>Fanck, Trenker, Riefenstahl, réalisateurs du Bergfilm,
Entre romantisme exacerbé et création de héros wagnériens, voire de surhommes, l’alpinisme germanique des années trente a inspiré nombre de réalisateurs allemands (ou assimilés). Leur façon de montrer la montagne est porteuse de valeurs spécifiques. Certa
LesAllemands sont certainement les inventeurs du film de montagne, qui apparaît après la Première Guerre mondiale et qui a une façon très spécifique de décrire la montagne et l’alpinisme. Cette façon de filmer qui allie des éléments thématiques précis (religiosité et mysticisme de la montagne, opposition ville/montagne, avec ses corollaires, décadence/pureté) présente systéma- tiquement l’acte d’aller en montagne comme une purification, un voyage initiatique, même et, parfois surtout, s’il est lié à la mort, au sacrifice suprême. Il est clair que l’alpinisme a tout à perdre dans cette conception, s’il est défini comme un simple jeu, un acte de pure satisfaction (intellectuelle, esthétique, ou de tout autre ordre), mais qu’il a tout à gagner à une telle vision s’il est présenté comme la phase ultime du dépassement de soi. Cette dernière présentation est tout à fait concevable dans un système totalitaire, où l’homme se doit d’aller au bout de son action, quitte à s’y perdre et sera donc un argument de poids pour des régimes comme le fascisme et le nazisme. C’est ainsi que le film de montagne contribuera de façon indirecte, certes, mais pertinente, à diffuser une image de la montagne et de l’alpinisme propre à séduire les autorités italiennes et allemandes et qu’on ne saurait passer sous silence ici. Parmi les nombreux auteurs de ces films, trois se dégagent pour leur notoriété et les succès qu’ils ont connus.
Arnold Fanck, sportif et cinéaste
Le premier est Arnold Fanck (1889-1974) : fils d’un riche industriel allemand, et luimême héritier d’une petite fortune, il s’adonne à nombre de sports, dont l’escalade et le ski, découvre la photographie et le cinéma, et décide de combiner les deux en tournant son premier film Das Wunder des Schneeschuhs (1919-1920) qui sera suivi
Cette façon de filmer présente l’acte d’aller en montagne comme une purification, un voyage initiatique, même et, parfois surtout, s’il est lié à la mort, au sacrifice suprême
par Der Weisse Rausch (1930-1931) entièrement consacrés au ski. Jusqu’en 1933, donc avant l’avènement des nazis, il tourne ses principaux films dont Der heilige Berg ( La montagne sacrée, 1927), Der Kampf ums Matterhorn ( Combat pour le Cervin, 1928 dans sa version muette, sonorisé en 1934), Die weisse Hölle vom Piz Palü ( L’Enfer blanc du Piz Palü, 1929), Stürme über dem Mont Blanc ( Tempête sur le mont Blanc, 1930), Sa spécificité est d’engager des acteurs pas toujours professionnels, au
Dans Berge in Flammen, Luis Trenker fait se retrouver sur le même sommet l’Autrichien Dimaï et l’Italien Franchini, partenaires de cordée, mais ennemis pendant la guerre
sens cinématographique du terme, mais professionnels de la montagne comme le guide tyrolien Luis Trenker, qui joue le rôle de Carrel dans son film sur le Cervin, ou le
skieur autrichien Hannes Schneider. De même, il fera intervenir le pilote de chasse, as de la Première Guerre mondiale, Ernst Udet dans trois films, Die weisse Hölle am
Piz Palü, Stürme über dem Mont Blanc et SOS Eisberg (1933). Sa mise en scène est souvent époustouflante, car il ne dédaigne pas de déclencher une véritable avalanche, ou de faire s’écraser l’avion d’Udet pour les besoins d’un tournage. C’est également dans un de ses films, Der heilige Berg, qu’apparaît pour la première fois comme actrice Leni Riefenstahl, son égérie (sa maîtresse ?), qui tournera dans cinq de ses films. Leni Riefenstahl (1902-2003), personnage aux mille facettes et à la réputation sulfureuse (danseuse, actrice, réalisatrice, maîtresse de Fanck ?, de Goebbels ?, de Trenker ? etc., antisémite notoire, admiratrice de Hitler, ostracisée par les Américains et les Français, photographe, cinéaste sousmarine) n’a de fait tourné qu’un seul film ayant la montagne pour thème principal,
Das blaue Licht ( La lumière bleue, 19311932), au mysticisme avéré et à l’esthétique soignée. Sa gloire lui vient pour l’essentiel des deux films tournés lors des congrès du parti nazi de 1933 et 1934 ( Sieg des
Glaubens et Triumph des Willens, La victoire de la foi et Le triomphe de la volonté) qui la consacrent comme cinéaste officielle du parti et où elle magnifie Hitler. Suivirent ses deux films cultes, Fest der Völker et Fest der Schönheit ( Fête des peuples et Fête de la beauté) tournés lors des Jeux olympiques de Berlin, où la magnification des corps sert le culte de l’homme nouveau cher aux nazis. Le troisième « homme » est Luis Trenker (1892-1990), guide, instructeur des troupes alpines, architecte, écrivain et, lui aussi à la personnalité ambiguë, puisque soupçonné d’être pro-nazi (il a été membre du NSDAP), ami de Mussolini, donc fasciste, mais surtout personnage caméléon, opportuniste né. Après avoir tourné avec Fanck et Leni Riefenstahl, il suit sa propre voie, avec des films entièrement consacrés à la montagne, comme Berge
in Flammen ( Les monts en flammes, 1931), film sur les combats entre Italiens et Autrichiens dans les Dolomites, mettant en exergue l’héroïsme des protagonistes. L’astuce de Trenker est de tourner la première et la dernière séquence du film de façon identique : l’Autrichien Dimaï et l’Italien Franchini, partenaires de cordée, mais ennemis pendant la guerre, se retrouvent sur le même sommet, images de la grande fraternité en montagne. Der Rebell ( Le rebelle, 1932), histoire de la révolte des Tyroliens contre Napoléon, et Der Berg ruft ( L’appel
de la montagne, 1938), nouvelle mouture de l’ascension du Cervin, sont parmi ses films les plus connus, alors que sa filmographie compte plus de vingt films comme réalisateur et une douzaine comme scénariste.
L’émergence d’un homme nouveau
Tous ces films obtinrent de gros succès commerciaux et furent dans l’ensemble fort appréciés des alpinistes ainsi que des autorités qui y voyaient une illustration de leurs propositions sur l’émergence d’un homme nouveau. Pourtant, une Française, Claire Eliane Engel, auteure d’une thèse sur la littérature alpestre en France et en Angleterre au XVIIIe et au XIXe siècle, traductrice et historienne de l’alpinisme, échappait à cet engouement. Ce qu’elle en pense vaut la peine d’être reproduit : « Les metteurs en scène allemands, avant la guerre, avaient inventé l’alpinisme : « inventé » parce que leur conception du genre était à eux, et à eux seuls, heureusement. La Montagne sacrée, L’Enfer Blanc, Tempête au mont Blanc et autres histoires analogues comptent parmi les pires absurdités imaginées par des esprits malades. Les photos sont généralement admirables, mais c’est tout. L’étoile était la fameuse Leni Riefenstahl, qui donnait un cachet morbide à ses rôles. Le héros était souvent Luis Trenker, guide tyrolien, devenu acteur et écrivain, et on ne sait si les scénarios étaient plus remarquables par leur humour involontaire ou leur manque de goût. […] Il est probable que le très vaste public qui a vu ces films, séduit par les superbes photographies, est sorti persuadé que montagne = suicide. […] Tout ceci diffame les Alpes d’une façon indigne et injuste1.
1 C. E. Engel, Histoire de l’alpinisme des origines à nos jours, éditions « Je sers », Paris, 1950, p. 170-171.