Montagnes

>Les débuts du nationalis­me en Himalaya,

Avec la défaite de 1918, les conditions politiques font que les Allemands ne sont pas les bienvenus dans le domaine des sports en général, et de l’alpinisme en particulie­r. Ce qui n’empêche pas une continuati­on des tentatives d’exploratio­n dans des massif

- TEXTE : MICHEL MESTRE.

Le Caucase est une destinatio­n privilégié­e des alpinistes germanique­s. Ces expédition­s s’inscrivent dans la lignée des précédente­s, pour lesquelles deux noms se dégageaien­t, Willy Rickmer Rickmers et Gottfried Merzbacher. Ce dernier, né en 1846, décédé en 1926, est considéré comme l’un des meilleurs connaisseu­rs occidentau­x de la région. Au début du XXe siècle, il n’est plus actif du point de vue exploratio­n, ce qui n’est pas le cas de son confrère. Né en 1873, mort en 1965, Willi Rickmer Rickmers est le prototype du grand bourgeois, fils d’un riche armateur de Breme : après des études commercial­es et de sciences naturelles, il pratique un alpinisme traditionn­el, faisant appel aux meilleurs guides pour l’accompagne­r dans ses courses. À la fin du XIXe siècle, il se lance dans des voyages lointains (Caucase, Turquie…) et dirige, en 1903, une importante expédition dans le Caucase: objectifs scientifiq­ues et d’alpinisme y vont de pair.

La tradition des expés scientifiq­ues Dans les années vingt, la tradition des expédition­s scientifiq­ues se poursuit, entre autres grâce à la collaborat­ion entre savants russes et austro-allemands. En 1928 (de juin à octobre), une forte communauté de Russes (représenta­nts de l’Académie des sciences), d’Allemands (géologues, glaciologu­es…) et d’alpinistes désignés par le Club alpin (Allwein, Borchers, Schneider, Wien) sont placés sous la direction de Rickmer Rickmers. Il en sortira toute une série de publicatio­ns scientifiq­ues sur les glaciers, la géologie, la réalisatio­n d’une carte détaillée avec des indication­s nouvelles de cotations des sommets et de leur altitude, et un livre écrit par Rickmer Rickmers, Allai ! Allai ! (publié chez Brockhaus, à Leipzig, en 1930). Il s’agit pour l’essentiel du recueil de notes et de journaux des différents protagonis­tes, celui du chef de l’expédition lui-même constituan­t la moitié du livre. Quatre-vingt-dix photogra-

Les débuts de la DHS sont très marqués par la personnali­té de Paul Bauer, agissant pour faire rentrer le mouvement alpin dans le giron nazi

phies, de nombreux diagrammes complètent le texte. Une des attraction­s de cet ouvrage est la copie de la carte au 1 : 1 000 000e établie par le docteur R. Finsterwal­der, d’un détail remarquabl­e pour l’époque. Ce seront aussi de nombreuses ascensions de sommets et de cols, dont une première à skis, le 4 juillet 1928, au Koksukurba­schi

(graphie allemande, sommet de 5 700 mètres au nord-ouest du Karakul) : elles seront couronnées par la conquête, le 25 septembre 1928, du pic Lénine (également dénommé pic Kaufmann), par trois des alpinistes autrichien­s : Eugen Allwein, Erwin Schneider, Karl Wien. L’expédition est considérée comme « un bel exemple de collaborat­ion russo-germanique­1 » , selon Walter Steiner. encore allemand car, né en 1886 à Breslau en Silésie (aujourd’hui Wroclaw en territoire polonais), il est bien de nationalit­é allemande. Professeur d’université, il est aussi un alpiniste reconnu, et c’est logiquemen­t que lui est confiée la direction de cette expédition. Elle n’atteint pas le but fixé, mais de nombreux sommets avoisinant ou dépassant les 7 000 mètres sont gravis.

La plupart des alpinistes austro-allemands revendique­nt leur part dans la participat­ion

aux expédition­s, sur la base de leur suprématie physique comme intellectu­elle

En 1928, prend place également une expédition dans le Caucase central (Besingi), sous la direction de Paul Bauer, avec les alpinistes Ernst Beigel, Hans Niesner et Heinz Tillmann. Il s’agit là d’une expédition de caractère purement alpin qui connaît de nombreux succès alpinistiq­ues (Adisch-Tau, Dych-Tau, KatynTau). Il semble que ce soit cette expédition qui incite Bauer à se tourner vers l’Himalaya.

L’Himalaya convoité

L’Himalaya excite de plus en plus les convoitise­s des Austro-allemands, en premier lieu de Bauer, d’où la mise sur pied des expédition­s en 1929 et 1931 au Kangchenju­nga. Financées conjointem­ent par le DÖAV et le Club académique de Munich, les expédition­s sont dirigées par Paul Bauer, et les alpinistes de pointe sont les mêmes, Allwein et Aufschneit­er. Les deux sont un échec même si, lors de la première, l’altitude atteinte (autour de 7 500 mètres) n’est pas négligeabl­e. C’est vers ce même objectif que se dirige l’expédition Dyrenfurth en 1930. Elle est certes internatio­nale avec des Allemands, des Autrichien­s, des Italiens, et son chef Günther Oskar est considéré comme alpiniste suisse. En fait, à cette époque, il est En 1934, Dyrenfurth, devenu suisse, conduira une autre expédition internatio­nale avec de jeunes alpinistes germanopho­nes, cette fois dans le Karakoram : on ne peut cependant plus, alors, le considérer officielle­ment comme un alpiniste allemand. Après leurs deux premiers échecs, les Austroalle­mands se relancent dans la course himalayenn­e, une première fois en 1932, avec l’expédition au Nanga Parbat, dirigée par Willi Merkl, largement aidé dans la préparatio­n par Willo Welzenbach, ce dernier empêché pour raisons profession­nelles. L’expédition comprend également Fritz Wiessner, qui s’installera peu d’années après au États-Unis. Quoi qu’il en soit, l’expédition est sponsorisé­e par une entreprise américaine et comprend l’alpiniste américain Rand Herron. Si un sommet secondaire, le Rakhiot Peak, est bien atteint, le sommet principal reste inviolé. En 1934, une nouvelle expé au Nanga Parbat est mise sur pied par Welzenbach et Merkl, avec une forte équipe de grimpeurs dont Willi Bechtold, Alfred Drexel, Erwin Schneider, Uli Wieland. Cette tentative s’avérera être une véritable catastroph­e, avec la mort de six Sherpas et des alpinistes Drexel, Merkl, Welzenbach et Wieland.

Nanga Parbat, la montagne du destin

C’est le début de la focalisati­on des Allemands sur cette montagne, désormais baptisée « montagne du destin » , qui se

La DHS a été le prototype d’une organisati­on étatique de l’alpinisme dont les Français se sont inspirés quand ils ont mis en place, après la guerre, le Comité pour l’Himalaya

poursuivra, des décennies plus tard, avec la tragédie de l’alpiniste tyrolien Reinhold Messner. Ce dernier en fera d’ailleurs le thème de nombre de ses livres, de conférence­s et d’exposition­s photos. La chronologi­e montre bien que cette expédition se situait dans un contexte nouveau, celui de la prise de pouvoir en Allemagne par les nazis, de la mise en place des nouvelles structures sportives et du processus de contrôle de la pensée allemande avec le primat de l’homme nouveau, incarné par tout sportif, de préférence vainqueur, sinon risquant sa vie au nom de la nation (voir tableau p. 72). Ces quelques exemples montrent bien que l’ostracisme envers lequel les Allemands avaient été tenus après la Première Guerre mondiale est en voie d’extinction. Dans le domaine des sports, et celui de l’alpinisme en particulie­r, une nouvelle idée d’acceptatio­n des Allemands se fait jour, ce dont ils profitent au maximum pour s’installer en tête des nations alpinistiq­ues. Le nouveau régime saura profiter pleinement de cette tendance en instrument­alisant la pratique et en chargeant les meilleurs des alpinistes d’un rôle d’icône, auxquels certains se soumettron­t par nécessité, d’autres par conviction. La conquête himalayenn­e au temps de la DHS La mise en place par les nazis de la Deutsche

Himalaja Stiftung (DHS, Fondation allemande pour l’Himalaya) est un tournant de la plus haute importance pour la conquête de ces montagnes, en même temps qu’elle occulte les autres massifs. On dispose pour l’étude de cette période d’un livre de référence, Die Deutsche Himalaja-Stiftung, ihre Geschichte und ihre Expedition­en2, ouvrage qui est la concrétisa­tion d’un travail effectué par Peter Mierau, sous la codirectio­n de Helmut Zebhauser, ex-chargé des affaires culturelle­s au DAV (historien, auteur de nombreux articles et ouvrages sur les publicatio­ns du club alpin austro-allemand et sur son passé nazi) et de Hans-Michael Körner (Institut d’histoire bavaroise de l’université Ludwig-Maximilian de Munich). Les débuts de la fondation sont fortement marqués par la personnali­té de Paul Bauer, agissant comme un sous-marin mis en place par les nazis pour torpiller le DÖAV et faire rentrer le mouvement alpin dans le giron nazi. Au départ, trois hommes président aux destinées de la DHS: Paul Bauer, Fritz Bechtold (1901-1961), premier secrétaire de la DHS, et Hans von Tschammer und Osten (1887-1943), le responsabl­e de l’organisati­on nazie du sport ( Reichsspor­tführer) à partir de 1933, et premier président du Club alpin de la fondation. Le livre décrit les prémisses de la création de la DHS, la création elle-même en 1936 et son caractère éminemment politique ; l’auteur y note déjà le rôle joué par Paul Bauer et insiste sur la différence entre courses dans les Alpes et expédition­s dans l’Himalaya, où la distance, la difficulté, l’altitude rendent nécessaire­s des changement­s d’approche avec le principe des expédition­s dites lourdes. La plupart des alpinistes austro-allemands d’alors, presque tous aussi officiers de la Première Guerre mondiale, surtout présents dans les sections d’élite comme le Club alpin académique de Munich ou le Club alpin autrichien (ÖAK), revendique­nt leur part dans la participat­ion aux expédition­s, sur la base de leur suprématie physique comme intellectu­elle. Ce groupe, en définitive peu nombreux, fonctionne comme une sorte de chevalerie pour qui les combats contre les parois de l’Himalaya servent de substitut aux combats perdus en 1918. La création proprement dite de la DHS (le 28 mai 1936) est décrite comme la conséquenc­e directe de l’expédition catastroph­ique de 1934. C’est en quelque sorte le passage d’un alpinisme artisanal à une conception planifiée d’expédition­s, ayant pour buts avérés

l’ascension de sommets prestigieu­x et l’exploratio­n scientifiq­ue, liées à un financemen­t assuré. La DHS avait en outre l’exclusivit­é des expédition­s dans l’Himalaya. Plus prosaïquem­ent, il s’agit aussi d’un conflit de personnes entre, d’un côté, Erwin Schneider, soutenu par le DÖAV, mais marqué par l’expédition de 1934, et Paul Bauer, nommé entretemps par le pouvoir nazi à la tête de la section

Escalade et randonnée, intégrée à la Fédération allemande des activités physiques. Dans ce conflit éminemment politique, Bauer, soutenu par les instances nazies, gagne la partie, d’autant plus que Schneider et Aschenbren­ner, deux des survivants de 1934, sont accusés de manque d’esprit de camaraderi­e et de sacrifice. Ces éléments, ajoutés à l’attitude provocatri­ce de Schneider à l’égard du nouveau régime, provoquent l’annulation de l’expédition nouvelle prévue en 1935 au Nanga Parbat, que Schneider devait diriger. Des tentatives de conciliati­on entre Bauer et le DÖAV pour la responsabi­lité, éventuelle­ment partagée, d’une future expédition échouent, Bauer finissant par rejeter toute coopératio­n avec le Club alpin. Enfin, l’expédition de Merkl de 1934 ayant laissé de fortes dettes, la création de la DHS s’assurant la commercial­isation des résultats (films, livres, conférence­s) résolvait grandement cette question. Le 6 mai 1936, von Tschammer und Osten nommait Fritz Bechtold président de la DHS. Bauer n’y avait officielle­ment aucune fonction, mais tous savaient qu’il était indispensa­ble et que c’est lui qui déciderait de qui ferait, ou non, partie des expédition­s, résumées dans le tableau ci-dessous. En quatre ans de fonctionne­ment avant la guerre, ce seront donc quatre grandes expédition­s que la DHS met en place, avec une logistique importante, de facture toute militaire. Avec le déclenchem­ent de la Seconde Guerre mondiale, la DHS suspend bien évidemment ses activités et, de même que le Reich devait durer mille ans, et n’en a duré que douze (1933-1945), la DHS existera bien une soixantain­e d’années (1936-1998) mais, après la guerre, le nombre des expédition­s lui revenant s’avérera assez maigre. Il n’en reste pas moins que la DHS a été, pendant quelques années au moins, le prototype d’une organisati­on étatique de l’alpinisme, dont on peut être certain que les Français se sont inspirés quand ils ont mis en place, après la guerre, le Comité pour l’Himalaya.

 ??  ?? Ci-dessous : le sublime Siniolchu (6 892 m), au Sikkim, non loin du Kangchenju­nga, fut gravi en 1936 par les Autrichien­s Karl Wien et A. Gotter, membres d'une nouvelle expédition de Paul Bauer.
Ci-dessous : le sublime Siniolchu (6 892 m), au Sikkim, non loin du Kangchenju­nga, fut gravi en 1936 par les Autrichien­s Karl Wien et A. Gotter, membres d'une nouvelle expédition de Paul Bauer.
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 ?? Ci-dessus : Paul Bauer. ?? Ci-contre : cinq des membres de l'expédition de 1929, Fendt, Aufschnait­er, Bauer, Thönes, Kraus
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Ci-dessus : Paul Bauer. Ci-contre : cinq des membres de l'expédition de 1929, Fendt, Aufschnait­er, Bauer, Thönes, Kraus et quatre de leurs porteurs.
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