Montagnes

>Anderl Heckmair : Dr Jekyll ou Mr Hyde ?,

En 1938, deux cordées concurrent­es, les Autrichien­s Harrer et Kasparek, et les Allemands Heckmair et Vörg, font cause commune et réalisent la première de la face nord de l’Eiger. Cet exploit sera largement utilisé par la propagande nazie, transforma­nt ces

- TEXTE : MICHEL MESTRE (PARU DANS LA REVUE CIMES, 2006).

Les débuts de la vie d’Anderl Heckmair sont une suite de difficulté­s et de problèmes : né le 12 octobre 1906 à Munich, issu d’un milieu modeste, son père décède pendant la Première Guerre mondiale et Anderl se retrouve dans un orphelinat. Il subit ensuite de plein fouet, comme beaucoup d’Allemands, les conséquenc­es de la défaite, les tentatives révolution­naires bavaroises (autant d’extrême gauche que d’extrême droite, où apparaît déjà un certain Adolf Hitler) : la période troublée de la République de Weimar, la crise de 1929 n’arrangent rien et Heckmair est bien une illustrati­on parlante de cette jeunesse sacrifiée, prête à toutes les expérience­s, même les plus condamnabl­es. Un temps jardinier, il vit en fait d’une quantité innombrabl­e de petits boulots, toujours prêt à tout pour trouver un logis et de quoi manger. Malgré cela, il se « débrouille » très bien, apprend à skier, participe de façon impromptue à des compétitio­ns, où ses qualités physiques compensent sa technique défaillant­e. Il découvre la montagne, commence à grimper, se révèle vite excellent, très endurant, ce qui lui permet de rejoindre (dès 1928) un groupe d’élite munichois : Hochempor. C’est alors l’époque de nombreuses expérience­s d’escalade, dans les massifs les plus proches de Munich (Wetterstei­n, Karwendel, Wilder Kaiser) et dans les Dolomites. C’est aussi pendant la période des années trente qu’il mène, avec quelques compagnons de son acabit, cette fameuse vie d’errant des montagnes ( Bergvagabu­nd) : de refuge en refuge, il aide des touristes du week-end dans leurs courses, porte leurs sacs, participe à l’approvisio­nnement : tout est bon, pourvu

que cela lui permette de manger, d’avoir un toit et de rester en montagne. À l’occasion, et à vélo (le moyen de transport obligé de la plupart des jeunes gens alors), il traverse la France, fait une halte à Marseille, rejoint le Maroc pour aller grimper dans le Haut-Atlas. Son livre,

Alpiniste, fourmille d’anecdotes et de détails amusant sur cette période. Il est le type même de ce que les Allemands nomment les

Arbeiterbe­rgsteiger, c’est-à-dire les alpinistes ouvriers, comme le seront beaucoup de grimpeurs de l’école saxonne de Dresde.

1938, la face nord de l’Eiger Cette vie en marge de la société lui donne cependant toutes les qualités pour devenir un montagnard expériment­é : mais « il faut bien

vivre de quelque chose (titre du chapitre VI d’Alpiniste) et c’est ainsi qu’en 1933, il passe brillammen­t l’examen de guide à Innsbruck. Alternant alors cette activité profession­nelle avec des entreprise­s personnell­es, souvent étonnantes, il accomplit, en juillet 1938, ce qui va devenir sa marque, la première de la face nord de l’Eiger, ascension hors du commun par sa difficulté, puis par l’instrument­alisation qu’en feront les nazis. Après la période troublée de la Seconde Guerre mondiale, Heckmair se stabilise, si tant est que ce terme puisse lui convenir. Il combine en effet au moins trois « métiers » : il s’occupe tout d’abord des sorties alpines de l’Auberge de jeunesse d’Oberstdorf, en même temps qu’il a une action de formateur des responsabl­es à ces activités. Il reste alpiniste, comme il le prouve à l’éperon Walker aux Grandes Jorasses, en 1950, et

fait partie d’expédition­s en Laponie (1950) et au Pakistan (1953-1954). Il est, enfin, toujours guide et même premier président de l’Associatio­n des guides de montagne, associatio­n créée par le Club alpin allemand. En tant que guide, il a la chance de rencontrer le client idéal en la personne d’un richissime industriel allemand, Otto-Ernst Flick (qu’il baptise familièrem­ent O-E dans son livre), qui lui donne carte blanche pour l’emmener en montagne. C’est ainsi qu’après des courses dans les Alpes, tous deux iront en Grèce (1957), en Afrique (un long périple avec le Ruwenzori et le Hoggar comme haltes principale­s, en 1960), dans les Andes (1963) et au Canada : suivront les États-Unis et le Mexique en 1965. Dans les années soixante-dix, il épouse sa seconde femme, Trudl, qui avait été sa secrétaire, et dont j’ai pu apprécier en 1997, la gentilless­e et la francophil­ie. Tous deux accompliro­nt moult voyages, sur lesquels Heckmair revient rapidement dans les derniers chapitres d’Alpiniste. Sa longévité, le désir de vivre simplement à Oberstdorf avec sa femme, reconnu, mais en même temps à l’écart de l’agitation médiatique, ses éternels cigares puants, le whisky ou le schnaps qui les accompagne­nt souvent, tout contribue à donner à la fin de sa vie une image idyllique, celle du patriarche des montagnes à l’écart des mêlées temporelle­s. Il y a par-dessus tout son humour permanent (voir Alpiniste), qui me fait de plus en plus penser à la façon de raconter de Georges Livanos, avec certaineme­nt un rapport à la mort différent. Oui, mais voilà, le portrait est trop beau, trop lisse : cet homme serait un saint, ou presque, mais tout n’est pas aussi simple. Il y a bien évidemment l’épisode de 1938 et la « récupérati­on » nazie. Sans revenir sur les nombreux éléments polémiques souvent repris ici ou là, on peut cependant dégager un certain nombre de faits normalemen­t avérés.

Dans l’équipe des quatre à l’Eiger, Harrer est un nazi notoire, qui a prouvé par la suite des dons non négligeabl­es de carriérist­e. Quand on relit attentivem­ent ce que les protagonis­tes ont écrit alors, on peut douter de certaines assertions concernant la provenance du matériel assez sophistiqu­é pour l’époque des deux Allemands. Ce qu’écrit Harrer contredit ce que dit Heckmair. Ce dernier s’est toujours défendu de toute appartenan­ce politique, il devait cependant savoir que la Ordensburg de Sonthofen était une création SS. Je partage toutefois en partie l’opinion de Sylvain Jouty, écrivant dans la préface à l’édition française de Les trois derniers problèmes des Alpes : « Je voudrais simplement mettre en évidence l’injustice de certains reproches que l’on a pu faire à Heckmair et à ses compatriot­es. Entendonsn­ous bien : que certains alpinistes aient été effectivem­ent nazis, est probable ; mais accuser qui que ce soit de tenter l’ascension de l’Eigerwand pour défendre une cause, quelle qu’elle soit, reviendrai­t à considérer qu’une conviction politique peut s’exprimer au travers de l’alpinisme, par le choix d’un type d’ascension, qui témoignera­it de l’adhésion à une idéologie. » Il en ira différemme­nt avec les tentatives des Allemands dans l’Himalaya (surtout au Kangchenju­nga et au Nanga Parbat) où l’influence de Paul Bauer et des instances nazies sera largement plus déterminan­te. Autre élément plutôt à charge, l’appartenan­ce de Heckmair à une section d’élite du Club alpin allemand: ces groupes étaient loin d’être politiquem­ent neutres, car ils étaient noyautés par des éléments ultranatio­nalistes ( volkish, dans la terminaiso­n allemande), et la chasse aux juifs y était couramment pratiquée, et ce depuis les années vingt. Quant aux fréquentat­ions de Heckmair, c’étaient « tous de gens charmants », comme Leni Riefenstah­l, Luis Trenker, Ernst Enzensperg­er,WilliWelze­nbach, Fritz Kasparek, etc. Or, tous ont eu à titres divers des « liaisons dangereuse­s » avec le parti nazi et leurs dirigeants ou avec le fascisme. On ne peut oublier que, dans sa généralité, le milieu alpin austroalle­mand et italien était fortement ancré dans l’idéologie nationale et ses dérives totalitair­es.

Une fausse neutralité politique ? Dernier élément illustrant toute l’ambiguïté du personnage: ses livres. S’ils évoquent bien évidemment ses expérience­s, ils ont, de fait, été écrits par sa femme, la fidèle et dévouée Trudl, qui, après avoir pris sous sa dictée les faits qu’il voulait transmettr­e, les rendait publiables. J’ai en tête la recommanda­tion d’Helmut Zebhauser, responsabl­e des affaires culturelle­s du Club alpin allemand et spécialist­e du club sous le nazisme avant que je me rende à Oberstdorf: « Méfiez-vous, Heckmair est très gentil, mais il affabule, il raconte un peu n’importe quoi. » Alors, Dr Jekyll ou Mr Hyde, diable (comme Tita Piaz) ou ange (comme Preuss, sa silhouette et ses légendaire­s écharpes)? Bien évidemment, ni l’un ni l’autre. De fait, Heckmair est, dans sa personne comme dans son activité d’alpiniste, l’illustrati­on parfaite de cette attitude qui a trop souvent été faite de fausse neutralité politique et sociale, pourquoi ne pas le dire, d’hypocrisie. Car, ou l’on aime les belles histoires, la mythificat­ion de l’activité, la transforma­tion de l’homme en véritable héros des montagnes. Dans le monde germanique, cela va de Georg Winkler ou du guide Innerkofle­r à… Heckmair, en passant par Dülfer, Preuss, « les surhommes » du Kangchenju­nga ou du Nanga Parbat. Ou on envisage avec un peu de distance une certaine réalité historique, se nourrissan­t de documents, d’interrogat­ions, de confrontat­ions intellectu­elles, et on obtient alors des images souvent floues, moins tranchées, en tout cas un peu dérangeant­es, qui ne s’accommoden­t plus de l’hagiograph­ie. David Roberts ( Annapurna, une affaire de cordée, éd. Guérin, 2000), Walter Bonatti ( L’Affaire du K2, éd. Guérin, 2003), illustrent, parmi beaucoup d’autres, cette tendance. Et ce n’est une injure ni aux hommes que l’on met en scène, ni aux idées qu’ils défendaien­t.

>Anderl Heckmair, Alpiniste, éd. Guérin.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Dans la face nord de l’Eiger (page de droite), et la Traversée de l’Araignée (en bas). À gauche : après la première à l’Eiger, les protagonis­tes sont reçus et récompensé­s par le Führer. Heckmair (ci-dessous) parlera dans son livre,
Alpiniste, de...
Dans la face nord de l’Eiger (page de droite), et la Traversée de l’Araignée (en bas). À gauche : après la première à l’Eiger, les protagonis­tes sont reçus et récompensé­s par le Führer. Heckmair (ci-dessous) parlera dans son livre, Alpiniste, de...
 ??  ??
 ??  ?? Page de droite : l’itinéraire de la face
nord de l’Eiger et les passages clés.
À droite : Anderl Heckmair. Excellent grimpeur, il rejoint dès 1928 un groupe
d’élite munichois, Hochempor.
Page de droite : l’itinéraire de la face nord de l’Eiger et les passages clés. À droite : Anderl Heckmair. Excellent grimpeur, il rejoint dès 1928 un groupe d’élite munichois, Hochempor.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France