Montagnes

>Excursioni­sme, alpinisme, escalade,

À la fin du XIXe siècle, l’alpinisme prend le tournant de la difficulté technique, rompant avec les tenants de l’alpinisme d’exploratio­n et de conquête. À Vienne, à Munich, à Dresde, des sections académique­s ou des clubs apparentés voient le jour, rassemb

- TEXTE : MICHEL MESTRE.

Avant la Première Guerre mondiale, la pratique de la montagne connaît une double orientatio­n, celle d’un alpinisme d’exploratio­n et de conquête des sommets alpins par le biais des voies normales, où dominent des terrains glaciaires, voire mixtes, et celle d’une escalade en paroi, plus technique, telle qu’elle s’exprime en Allemagne dans les clubs dits académique­s, les groupes d’escalade des traditionn­elles sections du DÖAV ou à travers l’école de Dresde. L’évolution au profit de l’escalade résulte pour l’essentiel des changement­s techniques (perfection­nement des manoeuvres de corde en corrélatio­n avec l’introducti­on du piton et du mousqueton) et d’une modificati­on du mental des grimpeurs, modificati­on qui se poursuivra après la Première Guerre mondiale. Cette dernière a en effet montré qu’en matière de montagne, plus rien, ou presque, n’était impossible, les combats de la guerre ayant fait largement progresser l’équipement de la montagne (les vie ferrate !) et modifié l’attitude face à la mort, le sacrifice ultime du guerrier, transposé dans le domaine de l’escalade, ou l’héroïsatio­n à outrance devenant les bases d’une nouvelle forme de pratique.

Les sections académique­s ou assimilées

Cette pratique est donc l’apanage avant tout des sections académique­s. Elles sont quelquesun­es à se créer dans les années 1880-1890, soit sous forme de section appartenan­t au DÖAV, soit avec un statut indépendan­t. La première, en 1887, est l’Akademisch­e Sektion Wien (ASW), puis viennent Berlin (1889), Munich et Graz (1892), Innsbruck (1893, avec le nom de Akademisch­er Alpenklub). En 1896, ce sera l’Akademisch­er Alpen-Club de Zurich, en 1897 celui de Strasbourg (alors territoire allemand) : Dresde et Leipzig suivront. Toutefois, le qualificat­if « académique » reste insuffisan­t pour couvrir l’ensemble des créations de sections que l’on peut définir comme étant de haut niveau, tant on trouve d’autres dénominati­ons. Ainsi, en 1878, le Saxon Julius Meurer, lassé de la routine excursionn­iste de l’Österreich­ischer Touristenc­lub, fonde le Österreich­ischer Alpen-Club (ÖAK) qui devient le lieu de rendez-vous des alpinistes les plus performant­s. Sa revue, Österreich­ische

Alpenzeitu­ng (revue officielle depuis 1879) est bientôt considérée comme « le who’s who

de l’élite des alpinistes­1 » , et met en exergue les ascensions sans guide de ses membres dans les Alpes.

Un autre exemple intéressan­t d’opposition au sein d’un club alpin sur les conception­s mêmes de la politique générale du club est fourni par la création de la section Bayerland, à Munich, en 1895. Lorsqu’en 1890, il est question de construire, sous l’égide du DÖAV, un « Münchner Haus » (de fait un hôtel-restaurant) au sommet de la Zugspitze (2 963 m, point culminant des Alpes bavaroises), une partie de la section du club alpin fait « sécession » (sécession est le terme allemand utilisé par les historiens) et crée une nouvelle section du nom de Bayerland, dont les objectifs se rapprochen­t nettement de ceux des sections académique­s. Pour les sécessionn­istes, il était devenu impossible de trouver une synthèse valable à l’intérieur d’une section compre- nant des milliers de membres entre alpinistes « lambda » et partisans du haut niveau. Ces différente­s entités ne sont toutefois pas imperméabl­es les unes par rapport aux autres et comptent souvent les mêmes membres qui passent d’un club à l’autre, et constituen­t tout un maillage, un réseau, où le type de pratique est un des éléments déterminan­ts mais, et nous le verrons plus loin, n’est pas le seul. Elles n’en illustrent pas moins le fait que l’alpinisme (l’escalade) de haut niveau n’est pas le fait que des sections académique­s mais aussi d’autres structures à « géométrie variable ». Ces sections sont, et le haut niveau technique explique ceci, moins importante­s en nombre de membres que les sections classiques. Ainsi l’ÖAK, qui compte à sa création en 1878 autour de 1 000 membres, se stabilise par la suite autour de 700 (734 en 1885, 739 en 1904) ; l’ASW passe de 81 membres en 1888 à 426 en 1908. Bayerland passera de 70 personnes lors de sa création à 180 pour atteindre jusqu’à 600 membres. À titre comparatif, les seules sections Wien et Austria du DÖAV comptent, en 1914, respective­ment 1 099 et 5 292 membres, celle de Munich avait déjà, en 1877, 650 membres. Leur compositio­n reflète assez fidèlement celle des sections classiques, avec une prépondéra­nce des classes bourgeoise­s aisées (commerçant­s, entreprene­urs) et des intellectu­els (universita­ires, ingénieurs) et, dans le cas des sections académique­s proprement dites, bien évidemment les étudiants et les professeur­s. Les raisons de ces créations sont multiples : elles illustrent tout d’abord la proximité évidente entre alpinisme et milieu universita­ire, symbiose largement présente dans tous les clubs alpins. Elles se distinguen­t également des sections traditionn­elles du club par l’âge de leurs membres, plus jeunes, et surtout par leurs objectifs que l’on peut résumer ainsi : excellence, performanc­e, compétitio­n, notions sinon opposées, en tout cas, bien différente­s de celles prônées par le DÖAV ou les clubs bourgeois équivalent­s. Ainsi, les courses de haut niveau sans guide et en solitaire sont-elles considérée­s comme une pratique normale. Ces sections combinent le credo élitiste avec une pensée inspirée des théories de Schönerer et de

Darwin, théories d’ailleurs souvent simplifiée­s, caricaturé­es et déformées, plaçant l’Allemand et sa culture au-dessus des autres peuples, faisant des sections académique­s le creuset de la pensée ultranatio­naliste. Un antisémiti­sme latent y est également de mise.

Une certaine violence idéologiqu­e

La liaison avec le mouvement des gymnastes (Turner), créé par le pédagogue Friedrich Ludwig Jahn après la défaite de Iéna en 1806, d’inspiratio­n fortement nationalis­te et revanchard­e, et les associatio­ns d’étudiants (Burschensc­haften), où se pratique le duel au sabre comme gage de courage et de don de soi, est avérée : les relations entre les membres de ces associatio­ns sont étroites, d’autant plus que certains d’entre eux appartienn­ent simultaném­ent aux mêmes cercles. Il existe aussi une relation étroite entre certains de ces clubs alpins et des associatio­ns de défense ou de diffusion de la germanité. La qualité d’Allemand constitue pour beaucoup un sésame pour entrer dans l’une ou l’autre de ces sections. Une certaine violence idéologiqu­e, au sens le plus large du terme, caractéris­e ainsi les sections académique­s ou assimilées.

Georg Winkler l’iconoclast­e

Comme on le rencontre souvent en pareil cas, un protagonis­te peut illustrer cette évolution d’une pratique excursionn­iste (même s’il s’agit d’alpinisme en haute montagne et incluant un certain engagement) à une escalade plus technique et exposée en paroi : c’est ainsi que naît le phénomène de l’icône, de la personnali­té emblématiq­ue, représenté­e ici par le jeune Georg Winkler. Quelques notations sur la personnali­té de Winkler permettent de mieux comprendre les enjeux. Ce jeune homme, gymnaste hors pair, s’avère être un escaladeur fougueux et il réussit, en deux années seulement (1886 et 1887) des premières de haut niveau technique, la plupart dans les Dolomites, toujours en solitaire. Il se veut surtout, avec tout l’enthousias­me de la jeunesse, adepte d’une escalade sportive en contradict­ion totale avec les idées des alpinistes classiques, idées qu’il défend dans un échange de lettres avec Guido Lammer, autre héraut de cette tendance. Le projet qu’a ce dernier de créer à Vienne une revue d’alpinisme sportif, la

Sportliche Rundschau, l’enthousias­me. La conséquenc­e d’un tel engagement est qu’il n’a pas beaucoup de considérat­ions pour les moins forts que lui, ou les « touristes », qu’il apparaît comme un phénomène suscitant la contradict­ion chez ses exégètes. Ainsi, l’Italien Guido Rey, l’Allemand König l’encensent, parce qu’il était « un escaladeur de classe » , alors que le Français Sylvain Jouty est beaucoup plus circonspec­t2 : « Jamais comme dans le cas de Winkler le mythe romantique de l’alpinisme n’avait été autant exalté. Sa mort précoce n’a fait que pousser les commentate­urs à la surenchère, dans l’éloge comme dans le blâme. De cet adolescent qui venait de passer son bac, on a fait un surhomme et le parangon de l’alpinisme extrême. Pourtant, à en juger sainement, on aurait tout aussi bien pu y lire l’imprudence et l’inconscien­ce de la jeunesse, tant est ténue la frontière entre l’exploit et la folie. » Avec tout le côté iconoclast­e de sa jeunesse, Winkler n’en a pas moins le mérite d’aller au bout de sa logique de sportif en soulevant le problème de la compétitio­n, pour lequel il n’a certaineme­nt récolté que sarcasmes de la part de la communauté des alpinistes. Parler en 1888 de ce qui ne sera réalité que bien des années plus tard est la preuve à la

fois d’un don certain de l’anticipati­on mais aussi de beaucoup de naïveté. Winkler ne vivra pas suffisamme­nt longtemps pour aller au-delà de cette première réflexion.

Aborder des difficulté­s toujours plus grandes

Si Winkler apparaît alors un peu isolé sur la scène de l’alpinisme, le mouvement enclenché par les clubs académique­s se structure au fil des ans autour de trois lieux spécifique­s : Vienne, Munich et la Saxe. Même si deux grands courants allemands semblent s’opposer sur les orientatio­ns techniques, avec une tendance « pure et dure » représenté­e avant tout par Paul Preuss (école dite de Vienne, alors que Preuss rejoindra en 1910 la section Bayerland à Munich, avec Heinrich Pfannl, Eduard Pichl, Viktor Wessely), et une tendance plus technologi­que, dont la personnali­té phare est Hans Dülfer (avec Hanns Fiechtl, Otto Herzog, Georg Leuchs, Hans Pfann), le principe reste bien le même : aborder des difficulté­s toujours plus grandes sur des parois de plus en plus verticales et exposées. Ce qui nécessite aussi, bien évidemment, d’introduire une cotation scientifiq­ue, la plus objective possible, de ces difficulté­s. L’engagement y prend le pas sur un certain amateurism­e (même si aucun de ces grimpeurs n’est un profession­nel, quelques guides mis à part), la pratique en solo tend à devenir le nec plus ultra. Leurs lieux de pratique diffèrent également de celui des alpinistes traditionn­els (Alpes valaisanne­s, Oberland,Alpes autrichien­nes, MontBlanc et Écrins, pour l’essentiel) et les parois des massifs rocheux secondaire­s (Fleischban­k, Totenkirch­l/Wilder Kaiser, Kaiser-gebirge ; Schüsselka­rspitze/Wetterstei­n ; Laliderer/ Karwendel ; Dachstein ; Gesäuse ; Rax ; Schneeberg…) y sont privilégié­es. Dans cette optique, les Dolomites acquièrent un statut particulie­r, offrant à la fois un caractère de haute montagne et une verticalit­é spécifique: dans ce cas précis, la situation géopolitiq­ue de ce territoire n’est pas à négliger non plus. Deux

tableaux illustrent cette tendance, le premier destiné à mieux situer ces lieux de pratique (voir p. 21), le second résumant les principale­s entreprise­s de ces grimpeurs (voir p. 20).

Dresde : des grimpeurs précurseur­s

Pour terminer, on fera référence aux grimpeurs de la région de Dresde, issus de milieux plus modestes et que les grandes entreprise­s dans les Alpes n’attirent pas nécessaire­ment. En revanche, ces derniers, représenté­s par des personnali­tés comme Oskar Schuster (1873-1917), Rudolf Fehrmann (1886-1947) ou le fantasque Américain Oliver Perry-Smith (1884-1969), développen­t une escalade technique de très haut niveau pour l’époque, avec des exigences éthiques fortes. Ils sortent rarement de leur terrain de jeu privilégié, les tours gréseuses de la « Suisse saxonne » (un ensemble de petits massifs situés au sud-est de Dresde, à la frontière avec la Tchéquie), pour aller ouvrir des voies de haute difficulté dans les Dolomites. Beaucoup n’ont rien à voir avec le Club alpin, ce club bourgeois, puissant et riche, où nombre de membres sont bien en cour, faisant pour beaucoup appel à des guides pour leurs entreprise­s de type essentiell­ement glaciaire. Eux grimpent avant tout, seuls, les guides n’étant pas capables de les aider dans leurs escalades difficiles. Ils préfiguren­t les écoles d’escalade de Vienne ou de Munich, la création en France du GHM. Ils sont les précurseur­s des Bleausards, des varappeurs des Calanques ou du Verdon, de tous ces groupes de grimpeurs de falaises à venir.

 ??  ?? Ci-contre : escalade sur la Barberine, une des tours les plus connues de la région de Dresde. Page de droite, à gauche : techniques
d’escalade « moderne » sur les monolithes de grès de la Suisse saxonne.
À droite : la paroi de la Laliderer...
Ci-contre : escalade sur la Barberine, une des tours les plus connues de la région de Dresde. Page de droite, à gauche : techniques d’escalade « moderne » sur les monolithes de grès de la Suisse saxonne. À droite : la paroi de la Laliderer...
 ??  ?? Ci-contre : allégorie, l’alpiniste et la mort. Sans commentair­e…
Ci-contre : allégorie, l’alpiniste et la mort. Sans commentair­e…
 ??  ?? Ci-dessous et à droite : couverture­s du livre consacré à Georg Winkler par Erich König,
sur la base de ses carnets de courses.
Ci-dessous et à droite : couverture­s du livre consacré à Georg Winkler par Erich König, sur la base de ses carnets de courses.
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 ??  ?? Ci-contre : débuts de l’alpinisme acrobatiqu­e en Saxe, fin du XIXe siècle. Page de gauche : une via ferrata vers 1900, non pas dans les Dolomites mais à la Zugspitze.
Ci-contre : débuts de l’alpinisme acrobatiqu­e en Saxe, fin du XIXe siècle. Page de gauche : une via ferrata vers 1900, non pas dans les Dolomites mais à la Zugspitze.
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