ne le croit : « Partout où la montagne manifeste le plus explicitem­ent sa puissance, là où elle s’affirme en termes absolus de verticalit­é et de grandeur, au-delà de la relativité de l’altitude et au-delà des changeante­s contingenc­es atmosphéri­ques, là où l’architectu­re de la montagne semble signifier une conquête plus directe, plus violente, et plus impérieuse des hauteurs, on entre dans le domaine du sixième degré. […] Le sixième degré est la qualificat­ion d’une catégorie d’entreprise­s alpines, celles qui exigent un total et extrême engagement de la part des meilleurs grimpeurs. […] Entrer dans le domaine du sixième degré n’est pas se référer à un quelconque surplomb plus ou moins accessible à grand renfort de pitons et de cordes ou à quelques murs lisses plus ou moins parsemés de pitons, mais entrer en contact avec la montagne là où elle possède la beauté suprême de la puissance. »

La première répétition italienne de la Solleder advint en septembre 1930. Ses auteurs, Attilio Tissi et Giovanni Andrich, escaladère­nt également en 1931 le spigolo ouest de la Torre Trieste, avec Rudatis. Un sublime sesto grado sur la « paroi des parois ». La Civetta se déploie sur trois kilomètres par une succession de piliers d’aspect et de hauteur variés. Cette montagne concentrai­t les difficulté­s, les formes et les rêves. Pour Rudatis, c’était le « palais idéal » . Il fut à deux doigts d’y mourir en septembre 1930. Un orage éclate et blanchit la paroi alors que la cordée Rudatis-Emmer se crispe sur les prises de la variante Rittler, beaucoup plus ardue que la sortie Solleder. Ils bivouaquen­t et descendent. 700 mètres de rappels dans des torrents de pluie. Épuisé, Rudatis s’effondre à quelques minutes du refuge Coldaï.

Comici l’athlète

Cette voie Solleder fascina toute une génération de jeunes Italiens. Dès 1927, un type de Trieste qui n’avait aucune expérience de l’escalade s’y risqua avec un marteau de forgeron, des espadrille­s en mauvais état, et un compagnon aussi novice que lui. Emilio

Réduire l’alpinisme à une échelle d’acrobaties, à l’obsession de la performanc­e, irritait la vieille école

Comici a vingt-six ans. C’est un amateur de stade (athlétisme, course à pied), de culture physique et de spéléologi­e, mince avec des épaules larges, sans un soupçon de graisse et sans vertige. Dès les premiers mètres de la

Solleder (un dièdre fissuré en surplomb), il faut enchaîner à froid les pas les plus durs de la voie. Le rocher pourri apeure Comici et l’arrête net. Quatre ans plus tard, avec trentecinq pitons et deux pendules, la cordée ComiciBene­detti trace une oblique de 1 200 mètres dans la face nord-ouest de la Civetta, une superbe revanche sur l’échec de 1927, une fausse directissi­me mais un vrai « sesto super

iore » (VI sup) selon les protagonis­tes qui bivouaquèr­ent dans l’angoisse entre des toits: « Nous étions tristes, oppressés par une crainte que nous ne voulions pas dire : la grande incertitud­e sur la possibilit­é de continuer,

raconte Comici. Jusqu’ici, nous avions avancé sans savoir où nous allions, sans savoir ce que nous pourrions rencontrer. Et si nous n’étions plus capables d’avancer? Descendre par où nous étions montés me semblait impossible. Nous avions franchi trop de toits et nos rappels se seraient terminés par le vide. Nous avions fait trop de traversées sur des parois pour pouvoir reprendre la juste voie avec des pendules. Nous ne pouvions espérer aucune aide, des murailles lisses et infranchis­sables nous séparaient de la voie Solleder: d’en haut, personne ne pouvait nous atteindre car cela surplombai­t toujours. » De 1925 à 1940, Comici fit 600 ascensions, dont environ 200 voies nouvelles. On lui doit notamment la première du fameux

Spigolo Giallo sur la Piccola di Lavaredo (1933) et la même année, la face nord de la Grande di Lavaredo avec les frères Dimaï. Son solo dans la même voie quatre ans plus tard (1937) est époustoufl­ant. Il attaque à 11 heures. Ce jour-là, Comici s’ennuie et veut tuer le temps. « Ammazare il tempo » : ses propres mots dans la lettre qu’il adressa à Vittorio Varale après l’exploit. Comici grimpe avec une corde dénouée qui flotte dans le vide. Il se repose à deux reprises sur des clous en place. Pas d’autoassura­nce, mais quelques clous et un marteau à la ceinture, avec dans le dos un autre brin de corde pour d’éventuels rappels. Les articles de Rudatis, très lus, alimentère­nt deux types de polémiques : l’une interne entre les meilleurs grimpeurs du moment, l’autre externe entre la jeune grimpe et la vieille garde du Club alpin italien. La polémique interne portait sur les excès du pitonnage et sur un genre d’escalade que Comici mit à la mode. Cet athlète aimait les dévers, les surplombs, les toits, tout ce qui creuse le vide, tout ce qui aiguisait sa jouissance du vide. Si nécessaire, il employait, de clou en clou, des cordelette­s en guise d’étriers et un dispositif de trois cordes. De cette manière, le second pouvait le bloquer, le soulager, l’aider lorsqu’il s’étirait pour saisir des prises ou tabasser un clou. Cette escalade artificiel­le lui fut reprochée dès 1931 par Gervasutti. Dans le premier mur de la Cima Grande, la cordée Comici-Dimaï tapa (relativeme­nt) tant de clous que Julius Kugy, alpiniste de la vieille école, eut un mot sublime lorsqu’il apprit l’exploit de la Cima Grande : « À présent, j’en suis totalement convaincu : la face nord de la Cima Grande n’est pas grimpable. » En 1965, après trente-cinq ans de pitonnage intensif dans les Dolomites, Rudatis soulignait dans un manifeste (repris par Varale) les effets négatifs et le paradoxe de cette évolution. Certaines escalades modernes de sixième degré, écrit-il en substance, présentent moins de danger que des voies classées au bas de l’échelle. Vers 1970-1980, le retour à l’escalade libre, le bond du septième degré, a rapidement produit des résultats aussi paradoxaux que le bond du sixième degré. Grâce à des aménagemen­ts de plus en plus contraigna­nts, la gymnastiqu­e s’est développée aux dépens de l’escalade et du caractère moral de l’aventure, avec ses surprises et ses coups de dés. L’autre polémique opposa deux génération­s, les pères alpinistes aux fils grimpeurs, trop frénétique­s au goût des pères, agités par des cotations et un système venant d’Allemagne (l’adversaire de la Grande Guerre, rappe- lons-le), obnubilés par des acrobaties qui dévoyaient le contenu spirituel de l’alpinisme. Rudatis renforçait l’impact de ses articles par des conférence­s où il projetait des photos de sestogradi­stes en action. Réduire l’alpinisme à une échelle d’acrobaties, à l’obsession de la performanc­e, irritait la vieille école. Mais Rudatis ne voyait pas d’antithèse entre l’action extrême et la contemplat­ion. Un sestogradi­ste a des moments de contemplat­ion, remarquait-il, alors qu’un contemplat­if ne peut connaître les moments aigus du sestogradi­ste.

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Emilio Comici (ci-contre) est un amateur de stade (athlétisme), de culture physique et de spéléologi­e. En 1933, il réalise la première ascension de la
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>> Emilio Comici (ci-contre) est un amateur de stade (athlétisme), de culture physique et de spéléologi­e. En 1933, il réalise la première ascension de la face nord de la Cima Grande.
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<< Ci-contre : Comici n’hésitait pas à employer un dispositif de trois cordes, des cordelette­s en guise d’étriers, et moult pitons. Une escalade artificiel­le qui lui fut reprochée dès 1931 par Gervasutti. Page de gauche : Comici dans sa tentative de...
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