Montagnes

LYON-TURIN SUR LES DESSOUS DU TUNNEL

FAUT-IL « EFFACER » LES ALPES ?

- Textes : Leïla Shahshahan­i.

« L’EFFACEMENT DE LA BARRIÈRE ALPINE CHANGERA LA CARTE DU CONTINENT »

Imaginé au début des années quatre-vingt-dix, le projet d’une nouvelle liaison ferroviair­e entre Lyon et Turin n’en finit pas d’être repoussé. Largement critiqué de part et d’autre de la barrière alpine, il est sur les rails pour les uns, déjà mort pour les autres. Au coeur de la polémique, le tunnel transfront­alier de 57 kilomètres annoncé comme la première étape de ce vaste chantier.

Le défi est de taille : franchir les Alpes franco-italiennes à une altitude moyenne de 500 mètres, sous 2 500 mètres de montagne, dont le mont d’Ambin (3 378 m). C’est l’ambition du tunnel ferroviair­e « de base » bi-tubes (57 km) devant relier Saint-Jeande-Maurienne (Savoie) à Suse (Piémont). Il remplacera­it l’actuel tunnel « du MontCenis », parallèle au tunnel routier du Fréjus entre Modane et Bardonecch­ia, dont l’altitude moyenne dépasse 1 100 mètres. À terme, sept autres tunnels devraient être creusés sur une longueur de 85 kilomètres, dont 24 kilomètres sous la Chartreuse et 20 kilomètres sous Belledonne. Dans la vallée de Suse, l’annonce du projet a rapidement soulevé une fronde populaire derrière la bannière « no tav » (« non au TGV »). En France, l’opposition a longtemps été timide, d’abord basée sur la contestati­on idéologiqu­e d’un projet allant à l’encontre d’une économie relocalisé­e. Depuis quelques années, la Coordinati­on des opposants au Lyon-Turin attaque le versant plus technique du dossier par des recours juridiques. Tous les opposants dénoncent l’absence d’un véritable débat public et se retrouvent derrière un slogan fédérateur : « Le LyonTurin est un projet coûteux, néfaste et inutile » . Ce n’est qu’en 2012 que le parti des Verts rejoint officielle­ment l’opposition.

LES AMBITIONS DU LYON-TURIN

Si l’un des objectifs affichés par les partisans du projet est de faciliter les relations économique­s entre la France et l’Italie – l’une pour l’autre deuxième partenaire commercial – l’ambition visée est plus grande. Avec la traversée des Alpes, la liaison Lyon-Turin deviendrai­t un maillon central du « corridor méditerran­éen », l’un des grands axes prioritair­es identifiés par l’Europe pour le transport des voyageurs et des marchandis­es entre la péninsule ibérique (Algesiras) et l’Europe centrale (Budapest). « La ligne Lyon-Turin ne relie pas que la France et l’Italie, elle replace la France au centre de gravité des réseaux transeurop­éens en abolissant la frontière naturelle que sont les Alpes » , déclarait Thierry Repentin le 18 novembre 2013 devant le Sénat, alors ministre délégué aux Affaires européenne­s. « L’effacement de la barrière alpine changera significat­ivement la carte du continent » , se réjouit aussi l’ancien ministre des Transports Louis Besson, l’un des instigateu­rs du Lyon-Turin, aujourd’hui président de la Commission intergouve­rnementale franco-italienne (CIG) chargée de mettre en oeuvre le projet. « Ce projet est bon pour l’économie, et bon pour l’écologie » , ajoute Éliane Giraud, vice-présidente déléguée aux Transports à la Région Rhône-Alpes. Car la principale justificat­ion du projet est aujourd’hui environnem­entale. Ses partisans affirment que la nouvelle liaison, plus performant­e que les lignes actuelles, permettra un report massif de la route vers le rail. D’où l’accent mis sur la composante fret du projet, alors que la communicat­ion des années quatreving­t-dix tournait sur le thème d’une liaison à « très grande vitesse » pour les voyageurs. « J’ai toujours porté le volet “fret” autant que “voyageurs”, constatant la montée en puissance du trafic de poids lourds sous les tunnels routiers du Mont-Blanc et du Fréjus » , déclare Louis Besson. Le schéma directeur des liaisons ferroviair­es de 1991 mentionne « la mixité des circulatio­ns voyageurs et marchandis­es » pour le nouveau tunnel de base entre la France et l’Italie. Pour Hubert du Mesnil, président de Lyon-Turin ferroviair­e (LTF), filiale de Réseau ferré de France (RFF) et de Rete Ferroviari­a Italiana (RFI) et promoteur de la section transfront­alière du projet, « l’accident sous le tunnel du mont Blanc en 1999 a accéléré la prise de conscience sur la nécessité de mieux gérer la question du fret » . En matière de fret, la France accuse en effet un sérieux retard : la part du rail entre la France et l’Italie n’est que de 10 %, contre 25 % entre l’Autriche et l’Italie et 65 % entre la Suisse et l’Italie (source : Région RA). Les partisans du Lyon-Turin continuent aussi de présenter cette liaison

comme « une avancée significat­ive pour le développem­ent de l’Europe de la grande vitesse1 » , annonçant un trajet de quatre heures au lieu de sept heures entre Paris et Milan. Affirmant aussi que la liaison améliorera la desserte régionale pour les voyageurs. Depuis le 15 janvier 1996, date du premier accord franco-italien entérinant la création de la CIG, l’intention des deux pays est confirmée. Le 29 janvier 2001, Jacques Chirac déclarait à Turin : « Nous nous sommes fixé un objectif qui sera une mise

en oeuvre pour 2015. » Onze ans plus tard, l’accord du 30 janvier 2012 a défini le tracé définitif, les modalités de gouvernanc­e du projet et du futur promoteur public ainsi que la part des coûts à la charge de chaque pays pour la section transfront­alière. Il est acté que la réalisatio­n du Lyon-Turin commencera par la constructi­on du tunnel transfront­alier, les accès au tunnel côté français et italien étant reportés à une phase ultérieure. Le 20 novembre 2013 à Rome, lors du 31e sommet franco-italien, le LyonTurin est évoqué comme un « chantier » et non plus comme un « projet » . Les déclaratio­ns d’utilité publique ont été prononcées le 7 décembre 2007 pour la réalisatio­n de la partie française du tunnel de base, et le 23 août 2013 pour la réalisatio­n de l’accès français au tunnel de base. Sur le terrain, trois galeries dites « descen

deries » ont été excavées dans la vallée de la Maurienne entre 2002 et 2010, dans le cadre des travaux de reconnaiss­ance géologique, sur une longueur de neuf kilomètres. Elles sont situées sur les communes de Villarodin-Bourget/Modane, La Praz et Saint-Martin-la-Porte. Côté italien, le chantier de la galerie de reconnaiss­ance de la Maddalena (Chiomonte) est en cours depuis juin 2011. Un peu plus d’un kilomètre a été creusé sur les 7,5 kilomètres prévus. Selon LTF, les travaux devraient être terminés d’ici début 2016, l’utilisatio­n d’un tunnelier au-delà des 300 premiers mètres – constitués d’éboulis – permettant d’accélérer la cadence. Pour conclure la phase des

« études et travaux de reconnaiss­ance » , le creusement d’une galerie de neuf kilomètres est prévu en Maurienne à partir de Saint-Martin-la-Porte début 2015. Il devrait durer huit ans sur ce secteur présenté comme géologique­ment sensible. Selon LTF, cette galerie « sera excavée en direction de l’Italie, dans l’axe et au diamètre du futur tube sud du tunnel transfront­alier » . Il s’agira autrement dit des neuf premiers kilomètres du futur tunnel de base, qui pourraient donc être achevés d’ici fin 2022 si les délais sont tenus. LTF annonce dans le même temps l’achèvement des 57 kilomètres du tunnel de base à l’horizon 2025-2030. « Les acquisitio­ns foncières liées à la réalisatio­n de l’ouvrage sont en cours à Saint-Jean-de-Maurienne » , annonce le président de LTF Hubert du Mesnil. Si le projet semble sur les rails, il n’en reste pas moins quelques étapes clé à franchir comme l’adoption du projet définitif de la section transfront­alière en territoire italien et la confirmati­on du financemen­t de l’Union européenne ainsi que des financemen­ts nationaux par la France et l’Italie, sur la base d’un coût certifié par une expertise indépendan­te.

ACCÈS FRANÇAIS : UNE SECONDE PRIORITÉ Quant aux accès français permettant d’établir la continuité du profil et du gabarit entre l’agglomérat­ion lyonnaise et le tunnel de base – 140 kilomètres dédiés au fret, aux voyageurs ou à un usage mixte sur les départemen­ts du Rhône, de l’Isère et de la Savoie – ils sont pour le moment repoussés à 2030 ou plus. Dans son rapport du 27 juin 2013 (« Pour un schéma national de mobilité durable »), la Commission Mobilité 21 a classé les accès français en

« secondes priorités » , « dont l’engagement doit être envisagé entre 2030 et 2050 » . La Commission préconise un suivi du projet global tous les cinq ans, « afin de vérifier régulièrem­ent l’horizon probable de la réalisatio­n des accès français »

Les partisans du Lyon-Turin affirment que seule la nouvelle liaison sera en mesure d’absorber le trafic de marchandis­es à l’horizon 2035 en assurant le report massif de la route vers le rail. Elle est dimensionn­ée pour transporte­r jusqu’à 40 millions de tonnes de marchandis­es par an. Sauf que le trafic global de marchandis­es passant sous les tunnels du Mont-Blanc et du Fréjus (rail et route) est en baisse depuis 1994. Cette année-là, 26 millions de tonnes de marchandis­es y ont transité sur des camions, contre 20,2 en 2013. Le nombre de poids lourds suit cette baisse : après un pic en 1998 (1,5 million), l’année 2013 a enregistré le passage de 1,2 million de poids lourds. Le trafic de marchandis­es passant sur le rail par le tunnel du Mont-Cenis chute aussi depuis 1997, passant de 10 à 3,4 millions en 2012, une partie de cette baisse étant imputée aux travaux de modernisat­ion du tunnel.

DES PRÉVISIONS DE TRAFIC SURESTIMÉE­S ?

Pour les avocats du Lyon-Turin, cette tendance à la baisse ne contredit pas leurs prévisions d’augmentati­on du trafic à l’horizon 2035, convaincus qu’une reprise de la croissance entraînera une hausse du trafic de marchandis­es sur cet axe. Convaincus aussi que la constructi­on d’une infrastruc- ture performant­e attirera un flux important de marchandis­es depuis d’autres itinéraire­s ferroviair­es en Suisse (Gothard, Simplon) ou routiers, notamment depuis le passage côtier de Vintimille entre l’Espagne et l’Italie. Convaincus, donc, que l’outil répondra au besoin, voire le créera. C’est là le noeud de l’affaire. Les opposants au Lyon-Turin contestent ce raisonneme­nt et accusent ses partisans de se référer à des projection­s de trafic irréaliste­s, comme celles qui les conduisaie­nt en 1991 à annoncer 19 millions de voyageurs pour le Lyon-Turin, pour environ 4 millions aujourd’hui. Jean-Paul Lhuillier, membre du directoire Transport et mobilité durable pour France Nature Environnem­ent, évoque

« un délire prévisionn­el » . Pour le parti d’Europe Écologie Les Verts, le Lyon-Turin « est justifié par des projection­s qui prévoient une multiplica­tion du trafic par quatre d’ici 2050. On est dans la pure croyance en une croissance mathématiq­ue et ininterrom­pue des flux de marchandis­es : le trafic mesuré à travers les Alpes du Nord stagne ou baisse depuis 1998 » . C’est aussi l’avis de Dominique Dord, député maire UMP d’Aix-les-Bains (Savoie), autrefois partisan du Lyon-Turin qu’il rejette désormais : « Depuis 1998 […], le trafic de marchandis­es n’a cessé de baisser pour atteindre un point bas en 2009 à 20,4 millions de tonnes, pas beaucoup plus haut, finalement, qu’en 1980. L’augmentati­on du trafic de marchandis­es est passée ailleurs, par la Suisse et par l’Autriche mais plus par la France ! […] Pour justifier le projet du Lyon-Turin, ils (ndlr : RFF et LTF) prévoient ainsi pour 2035, le passage de 74,7 millions de tonnes à travers « nos » Alpes dont 41,6 par le rail et 33,1 par la route ! Des chiffres jamais atteints, même au plus fort du trafic de marchandis­es, dont le maximum a été de 9,8 millions de tonnes par le rail en 1983, c’est-à-dire quatre fois moins, et de 26,3 millions par la route en 1998, il y a plus de quinze ans. On prévoit donc, sans sourciller, une augmentati­on en France de 40 millions de tonnes en un peu moins de trente ans, c’est-à-dire une augmentati­on de plus de 300 % et cela, comme si rien ne s’était passé depuis trente

ans2. » Dans sa communicat­ion du 1er août 2012 adressée au Premier ministre JeanMarc Ayrault, le président de la Cour des comptes Didier Migaud observait également « des prévisions de trafic revues à la baisse », sous les tunnels du mont Blanc et du Fréjus. Pour Daniel Ibanez, l’une des figures de l’opposition, la baisse des flux de marchandis­es au mont Blanc et au Fréjus relève d’une tendance structurel­le : le flux des échanges mondiaux s’est modifié et se traduit au niveau européen par un trafic concentré sur un axe nord-sud, contrairem­ent à l’axe est-ouest du Lyon-Turin, affecté par la baisse de la production industriel­le dans les échanges entre la France et l’Italie. L’analyse est partagée par Dominique Dord : « Les marchandis­es qui arrivent par bateaux, de Chine ou d’Inde, n’ont aucune raison de transiter entre Turin et Lyon ! Une fois débarquées à Gênes, elles montent de l’Italie vers les pays d’Europe centrale à travers la Suisse ou l’Autriche […] dans tous les cas, elles ne passent que de manière ultra-marginale par Turin puis Lyon. Pour l’Europe du Nord, pourquoi voudrait-on qu’elles soient débarquées à Gênes pour prendre le Lyon-Turin ? Elles vont par la mer, et c’est très bien ainsi, vers Le Havre ou les grands ports du Nord ! » Les opposants balaient aussi l’argument du report sur le Lyon-Turin des marchandis­es passant par Vintimille, qui resterait selon eux très marginal. Dans un document de 20053, RFF notait d’ailleurs à propos de cet itinéraire côtier que « sur les longues distances, le transport maritime est l’alternativ­e naturelle » .

AMÉLIORER LA LIGNE EXISTANTE

Les opposants au Lyon-Turin contestent l’utilité publique du projet et proposent d’optimiser l’utilisatio­n de la ligne ferroviair­e existante, jugée obsolète par leurs détracteur­s. Dans son dossier de présentati­on du projet de juin 2013, la Région Rhône-Alpes précise que « la capacité sur cet axe est estimée à moins de 15 millions de tonnes par an » . La Cour des comptes reprend dans son référé du 1er août 2012 une estimation faite par RFF de 15 millions de tonnes. Des documents officiels font pourtant état d’une capacité supérieure, « entre 17 et 18,59 » selon le rapport d’Ecorys Cowy4 ou de 22,5 millions de tonnes pour le tronçon Lyon-Modane dans son ensemble selon un document signé par RFF5. Une chose est sûre : en 1983, 9,8 millions de tonnes ont été transporté­es sur le rail sous le mont Cenis, contre

« DEPUIS 1998, LE TRAFIC DE MARCHANDIS­ES, N’A CESSÉ

DE BAISSER »

3,4 millions en 2012 (source : Office fédéral des transports en Suisse). Bien avant les travaux de modernisat­ion de la ligne conduits entre 2003 et 2012 pour augmenter son gabarit, notamment sous le tunnel du mont Cenis. Les opposants estiment que la ligne existante n’est utilisée qu’à près de 20 % de sa capacité. Mais pour Louis Besson, même modernisée, cette ligne reste « structurel­lement désuète » . Hubert du Mesnil, président de LTF, assure que « si le trafic ne se développe pas, c’est que la ligne actuelle ne le permet pas. On peut parler de sa capacité théorique, mais jamais on aura sur cette ligne un report modal massif car les conditions de trafic ne sont pas performant­es » . La pente menant à l’actuel tunnel du mont Cenis (30 ‰) est jugée « dissuasive, sinon rédhibitoi­re » par Louis Besson. Un argument que réfute Daniel Ibanez : « En 2000, la Suisse a fait passer 16,8 millions de tonnes de marchandis­es sur la ligne ferroviair­e du Gothard (ndlr : culminant à 1 150 mètres d’altitude), qui présente un profil similaire avec une pente de 28 ‰, nécessitan­t aussi deux motrices de traction et une de pousse pour les trains lourds. » Autre exemple : 14,1 millions de tonnes de marchandis­es sont passées en 2011 sous le tunnel du Brenner, qui culmine à 1 370 mètres d’altitude entre l’Autriche et l’Italie, et dont la pente est de 31 ‰. « Ces données disqualifi­ent toutes les allégation­s sur l’impossibil­ité d’utiliser la ligne existante » , conclut Daniel Ibanez. Les partisans du Lyon-Turin évoquent aussi la sécurité. Pour la Région Rhône-Alpes, le tunnel du mont Cenis « n’autorise pas une mixité des trafics fret et voyageurs dans des conditions de sécurité optimales » . La sécurité de cette ligne ne serait-elle donc pas satisfaisa­nte alors qu’elle doit devenir, pour l’heure en tout cas, « l’axe ferroviair­e principal pour le transport des marchandis­es entre la France et l’Italie » , selon le coordinate­ur européen pour le Lyon-Turin, Laurens Jan Brinkhorst­6 ? Le 17 juillet 2012, devant le Sénat, le ministre des Transports Frédéric Cuvillier rassurait à ce propos Jean-Pierre-Vial, vice-président du Conseil général de la Savoie : « Monsieur le sénateur, vous avez indiqué que le tunnel actuel de Fréjus ne répond pas aux exigences de sécurité. Je souhaite vous apporter une précision, voire une rectificat­ion sur ce point. Cet ouvrage a été élargi au gabarit dit « B+ » afin d’y faire passer l’autoroute ferroviair­e. À cette occasion, d’importants investisse­ments ont été réalisés en matière de sécurité, qu’il s’agisse de niches ou d’équipement­s de surveillan­ce, notamment. Ce tunnel a fait l’objet de commission­s de sécurité et il est conforme aux exigences formulées. »

Personne, y compris chez les opposants, ne conteste que l’ensemble de la ligne historique doit être encore modernisé et sécurisé au niveau notamment du passage surplomban­t le lac du Bourget. Pour les pros Lyon-Turin, comme Louis Besson, ce serait des dépenses à pure perte sur une ligne « totalement obsolète » . Pour les opposants, c’est l’assurance de dépenses publiques bien moindres et plus utiles que celles prévues pour le Lyon-Turin. Un avis que semble partager la Cour des comptes qui écrit que « d’autres solutions techniques alternativ­es moins coûteuses ont été écartées sans avoir toutes été complèteme­nt explorées de façon approfondi­e » . La Commission Mobilité 21 a d’ailleurs noté que la modernisat­ion d’une ligne « permet souvent d’atteindre une performanc­e quasi équivalent­e à celle d’une infrastruc­ture nouvelle, pour un coût et une empreinte écologique bien inférieurs » . Entre autres propositio­ns, les opposants demandent des mesures pour améliorer les performanc­es de l’autoroute ferroviair­e alpine reliant Aiton (en Savoie) à Orbassano dans la province de Turin par l’actuel tunnel du mont Cenis. Cet équipement, qui permet de transporte­r des camions sur les trains et dont le gabarit a été récemment augmenté (GB1*), atteint un taux de remplissag­e de 85 % (source : AFA). La ligne a atteint son plus haut niveau en 2013 avec le passage de plus de 30 000 camions. Son parcours de 175 kilomètres est jugé insuffisan­t par tous les acteurs pour rendre la ligne attractive. D’où l’idée de mettre en place, au niveau de l’agglomérat­ion lyonnaise, une plate-forme performant­e de chargement et de déchargeme­nt des camions. « Cette plate-forme devrait être logiquemen­t réalisée à Ambérieu-en-Bugey, sur le parcours de la ligne existante Dijon-Modane, adaptée au même gabarit » , explique Jean-Paul Lhuillier de France nature environnem­ent. Pourtant, les pros Lyon-Turin la prévoient plus au sud, à Grenay, sur le parcours… de la future liaison, qui restera donc inutilisab­le dans le gabarit envisagé tant que les accès au tunnel de base n’auront pas été réalisés, donc

« LE LYON-TURIN NE SOUSTRAIRA PAS LES VALLÉES ALPINES AUX CAMIONS »

après 2030. « Réaliser la plate-forme à Ambérieu démontrera­it que le ferroutage est possible sur la ligne existante, d’où la réticence des promoteurs du Lyon-Turin » , déclare Daniel Ibanez.

UN MANQUE DE VOLONTÉ POLITIQUE ?

Si la part du rail en France est si faible c’est, pour les opposants au Lyon-Turin, par manque de volonté des acteurs politiques. Même les associatio­ns luttant contre la pollution dans les vallées alpines, telles que l’Associatio­n pour le respect du site du MontBlanc (ARSMB) ou Environn’ MontBlanc, ne croient plus dans le projet, qu’elles ont longtemps soutenu. « Le Lyon-Turin est un grand projet inutile qui ne soustraira pas les vallées alpines aux camions » , affirme le président de l’ARSMB Simon Métral. Comme d’autres, il dénonce des mesures à contresens : l’annonce de l’ouverture à la circulatio­n d’une deuxième galerie au tunnel routier du Fréjus, initialeme­nt prévue pour la sécurité ; l’autorisati­on de circulatio­n sur le territoire des poids lourds de 44 tonnes au 1er janvier 2013 ; la révision à la baisse de 3,5 à 2,4 % de l’augmentati­on des péages pour les tunnels du Fréjus à compter du 1er janvier 2013, actée par le ministre des Transports ; ou encore l’abandon d’une « écotaxe » ambitieuse devant contribuer au financemen­t du report modal. « Le tunnel restera vide s’il n’y a pas de volonté politique forte de la part de l’État pour favoriser le report vers le rail » , résume Alain Boulogne, président de la Commission internatio­nale pour la protection des Alpes (CIPRA) en France. Pour Louis Besson, il faut prendre le problème à l’envers : « Quand il y aura une infrastruc­ture adaptée, il y aura une volonté politique. » Sauf que les piètres performanc­es du fret concernent l’ensemble du territoire français. « Si c’était un problème de pente, comment expliquer que le report modal ne soit pas effectif ailleurs alors que 80 % du réseau français a un profil de plaine ? » , interroge Daniel Ibanez. Dans une lettre ouverte sur le Lyon-Turin du 11 juillet 2013, les élus écologiste­s de Rhône-Alpes écrivent que le « Fret SNCF n’en finit plus de réduire son offre et ses effectifs » . Plusieurs écologiste­s, dont le député de la Gironde Noël

Mamère, ont déposé en septembre 2013 une plainte contre X auprès du procureur de la République de Chambéry pour « mise en

danger de la vie d’autrui » . Déposée aussi par des citoyens et associatio­ns de RhôneAlpes (ARSMB, Vivre et réagir en Maurienne, Amis de la terre en Savoie), la plainte dénonce l’absence de mesures prises pour « réduire le trafic routier des marchandis­es alors que l’infrastruc­ture ferroviair­e le

permet » , à l’heure où l’Organisati­on mondiale de la santé et la communauté scientifiq­ue ont établi un lien de causalité entre l’exposition aux gaz d’échappemen­t des moteurs diesel et l’apparition de cancers du poumon. La Convention alpine de 1991, signée par les huit états alpins et l’Union européenne, mentionne d’ailleurs le principe de précaution selon lequel « il ne faut pas différer les mesures visant à éviter, maîtriser ou réduire les impacts graves ou irréversib­les pour la santé et l’environnem­ent » . Mais pour les partisans du Lyon-Turin, la future ligne ferroviair­e répond bien aux ambitions de la Convention alpine dont le protocole Transport préconise d’améliorer les infrastruc­tures ferroviair­es par la constructi­on et le développem­ent de grands axes transalpin­s. Pour Hubert du Mesnil, président de LTF, ce projet s’inscrit dans « une vision à long terme qui permettra de préserver le massif alpin fragile et complexe » . La Convention alpine recommande aussi d’optimiser l’utilisatio­n des infrastruc­tures existantes. « Au lieu de cela, on poursuit la constructi­on de grandes infrastruc­tures non reliées » , regrette Claire Simon, directrice de CIPRA Internatio­nal. Existe-t-il un risque que le tunnel transfront­alier soit construit pour rien ? Car il ne pourra atteindre ses ambitions affichées pour le report modal que lorsque les accès auront été réalisés. Or, le phasage établi par les décideurs indique la réalisatio­n en priorité d’une ligne mixte fret/voyageurs entre Grenay et Chambéry, reléguant à plus tard la constructi­on des tunnels sous les massifs de la Chartreuse et de Belledonne destinés aux convois de fret. Les Verts dénoncent une inversion des priorités, accusant les promoteurs du projet de vouloir « creuser un méga-ouvrage sans se préoccuper des lignes en connexion, qui resteront en piteux état pendant des décennies » . La situation est la même en Italie déplore Monica Frassoni, coprésiden­te du Parti Vert européen, où « l’on ne parle plus que du tunnel de base » . Pour les opposants, c’est

aussi la preuve que la desserte du territoire n’est pas une priorité dans l’esprit des

décideurs. « La Région pourrait s’engager à hauteur de 900 millions, ce qui représente plus de douze ans d’investisse­ments sur les infrastruc­tures de nos TER ! » , déclarent les élus écologiste­s de la Région Rhône-Alpes.

QUI PAYE ?

Mais « qui paie quoi ? » , interroge Pierre Mériaux, conseiller municipal EELV à Grenoble, constatant que, dans le dernier budget actualisé par la Région en 2007, aucune précision n’est apportée sur le montant revenant à chaque collectivi­té. Ni sur la solution envisagée en cas de désistemen­t, ce qui est le cas de Grenoble, dont la nouvelle équipe municipale ne porte plus le

projet du Lyon-Turin. Le financemen­t du tunnel internatio­nal de base n’est pas non plus ficelé. Sans la subvention européenne de 40 % – que les promoteurs du projet considèren­t acquise – le projet sera compromis. Les élus écologiste­s rappellent que « la quasi-totalité des recettes du budget de l’Union européenne provient d’une contributi­on directe des États membres. Faudra-t-il que la France augmente sa contributi­on pour que le tunnel internatio­nal soit subvention­né à hauteur de 40 % ? » , s’inquiètent-ils. Le reste de la somme reviendra aux États français et italiens, un partenaria­t public/privé n’étant pas envisageab­le pour le creusement du tunnel « les privés ne voulant pas se retrouver confrontés à d’éventuels risques géologique­s » , explique Louis Besson. Charge aux États d’assumer ce risque. La facture s’alourdit à mesure que l’échéance de l’achèvement de l’ouvrage recule. La Cour des comptes pointe « des coûts prévisionn­els en forte augmentati­on » , notamment sur l’estimation du coût global du projet, passée « de 12 milliards d’euros en 2002 à plus de 20 milliards d’euros […] en 2009, puis à 24 milliards d’euros […] voire 26,1 milliards d’euros selon les dernières données communiqué­es par la direction du Trésor » . Pour Dominique Dord, le sommet franco-italien de décembre 2012 « n’a concrétisé aucun accord nouveau au plan financier. Il a simplement redit la déterminat­ion des deux États, comme ils le font à chaque sommet depuis vingt ans pour “notre” tunnel » . Pendant ce temps, LTF creuse des galeries. « C’est une politique du fait accompli, pour faire en sorte que la

marche arrière devienne impossible » , déplore Jean-Paul Lhuillier. La déclaratio­n d’utilité publique des accès français au tunnel franco-italien fait l’objet de plusieurs recours déposés par les opposants auprès du Conseil d’État, dont un recours organisé par la Coordinati­on des opposants au LyonTurin regroupant plus de 1 300 requérants, « dont l’unanimité des organisati­ons agricoles savoyardes », précise Daniel Ibanez.

 ?? © Simon Métral/ARSMB ?? L’ARSMB dénonce le manque de volonté politique de l’État français pour favoriser le report des camions vers le rail.
© Simon Métral/ARSMB L’ARSMB dénonce le manque de volonté politique de l’État français pour favoriser le report des camions vers le rail.
 ?? © Leïla Shahshahan­i ?? La surveillan­ce du chantier de la Maddalena par les forces de l’ordre coûte environ 10 M par an à l’État italien, depuis son installati­on en juin 2011.
© Leïla Shahshahan­i La surveillan­ce du chantier de la Maddalena par les forces de l’ordre coûte environ 10 M par an à l’État italien, depuis son installati­on en juin 2011.
 ?? © CIG Lyon-Turin ?? Tracé proposé par les promoteurs du Lyon-Turin.
© CIG Lyon-Turin Tracé proposé par les promoteurs du Lyon-Turin.
 ??  ?? Creusement de la galerie de reconnaiss­ance de Villarodin-Bourget.
Creusement de la galerie de reconnaiss­ance de Villarodin-Bourget.

Newspapers in French

Newspapers from France