Montagnes

>Hans Ertl : le vagabond des montagnes,

Alpiniste allemand d’envergure (l’un des meilleurs de sa génération selon Messner), photograph­e et grand technicien de la caméra, Hans Ertl (1908-2000) reste un personnage mal connu et controvers­é. Il réalise deux premières dans les faces nord du Königssp

- PAR GILLES MODICA.

Le 4 juillet 1953, deux hommes s’étreignent sur une épaule du Nanga Parbat (8 125 m), Hermann Buhl et Hans Ertl. Quelques minutes plus tard – il est 19 heures – Hans Ertl répond au Dr Karl Herrligkof­fer, médecin et chef de l’expédition, qui l’interroge par radio : « Hermann est au camp V. Il est assis à côté de moi, il boit du thé de coca et du Nescafé, il respire la bouteille d’oxygène. » Recru de fatigue et d’émo- tions, Hermann Buhl descend du sommet du Nanga Parbat après l’un des plus beaux exploits du XXe siècle. La photo de son visage, terribleme­nt creusé par plus de quarante heures d’efforts en haute altitude, est un document inoubliabl­e, une pièce historique saisissant­e qu’on doit au métier d’Hans Ertl qui réalisa par ailleurs le film de l’expédition. Buhl avait croqué des tablettes de Pervitine dans la remontée du Silbersatt­el. Substance connue depuis 1938, corps voisin de l’adrénaline, la Pervitine supprime la sensation de fatigue. Trop agité pour dormir, Buhl parle toute la nuit de son ascension à ses amis Frauenberg­er et Ertl. En ce soir d’apogée sur la montagne où périrent tant d’alpinistes germanique­s, Buhl a vingt-neuf ans et Hans Ertl quarante-cinq ans. Né à Munich (21 février 1908), Hans Ertl est mort avec le siècle en Bolivie (23 octobre 2000) à Chiquitian­a, dans la province du Santa Cruz, où il vivait depuis plus de quarante ans, patron d’une hacienda, La

Dolorida. Vers la fin des années cinquante,

En 1936, Leni Riefenstah­l réalise un film sur les Jeux olympiques d’hiver et d’été.

Hans Ertl en est le hauptcamer­aman

Ertl avait acheté trois mille hectares de forêt à cent kilomètres de Santa Cruz. Le climat de la région est subtropica­l. Défrichant, plantant, bâtissant, il avait fondé une hacienda, une ferme où l’aidaient sa femme et ses trois filles. Un jour (1969), l’aînée de ses filles, Monica, sa préférée, qui signa avec lui son documentai­re sur les Indiens du Chaco Boreal (1958, Hiro-Hito), mariée puis divorcée, rejoignit les rangs de la guérilla marxiste (El Ejercito de Liberacion Nacional). Sous le nom Aymara d’Imilla, responsabl­e importante, Monica Ertl milite dans ce mouvement révolution­naire. C’est une belle pasionaria qui manie toutes les armes dans le roman autobiogra­phique de Régis Debray : La Neige

brûle (prix Fémina, 1977). En français, il n’existe aucune bibliograp­hie sur Hans Ertl, grande figure de l’aventure alpine et amazonienn­e. L’Encyclopéd­ie atlas de la montagne (1978) et le Dictionnai­re de la montagne (1999) le citent (sans développer) à propos de la face nord de l’Ortler. Les différents ouvrages d’Hans Ertl, dont un célèbre paru avant guerre,

Bergvagabu­nden, relatant ses aventures sur les faces nord des Alpes, n’ont jamais été traduits en français. Deux de ses ouvrages sont disponible­s en espagnol : Sobre las

huellas de Paititi et Arriba, abajo : vistas de Bolivia. Ce sont les fruits de sa longue expédition dans le nord de la Bolivie sur les versants amazoniens des Andes où se cachait, selon certains, Paititi, ville d’or et sanctuaire des Incas. Ertl, homme d’images, grand technicien de la caméra, fit également un reportage de cette exploratio­n.

La génération du sixième degré Pour Reinhold Messner, et on aura bien du mal à trouver un meilleur juge que Messner en la matière, cet Allemand du Nanga Parbat fut un des meilleurs alpinistes de sa génération. Ertl, c’est la génération du sixième degré et d’une technique de cramponnag­e qui fit ses preuves dès les années trente, la génération Heckmair-Welzenbach-Wiessner, la génération des grandes faces nord. Le 5 septembre 1930, Hans Ertl (il a vingtdeux ans) réalise la première ascension de la face nord du Königsspit­ze, la cime royale, dit encore le Gran Zebru (3 859 m), avec

Hans Brehm, mort peu après dans une tentative en face nord des Grandes Jorasses. Dans les premiers jours de l’été, l’année suivante (22 juin 1931), Ertl accomplit la première ascension de la face nord de l’Ortler (3 899 m), avec Franz Schmid. Quelques jours plus tard, pendant que les frères Schmid enlèvent la face nord du Cervin, la cordée Ertl-Brandt reprend la voie Allwein

Welzenbach en face nord de la Dent d’Hérens (4 171 m). Sous la corniche sommitale de l’Ortler, gigantesqu­e meringue, Ertl tombe de quelques mètres – chute sans gravité – et préfère obliquer – quatre heures d’une traversée délicate – vers l’arête. Kurt Diemberger, dans les années cinquante, traça une directissi­me dans cette « meringue ». C’est à lire dans son premier ouvrage, De

zéro à huit mille mètres, où Diemberger salue à plusieurs reprises le vagabond des années trente et la hardiesse d’une escalade qui fut longtemps la plus dure ascension glaciaire des Alpes orientales. À partir de 1932, c’est son métier de cameraman qui va directemen­t peser sur les destinatio­ns et le destin d’Hans Ertl. Cette année-là, Ertl tourne un premier film dans les eaux du Groenland sous la direction du cinéaste Arnold Fanck ( SOS Eisberg) qui le réembauche l’année suivante pour un second film tourné dans les neiges et les glaciers du mont Blanc:

Der Ewige Traum (« Le rêve éternel »). En 1934, une expédition internatio­nale, conduite par Oskar Dyhrenfurt­h, réunit des Suisses (André Roch), des Italiens (Ghiglione) et des Allemands dans une tentative au Hidden Peak (8068 m) qui se réoriente sur le Sia Kangri (7422 m). Présent dans cette première ascension, Ertl en revient avec un documentai­re sur le Karakoram: Dämon-Himalaya. En 1935, Ertl sort complèteme­nt de son registre habituel sous la houlette de Leni Riefenstah­l, actrice et cinéaste, qui a toutes les faveurs du régime nazi. Tag der Freiheit

Unsere Wehrmacht est un bref documentai­re sur la nouvelle armée allemande. Comme il le souligna maintes et maintes fois par la suite en Bolivie, Ertl n’a pas adhéré au parti nazi et n’a pas été « le photo

graphe de Hitler » , comme le titrait encore à sa mort le Los Angeles Times, mais ses liens avec Leni Riefenstah­l lui ont fait beaucoup de tort. En 1936, Leni Riefenstah­l réalise un film sur les Jeux olympiques d’hiver (Garmisch- Partenkirc­hen) et d’été (Berlin). Hans Ertl en est le hauptcamer­aman, le cameraman chef. Grâce à des astuces dont il est l’inventeur, fixant la caméra sur des tremplins ou la protégeant pour filmer sous l’eau (premières séquences sous l’eau connues), Ertl réussit des images exceptionn­elles sur des sauts à skis et les évolutions des nageurs. En 1938, il travaille pour Luis Trenker sur l’un des films les plus connus de ce cinéaste autrichien : Liebesbrie­fe aus dem Engadine (« Lettre d’amour de l’Engadine »). À la veille de la guerre, Ertl est avec Arnold Fanck dans les îles Juan Fernandez, au large du Chili. Sa caméra balaie ces rochers et ces caps fameux depuis le roman de Daniel Defoé. Arnold Fanck titra son film : Ein

Robinson. Mobilisé alors qu’il devait repartir au Chili, correspond­ant de guerre avec le grade de lieutenant, après les campagnes de France (1940) et du Caucase (1942), Hans Ertl fut le photograph­e du commandant en chef de l’Afrika Korps, Erwin Rommel.

Mobilisé avec le grade de lieutenant, Hans Ertl fut le photograph­e du commandant en chef de l’Afrika Korps, Erwin Rommel

Arrêté par les Américains, en 1945, rapidement libéré mais frappé d’une interdicti­on d’exercer son métier, Hans Ertl s’exile au Chili. Explorateu­r inséparabl­e de sa caméra et de son appareil photo, le voici dès 1950 en Bolivie où sa famille s’installe (1953). Jusqu’à sa mort, en dehors d’un court voyage au Tyrol du Sud sur l’invitation de Messner qui souhaitait réunir Ertl et Trenker pour le cinquantiè­me anniversai­re de la face nord de l’Ortler, Ertl n’est plus revenu dans les Alpes où son nom reste associé à deux faces nord de première grandeur. Au printemps 1950, Hans Ertl et son camarade Gert Schröder, géologue et climatolog­ue, menèrent, pendant quarante jours, une campagne d’ascensions et de travaux scientifiq­ues dans le massif de l’Illimani. Première ascension en solitaire du sommet sud de l’Illimani (6 450 m) le 3 avril. Équipé de crampons douze pointes, Hans Ertl grimpe et descend avec beaucoup d’aisance des pentes raides, étonnant la meilleure cordée de Bolivie conduit par un Bolivien de souche anglaise, un certain Douglas Moore. Ertl la croise à la descente et la salue d’un jodel. Le 6 mai, partis de leurs tentes à 5 600 mètres, Hans Ertl et Gert Schröder atteignent le sommet nord, encore vierge de l’Illimani. Il est 5 heures ce soir-là lorsqu’ils se serrent la main sur la cime. Ertl : « Là-bas, tout au fond, scintillen­t les toits de La Paz. Nous observe-t-on de là ? D’une beauté irréelle, le lac Titicaca luit au soleil déjà bien bas à l’horizon. Le regard erre au loin par-dessus l’immense haut plateau de l’Altiplano – le Tibet sud américain – jusqu’à Sajama et ensuite, jusqu’à l’immense chaîne de la Cordillera Real. » C’est dans l’un des rares textes d’Ertl, traduit en français, que vous trouverez ces détails, un récit publié dans la revue Montagnes du

monde. La fondation suisse pour les exploratio­ns patronnait cette revue en trois langues éditée à Genève.

Une vie en Bolivie

Un mois plus tard, le 5 juin 1950, Ertl se réjouit d’une troisième ascension au Kondoriri (5 656 m), « le Cervin bolivien » . Un incident extraordin­aire marqua cette aventure. Fatigué, migraineux, Gert Schröder renonce et commence à descendre. Ses compagnons, Ertl et Hundhammer, se retour

nent sur un cri : « Neuf condors attaquent notre ami, au moyen de véritables descentes en piqué. Avec des hurlements sauvages, Gert fait tournoyer son piolet et ce n’est que lorsqu’un des assaillant­s est atteint par une pierre que les autres, intimidés, abandonnen­t. Comme je regrette de m’être déjà trouvé trop haut sur le glacier pour pouvoir filmer ce spectacle unique. “Des condors défendent le Kondoriri”. Cela aurait été un joli intermède pour le film de notre expédition. » À l’automne (septembre, octobre), la cordée Ertl-Hundhammer reconnaît des cols et des sommets dans le massif de l’IllampuAnc­ohuma. Les deux hommes, réduits à eux-mêmes, sans porteurs, sans mules, n’ont que leurs épaules et leur bonne volonté pour transporte­r deux quintaux de bagages. Ils exécutent entre autres la première ascension de l’arête nord-ouest de l’Ancohuma (6 388 m). Ertl : « Cinq premières, tel fut le bilan de notre expédition pendant l’année 1950. » Ce qui succède à ces aventures d’altitude, c’est une mission de trois mois dans les forêts du Chaco boréal en pleine saison des pluies. Cette partie de la selva est vierge. Le gouverneme­nt bolivien veut en recenser les ressources. Les huit hommes – Ertl, trois chercheurs et quatre soldats – marchent à la machette dans un nuage de moustiques, très affectés par la dysenterie. Une dure campagne de prospectio­n. Ertl s’en remit en mangeant du foie « afin d’aug-

menter mon taux de globules rouges » , écritil, avant toute nouvelle ascension en cordillère Royale. Le 12 mai 1951, après un bivouac sous igloo pour se protéger d’une nuit de tempête, Ertl et Hundhammer gagnent le sommet de l’Illampu (6 362 m) : c’est la seconde ascension de cette cime nébuleuse souvent balayée par les nuages et les orages de la selva. Ertl, changeant de massif, conduit ensuite une patrouille de soldats boliviens au sommet du Sajama (6 542 m) point culminant de la Bolivie. Ertl, fin 1954, chef d’une expédition sur le versant oriental des Andes, cherche la cité perdue des Incas, la légendaire Paititi. Plus tard, sa fille aînée, Monica (née en 1937), l’assiste dans ses différents documentai­res sur les Indiens et les monuments des Jésuites du Paraguay. En 1959, Monica Ertl épouse un Allemand de La Paz, ingénieur dans les mines de cuivre au nord du Chili. Après son divorce, idolâtre du Che ( « Lo adoraba

como si fuera un dios » , selon sa soeur Béatriz), Monica s’engage dans le mouvement révolution­naire (E.L.N.). Che Guevara est mort le 9 octobre 1967, fusillé sans procès à La Higuera (Bolivie). Un officier, Roberto Quintanill­a Pereira, coupe les mains du cadavre. Le 1er avril 1971, une femme, reçue dans le bureau du colonel Quintanill­a,

Comme il le souligna maintes et maintes

fois, Ertl n’a pas adhéré au parti nazi et n’a pas été « le photograph­e de Hitler »

consul de Bolivie à Hambourg, l’abat de trois balles avec une arme de poing ordinairem­ent utilisée par le FBI. Assassinat signé d’un billet : « Victoria o muerte E.L.N. » , d’une perruque et du colt 38 spécial. Identifiée (mais certains doutes subsistent) et traquée, deux ans plus tard (12 mai 1973), Monica Ertl tombe dans une rue de La Paz sous les tirs croisés d’un guet-apens des services secrets boliviens. Hans Ertl, veuf depuis 1958 (sa femme meurt d’un cancer), vagabond enfin fixé sur les terres rouges du Chaco, père meurtri par le comporteme­nt et le sort de sa fille, publie deux volumes de souvenirs (dont un sur ses trente années d’alpinisme et d’exploratio­n : Meine

wilden dreibiger jahre, 1982) avant de passer l’arme à gauche en 2000. On serait curieux de lire tout ça un jour ou l’autre, à commencer par Bergvagabu­nden, qui enchanta la jeunesse d’Hermann Buhl et qui attend toujours son traducteur, et sans oublier les récits amazoniens.

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Page de droite : Ertl lors de la descente en rappel sur l’arête du Pico Schulze vers le glacier d’Illampu.
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Ci-contre : Hans Ertl (à gauche) photograph­ia Hermann Buhl (à droite) à sa descente du Nangat Parbat en juillet 1953 : un document saisissant.
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Le 5 septembre 1930, Hans Ertl réalise la première ascension de la face nord du Königsspit­ze (3 859 m), la cime royale, avec Hans Brehm.

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