>Anderl Heckmair : Dr Jekyll ou Mr Hyde ?,
En 1938, deux cordées concurrentes, les Autrichiens Harrer et Kasparek, et les Allemands Heckmair et Vörg, font cause commune et réalisent la première de la face nord de l’Eiger. Cet exploit sera largement utilisé par la propagande nazie, transformant ces
Les débuts de la vie d’Anderl Heckmair sont une suite de difficultés et de problèmes : né le 12 octobre 1906 à Munich, issu d’un milieu modeste, son père décède pendant la Première Guerre mondiale et Anderl se retrouve dans un orphelinat. Il subit ensuite de plein fouet, comme beaucoup d’Allemands, les conséquences de la défaite, les tentatives révolutionnaires bavaroises (autant d’extrême gauche que d’extrême droite, où apparaît déjà un certain Adolf Hitler) : la période troublée de la République de Weimar, la crise de 1929 n’arrangent rien et Heckmair est bien une illustration parlante de cette jeunesse sacrifiée, prête à toutes les expériences, même les plus condamnables. Un temps jardinier, il vit en fait d’une quantité innombrable de petits boulots, toujours prêt à tout pour trouver un logis et de quoi manger. Malgré cela, il se « débrouille » très bien, apprend à skier, participe de façon impromptue à des compétitions, où ses qualités physiques compensent sa technique défaillante. Il découvre la montagne, commence à grimper, se révèle vite excellent, très endurant, ce qui lui permet de rejoindre (dès 1928) un groupe d’élite munichois : Hochempor. C’est alors l’époque de nombreuses expériences d’escalade, dans les massifs les plus proches de Munich (Wetterstein, Karwendel, Wilder Kaiser) et dans les Dolomites. C’est aussi pendant la période des années trente qu’il mène, avec quelques compagnons de son acabit, cette fameuse vie d’errant des montagnes ( Bergvagabund) : de refuge en refuge, il aide des touristes du week-end dans leurs courses, porte leurs sacs, participe à l’approvisionnement : tout est bon, pourvu
que cela lui permette de manger, d’avoir un toit et de rester en montagne. À l’occasion, et à vélo (le moyen de transport obligé de la plupart des jeunes gens alors), il traverse la France, fait une halte à Marseille, rejoint le Maroc pour aller grimper dans le Haut-Atlas. Son livre,
Alpiniste, fourmille d’anecdotes et de détails amusant sur cette période. Il est le type même de ce que les Allemands nomment les
Arbeiterbergsteiger, c’est-à-dire les alpinistes ouvriers, comme le seront beaucoup de grimpeurs de l’école saxonne de Dresde.
1938, la face nord de l’Eiger Cette vie en marge de la société lui donne cependant toutes les qualités pour devenir un montagnard expérimenté : mais « il faut bien
vivre de quelque chose (titre du chapitre VI d’Alpiniste) et c’est ainsi qu’en 1933, il passe brillamment l’examen de guide à Innsbruck. Alternant alors cette activité professionnelle avec des entreprises personnelles, souvent étonnantes, il accomplit, en juillet 1938, ce qui va devenir sa marque, la première de la face nord de l’Eiger, ascension hors du commun par sa difficulté, puis par l’instrumentalisation qu’en feront les nazis. Après la période troublée de la Seconde Guerre mondiale, Heckmair se stabilise, si tant est que ce terme puisse lui convenir. Il combine en effet au moins trois « métiers » : il s’occupe tout d’abord des sorties alpines de l’Auberge de jeunesse d’Oberstdorf, en même temps qu’il a une action de formateur des responsables à ces activités. Il reste alpiniste, comme il le prouve à l’éperon Walker aux Grandes Jorasses, en 1950, et
fait partie d’expéditions en Laponie (1950) et au Pakistan (1953-1954). Il est, enfin, toujours guide et même premier président de l’Association des guides de montagne, association créée par le Club alpin allemand. En tant que guide, il a la chance de rencontrer le client idéal en la personne d’un richissime industriel allemand, Otto-Ernst Flick (qu’il baptise familièrement O-E dans son livre), qui lui donne carte blanche pour l’emmener en montagne. C’est ainsi qu’après des courses dans les Alpes, tous deux iront en Grèce (1957), en Afrique (un long périple avec le Ruwenzori et le Hoggar comme haltes principales, en 1960), dans les Andes (1963) et au Canada : suivront les États-Unis et le Mexique en 1965. Dans les années soixante-dix, il épouse sa seconde femme, Trudl, qui avait été sa secrétaire, et dont j’ai pu apprécier en 1997, la gentillesse et la francophilie. Tous deux accompliront moult voyages, sur lesquels Heckmair revient rapidement dans les derniers chapitres d’Alpiniste. Sa longévité, le désir de vivre simplement à Oberstdorf avec sa femme, reconnu, mais en même temps à l’écart de l’agitation médiatique, ses éternels cigares puants, le whisky ou le schnaps qui les accompagnent souvent, tout contribue à donner à la fin de sa vie une image idyllique, celle du patriarche des montagnes à l’écart des mêlées temporelles. Il y a par-dessus tout son humour permanent (voir Alpiniste), qui me fait de plus en plus penser à la façon de raconter de Georges Livanos, avec certainement un rapport à la mort différent. Oui, mais voilà, le portrait est trop beau, trop lisse : cet homme serait un saint, ou presque, mais tout n’est pas aussi simple. Il y a bien évidemment l’épisode de 1938 et la « récupération » nazie. Sans revenir sur les nombreux éléments polémiques souvent repris ici ou là, on peut cependant dégager un certain nombre de faits normalement avérés.
Dans l’équipe des quatre à l’Eiger, Harrer est un nazi notoire, qui a prouvé par la suite des dons non négligeables de carriériste. Quand on relit attentivement ce que les protagonistes ont écrit alors, on peut douter de certaines assertions concernant la provenance du matériel assez sophistiqué pour l’époque des deux Allemands. Ce qu’écrit Harrer contredit ce que dit Heckmair. Ce dernier s’est toujours défendu de toute appartenance politique, il devait cependant savoir que la Ordensburg de Sonthofen était une création SS. Je partage toutefois en partie l’opinion de Sylvain Jouty, écrivant dans la préface à l’édition française de Les trois derniers problèmes des Alpes : « Je voudrais simplement mettre en évidence l’injustice de certains reproches que l’on a pu faire à Heckmair et à ses compatriotes. Entendonsnous bien : que certains alpinistes aient été effectivement nazis, est probable ; mais accuser qui que ce soit de tenter l’ascension de l’Eigerwand pour défendre une cause, quelle qu’elle soit, reviendrait à considérer qu’une conviction politique peut s’exprimer au travers de l’alpinisme, par le choix d’un type d’ascension, qui témoignerait de l’adhésion à une idéologie. » Il en ira différemment avec les tentatives des Allemands dans l’Himalaya (surtout au Kangchenjunga et au Nanga Parbat) où l’influence de Paul Bauer et des instances nazies sera largement plus déterminante. Autre élément plutôt à charge, l’appartenance de Heckmair à une section d’élite du Club alpin allemand: ces groupes étaient loin d’être politiquement neutres, car ils étaient noyautés par des éléments ultranationalistes ( volkish, dans la terminaison allemande), et la chasse aux juifs y était couramment pratiquée, et ce depuis les années vingt. Quant aux fréquentations de Heckmair, c’étaient « tous de gens charmants », comme Leni Riefenstahl, Luis Trenker, Ernst Enzensperger,WilliWelzenbach, Fritz Kasparek, etc. Or, tous ont eu à titres divers des « liaisons dangereuses » avec le parti nazi et leurs dirigeants ou avec le fascisme. On ne peut oublier que, dans sa généralité, le milieu alpin austroallemand et italien était fortement ancré dans l’idéologie nationale et ses dérives totalitaires.
Une fausse neutralité politique ? Dernier élément illustrant toute l’ambiguïté du personnage: ses livres. S’ils évoquent bien évidemment ses expériences, ils ont, de fait, été écrits par sa femme, la fidèle et dévouée Trudl, qui, après avoir pris sous sa dictée les faits qu’il voulait transmettre, les rendait publiables. J’ai en tête la recommandation d’Helmut Zebhauser, responsable des affaires culturelles du Club alpin allemand et spécialiste du club sous le nazisme avant que je me rende à Oberstdorf: « Méfiez-vous, Heckmair est très gentil, mais il affabule, il raconte un peu n’importe quoi. » Alors, Dr Jekyll ou Mr Hyde, diable (comme Tita Piaz) ou ange (comme Preuss, sa silhouette et ses légendaires écharpes)? Bien évidemment, ni l’un ni l’autre. De fait, Heckmair est, dans sa personne comme dans son activité d’alpiniste, l’illustration parfaite de cette attitude qui a trop souvent été faite de fausse neutralité politique et sociale, pourquoi ne pas le dire, d’hypocrisie. Car, ou l’on aime les belles histoires, la mythification de l’activité, la transformation de l’homme en véritable héros des montagnes. Dans le monde germanique, cela va de Georg Winkler ou du guide Innerkofler à… Heckmair, en passant par Dülfer, Preuss, « les surhommes » du Kangchenjunga ou du Nanga Parbat. Ou on envisage avec un peu de distance une certaine réalité historique, se nourrissant de documents, d’interrogations, de confrontations intellectuelles, et on obtient alors des images souvent floues, moins tranchées, en tout cas un peu dérangeantes, qui ne s’accommodent plus de l’hagiographie. David Roberts ( Annapurna, une affaire de cordée, éd. Guérin, 2000), Walter Bonatti ( L’Affaire du K2, éd. Guérin, 2003), illustrent, parmi beaucoup d’autres, cette tendance. Et ce n’est une injure ni aux hommes que l’on met en scène, ni aux idées qu’ils défendaient.
>Anderl Heckmair, Alpiniste, éd. Guérin.