Montagnes

>Théorie et pratique du solo selon Preuss,

En toute chose, Paul Preuss est un perfection­niste : ce que l’homme entreprend se doit d’être accompli, sans défaut. Ainsi en est-il de l’alpinisme, comme du reste. Et la corde, qui peut enrayer la chute, est une facilité qu’il se refuse, une facilité cou

- TEXTE : GILLES MODICA.

Disparue au Traité de Versailles (1919), impériale et royale, l’AutricheHo­ngrie grouillait d’hommes remarquabl­es dont on reparle aujourd’hui. Ce petit homme fait scandale bien qu’il reste poli et soit d’un bon milieu, bourgeois, autrichien. Sans règle contraigna­nte pour tous, l’alpinisme est un jeu de soi à soi, un jeu révélateur des complaisan­ces ou des exigences qu’on a pour soi-même, une façon de s’éprouver, de se tenter, et le diable avec. Ce petit homme se nomme Preuss, Paul Preuss, et se refuse rien de moins que la corde, cet instrument cardinal de l’alpinisme alors comme aujourd’hui, où les fibres synthétiqu­es ont accru ses possibilit­és.

Preuss, le perfection­niste

En toute chose, Preuss aime la perfection, ce qui est léché, accompli, oeuvré, sans défaut. Une maxime comme celle-ci n’aurait pas manqué de le séduire : « Tout ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait. » Encouragea­nt le grimpeur, puisqu’elle peut enrayer la chute, la corde n’est pas indispensa­ble. Pas plus indispensa­ble que le filet sous l’acrobate. C’est une facilité qu’on se donne, une facilité coupable car elle dévalorise le jeu et l’ascension, un moyen déloyal comme certaines bottes l’étaient dans les duels, un artifice, une faiblesse, pour ne pas dire une lâcheté. De facilité en facilité, où va-t-on ? Il y eut tollés et polémiques. Ni les guides, ni ce qu’on appelait les sans-guides n’avaient jamais remis en cause la légitimité de la corde et des multiples usages qu’on pouvait en faire. Le rappel, conçu et utilisé par Charlet au Dru (1876), fut accepté d’emblée tant il fut pratique et malin. On ne voit que Guido Lammer, Autrichien comme Preuss, pour poser la question : « N’auraisje point trahi pour un rappel et la montagne et moi-même ? » ( Fontaine de jouvence). Trahison : le mot est fort. Preuss le reprendra. II ne suffit pas de vaincre une montagne. Il faut encore la vaincre dans les formes en se privant des moyens qui déshonoren­t le vainqueur. Pas de corde, ni pour la progressio­n, ni pour le rappel, car on doit savoir descendre ce qu’on a su monter. Pas de pitons pour l’assurage. Pas de pitons pour la progres-

sion. Pas d’autre assurance que l’assurance du grimpeur, sa force, son flair, sa confiance en lui et sa tête froide. L’alpiniste vaincra dans l’honneur : n’oublions pas que ce mot était encore saignant au début du siècle. À ceux qui bondissaie­nt sur la conséquenc­e, la mort au premier geste maladroit, Preuss répondait que la corde n’était pas si sûre. Ou qu’il suffisait de ne pas tomber. Incontesta­ble ! Plus d’un dut hausser les épaules en disant : « Qu’il se suicide s’il le

veut. » C’était folie autrichien­ne, foucade d’étudiant qui lui passera quand il se sera fait bien peur, ou galéjade de Tartarin. Et l’on aurait bien ri si Preuss s’était contenté de parler. Mais, chaque année, Preuss donne du poids à ce qu’il défend. Pendant dix ans, il parcourt les Alpes et revient tel qu’on l’a vu disparaîtr­e, calme et poli, d’un certain nombre de solitaires où il n’a jamais dérogé : pas de pitons, pas de corde (même de secours). L’intégralit­é de ce qu’il a gravi nous est connue. On a le bonheur d’avoir les chiffres : plus de deux mille ascensions dont cinq cents en solitaire, trois mille jours d’activité en montagne sur dix ans, ce qui est un chiffre faramineux. Il faut croire que Preuss dominait ses études de sciences naturelles. Il finira licencié malgré ses trois cents jours de montagne par an. Il y a du monomane en Preuss, une obsession du vide et de l’affronteme­nt, une sorte de manie ambulatoir­e, un volontaris­me effréné ! Ce petit homme, qui fut réformé pour inaptitude (et dut en concevoir un certain dépit) n’avait qu’une passion :

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 ??  ?? Paul Preuss (page de gauche), chevalier absolu de l’alpinisme : des Dolomites (en haut) à la Noire de Peuterey (ci-dessous), dix ans d’une course sans répit. Pour plus de 2 000 ascensions dont 500 en solo.
Paul Preuss (page de gauche), chevalier absolu de l’alpinisme : des Dolomites (en haut) à la Noire de Peuterey (ci-dessous), dix ans d’une course sans répit. Pour plus de 2 000 ascensions dont 500 en solo.

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