>Excursionisme, alpinisme, escalade,
À la fin du XIXe siècle, l’alpinisme prend le tournant de la difficulté technique, rompant avec les tenants de l’alpinisme d’exploration et de conquête. À Vienne, à Munich, à Dresde, des sections académiques ou des clubs apparentés voient le jour, rassemb
Avant la Première Guerre mondiale, la pratique de la montagne connaît une double orientation, celle d’un alpinisme d’exploration et de conquête des sommets alpins par le biais des voies normales, où dominent des terrains glaciaires, voire mixtes, et celle d’une escalade en paroi, plus technique, telle qu’elle s’exprime en Allemagne dans les clubs dits académiques, les groupes d’escalade des traditionnelles sections du DÖAV ou à travers l’école de Dresde. L’évolution au profit de l’escalade résulte pour l’essentiel des changements techniques (perfectionnement des manoeuvres de corde en corrélation avec l’introduction du piton et du mousqueton) et d’une modification du mental des grimpeurs, modification qui se poursuivra après la Première Guerre mondiale. Cette dernière a en effet montré qu’en matière de montagne, plus rien, ou presque, n’était impossible, les combats de la guerre ayant fait largement progresser l’équipement de la montagne (les vie ferrate !) et modifié l’attitude face à la mort, le sacrifice ultime du guerrier, transposé dans le domaine de l’escalade, ou l’héroïsation à outrance devenant les bases d’une nouvelle forme de pratique.
Les sections académiques ou assimilées
Cette pratique est donc l’apanage avant tout des sections académiques. Elles sont quelquesunes à se créer dans les années 1880-1890, soit sous forme de section appartenant au DÖAV, soit avec un statut indépendant. La première, en 1887, est l’Akademische Sektion Wien (ASW), puis viennent Berlin (1889), Munich et Graz (1892), Innsbruck (1893, avec le nom de Akademischer Alpenklub). En 1896, ce sera l’Akademischer Alpen-Club de Zurich, en 1897 celui de Strasbourg (alors territoire allemand) : Dresde et Leipzig suivront. Toutefois, le qualificatif « académique » reste insuffisant pour couvrir l’ensemble des créations de sections que l’on peut définir comme étant de haut niveau, tant on trouve d’autres dénominations. Ainsi, en 1878, le Saxon Julius Meurer, lassé de la routine excursionniste de l’Österreichischer Touristenclub, fonde le Österreichischer Alpen-Club (ÖAK) qui devient le lieu de rendez-vous des alpinistes les plus performants. Sa revue, Österreichische
Alpenzeitung (revue officielle depuis 1879) est bientôt considérée comme « le who’s who
de l’élite des alpinistes1 » , et met en exergue les ascensions sans guide de ses membres dans les Alpes.
Un autre exemple intéressant d’opposition au sein d’un club alpin sur les conceptions mêmes de la politique générale du club est fourni par la création de la section Bayerland, à Munich, en 1895. Lorsqu’en 1890, il est question de construire, sous l’égide du DÖAV, un « Münchner Haus » (de fait un hôtel-restaurant) au sommet de la Zugspitze (2 963 m, point culminant des Alpes bavaroises), une partie de la section du club alpin fait « sécession » (sécession est le terme allemand utilisé par les historiens) et crée une nouvelle section du nom de Bayerland, dont les objectifs se rapprochent nettement de ceux des sections académiques. Pour les sécessionnistes, il était devenu impossible de trouver une synthèse valable à l’intérieur d’une section compre- nant des milliers de membres entre alpinistes « lambda » et partisans du haut niveau. Ces différentes entités ne sont toutefois pas imperméables les unes par rapport aux autres et comptent souvent les mêmes membres qui passent d’un club à l’autre, et constituent tout un maillage, un réseau, où le type de pratique est un des éléments déterminants mais, et nous le verrons plus loin, n’est pas le seul. Elles n’en illustrent pas moins le fait que l’alpinisme (l’escalade) de haut niveau n’est pas le fait que des sections académiques mais aussi d’autres structures à « géométrie variable ». Ces sections sont, et le haut niveau technique explique ceci, moins importantes en nombre de membres que les sections classiques. Ainsi l’ÖAK, qui compte à sa création en 1878 autour de 1 000 membres, se stabilise par la suite autour de 700 (734 en 1885, 739 en 1904) ; l’ASW passe de 81 membres en 1888 à 426 en 1908. Bayerland passera de 70 personnes lors de sa création à 180 pour atteindre jusqu’à 600 membres. À titre comparatif, les seules sections Wien et Austria du DÖAV comptent, en 1914, respectivement 1 099 et 5 292 membres, celle de Munich avait déjà, en 1877, 650 membres. Leur composition reflète assez fidèlement celle des sections classiques, avec une prépondérance des classes bourgeoises aisées (commerçants, entrepreneurs) et des intellectuels (universitaires, ingénieurs) et, dans le cas des sections académiques proprement dites, bien évidemment les étudiants et les professeurs. Les raisons de ces créations sont multiples : elles illustrent tout d’abord la proximité évidente entre alpinisme et milieu universitaire, symbiose largement présente dans tous les clubs alpins. Elles se distinguent également des sections traditionnelles du club par l’âge de leurs membres, plus jeunes, et surtout par leurs objectifs que l’on peut résumer ainsi : excellence, performance, compétition, notions sinon opposées, en tout cas, bien différentes de celles prônées par le DÖAV ou les clubs bourgeois équivalents. Ainsi, les courses de haut niveau sans guide et en solitaire sont-elles considérées comme une pratique normale. Ces sections combinent le credo élitiste avec une pensée inspirée des théories de Schönerer et de
Darwin, théories d’ailleurs souvent simplifiées, caricaturées et déformées, plaçant l’Allemand et sa culture au-dessus des autres peuples, faisant des sections académiques le creuset de la pensée ultranationaliste. Un antisémitisme latent y est également de mise.
Une certaine violence idéologique
La liaison avec le mouvement des gymnastes (Turner), créé par le pédagogue Friedrich Ludwig Jahn après la défaite de Iéna en 1806, d’inspiration fortement nationaliste et revancharde, et les associations d’étudiants (Burschenschaften), où se pratique le duel au sabre comme gage de courage et de don de soi, est avérée : les relations entre les membres de ces associations sont étroites, d’autant plus que certains d’entre eux appartiennent simultanément aux mêmes cercles. Il existe aussi une relation étroite entre certains de ces clubs alpins et des associations de défense ou de diffusion de la germanité. La qualité d’Allemand constitue pour beaucoup un sésame pour entrer dans l’une ou l’autre de ces sections. Une certaine violence idéologique, au sens le plus large du terme, caractérise ainsi les sections académiques ou assimilées.
Georg Winkler l’iconoclaste
Comme on le rencontre souvent en pareil cas, un protagoniste peut illustrer cette évolution d’une pratique excursionniste (même s’il s’agit d’alpinisme en haute montagne et incluant un certain engagement) à une escalade plus technique et exposée en paroi : c’est ainsi que naît le phénomène de l’icône, de la personnalité emblématique, représentée ici par le jeune Georg Winkler. Quelques notations sur la personnalité de Winkler permettent de mieux comprendre les enjeux. Ce jeune homme, gymnaste hors pair, s’avère être un escaladeur fougueux et il réussit, en deux années seulement (1886 et 1887) des premières de haut niveau technique, la plupart dans les Dolomites, toujours en solitaire. Il se veut surtout, avec tout l’enthousiasme de la jeunesse, adepte d’une escalade sportive en contradiction totale avec les idées des alpinistes classiques, idées qu’il défend dans un échange de lettres avec Guido Lammer, autre héraut de cette tendance. Le projet qu’a ce dernier de créer à Vienne une revue d’alpinisme sportif, la
Sportliche Rundschau, l’enthousiasme. La conséquence d’un tel engagement est qu’il n’a pas beaucoup de considérations pour les moins forts que lui, ou les « touristes », qu’il apparaît comme un phénomène suscitant la contradiction chez ses exégètes. Ainsi, l’Italien Guido Rey, l’Allemand König l’encensent, parce qu’il était « un escaladeur de classe » , alors que le Français Sylvain Jouty est beaucoup plus circonspect2 : « Jamais comme dans le cas de Winkler le mythe romantique de l’alpinisme n’avait été autant exalté. Sa mort précoce n’a fait que pousser les commentateurs à la surenchère, dans l’éloge comme dans le blâme. De cet adolescent qui venait de passer son bac, on a fait un surhomme et le parangon de l’alpinisme extrême. Pourtant, à en juger sainement, on aurait tout aussi bien pu y lire l’imprudence et l’inconscience de la jeunesse, tant est ténue la frontière entre l’exploit et la folie. » Avec tout le côté iconoclaste de sa jeunesse, Winkler n’en a pas moins le mérite d’aller au bout de sa logique de sportif en soulevant le problème de la compétition, pour lequel il n’a certainement récolté que sarcasmes de la part de la communauté des alpinistes. Parler en 1888 de ce qui ne sera réalité que bien des années plus tard est la preuve à la
fois d’un don certain de l’anticipation mais aussi de beaucoup de naïveté. Winkler ne vivra pas suffisamment longtemps pour aller au-delà de cette première réflexion.
Aborder des difficultés toujours plus grandes
Si Winkler apparaît alors un peu isolé sur la scène de l’alpinisme, le mouvement enclenché par les clubs académiques se structure au fil des ans autour de trois lieux spécifiques : Vienne, Munich et la Saxe. Même si deux grands courants allemands semblent s’opposer sur les orientations techniques, avec une tendance « pure et dure » représentée avant tout par Paul Preuss (école dite de Vienne, alors que Preuss rejoindra en 1910 la section Bayerland à Munich, avec Heinrich Pfannl, Eduard Pichl, Viktor Wessely), et une tendance plus technologique, dont la personnalité phare est Hans Dülfer (avec Hanns Fiechtl, Otto Herzog, Georg Leuchs, Hans Pfann), le principe reste bien le même : aborder des difficultés toujours plus grandes sur des parois de plus en plus verticales et exposées. Ce qui nécessite aussi, bien évidemment, d’introduire une cotation scientifique, la plus objective possible, de ces difficultés. L’engagement y prend le pas sur un certain amateurisme (même si aucun de ces grimpeurs n’est un professionnel, quelques guides mis à part), la pratique en solo tend à devenir le nec plus ultra. Leurs lieux de pratique diffèrent également de celui des alpinistes traditionnels (Alpes valaisannes, Oberland,Alpes autrichiennes, MontBlanc et Écrins, pour l’essentiel) et les parois des massifs rocheux secondaires (Fleischbank, Totenkirchl/Wilder Kaiser, Kaiser-gebirge ; Schüsselkarspitze/Wetterstein ; Laliderer/ Karwendel ; Dachstein ; Gesäuse ; Rax ; Schneeberg…) y sont privilégiées. Dans cette optique, les Dolomites acquièrent un statut particulier, offrant à la fois un caractère de haute montagne et une verticalité spécifique: dans ce cas précis, la situation géopolitique de ce territoire n’est pas à négliger non plus. Deux
tableaux illustrent cette tendance, le premier destiné à mieux situer ces lieux de pratique (voir p. 21), le second résumant les principales entreprises de ces grimpeurs (voir p. 20).
Dresde : des grimpeurs précurseurs
Pour terminer, on fera référence aux grimpeurs de la région de Dresde, issus de milieux plus modestes et que les grandes entreprises dans les Alpes n’attirent pas nécessairement. En revanche, ces derniers, représentés par des personnalités comme Oskar Schuster (1873-1917), Rudolf Fehrmann (1886-1947) ou le fantasque Américain Oliver Perry-Smith (1884-1969), développent une escalade technique de très haut niveau pour l’époque, avec des exigences éthiques fortes. Ils sortent rarement de leur terrain de jeu privilégié, les tours gréseuses de la « Suisse saxonne » (un ensemble de petits massifs situés au sud-est de Dresde, à la frontière avec la Tchéquie), pour aller ouvrir des voies de haute difficulté dans les Dolomites. Beaucoup n’ont rien à voir avec le Club alpin, ce club bourgeois, puissant et riche, où nombre de membres sont bien en cour, faisant pour beaucoup appel à des guides pour leurs entreprises de type essentiellement glaciaire. Eux grimpent avant tout, seuls, les guides n’étant pas capables de les aider dans leurs escalades difficiles. Ils préfigurent les écoles d’escalade de Vienne ou de Munich, la création en France du GHM. Ils sont les précurseurs des Bleausards, des varappeurs des Calanques ou du Verdon, de tous ces groupes de grimpeurs de falaises à venir.