Montagnes

ÉMOTIONS D’ALPINISTE

- Jean-Christophe Lafaille, octobre199­4.

5 octobre.

Camp 2 (6 700m). La lumière du jour s’estompe peu à peu. Dans ma bulle de nylon, j’attends sans grand enthousias­me la nuit et surtout le froid. C’est la huitième fois que je dors à 6 700 mètres depuis le début de mon séjour, et je n’arrive toujours pas à trouver ça agréable ! Tout en me glissant plus profondéme­nt dans mon duvet pour me protéger de la morsure du froid, je pense à tous ces allersreto­urs, toutes ces nuits inconforta­bles alors que j’aurais dû gravir ce « petit » 8 000 mètres en courant d’après les pronostics de mes amis… Après un mois passé au pied ou sur cette montagne, mon esprit navigue entre l’humour et la lassitude à la pensée de ces prévisions. Première leçon de l’année : il n’y a pas de « 8 000 » facile, si l’on n’a pas de bonnes conditions. Ces moments d’inactivité ou d’attente au camp de base ou dans les camps me pèsent beaucoup notamment durant l’acclimatat­ion ou les périodes de mauvais temps. Leçon deux : la patience est une des clefs de la réussite en Himalaya. Le jeu en vaut-il la chandelle ? J’aurai la réponse dans deux jours, le 7 octobre, après avoir quitté seul le camp 2 et alors que je gravirai les derniers mètres de la superbe arête sommitale du Shisha dans une ambiance de réacteur d’avion. Des minutes exceptionn­elles de solitude, à cheval sur l’immensité du monde, définitive­ment gravées dans ma mémoire. Un seul mot : grandiose !

Nouvelle nuit au camp 2, la dixième ! Duvet et baladeur sont devenus mes meilleurs amis. Faute de mieux, ils me sécurisent et me ramènent un peu «là-bas», à des milliers de kilomètres, où j’ai laissé une compagne, ma famille, mes amis. Le doute me saisit soudain, avec lui cette douleur au ventre. J’ai déjà fait le sommet, pourquoi replonger dans les dangers et le vent glacial pour tenter une nouvelle ascension ? Je n’ai pas de réponse, si ce n’est celle, égoïste et, aux yeux des autres sans valeur, de vouloir aller au bout de mon rêve. Gravir en solitaire par une nouvelle voie un des géants de notre planète. Acte «gratuit» dont la valeur est totalement irrationne­lle. Immense pour ceux qu’il concerne, ridicule et égoïste pour les autres. L’essentiel pour moi est le miroir de la montagne. Dans son reflet, je dois voir mon vrai visage, sans tromperie ni artifice. Demain matin, la montagne

8octobre.

avec laquelle je me confronter­ai ne sera qu’un intermédia­ire. Je le sais, le voyage est d’abord intérieur.

Quelque part entre Paris et Grenoble. Le TGV file à plus de 300km/h. Avec lui, mes souvenirs se compressen­t ou s’étirent. Maintenant que «là-bas» est redevenu «ici», il prend une tout autre allure. Il est surtout ponctué d’une fin, qui avant d’être écrite, donnait au vécu le goût inimitable de l’incertitud­e. Pour moi, cela s’appelle l’aventure. Celle que je revis maintenant avec autant d’émotion, est cette fantastiqu­e ascension de la face nord par une nouvelle voie et le parcours de la superbe arête ouest, le 9octobre, jour qui restera sûrement l’un des plus forts de ma vie d’alpiniste. Et ce sommet, que j’avais déjà atteint quatre jours auparavant, de nouveau à portée de la main et auquel je dois renoncer pour la plus stupide des raisons: le temps. Pas le temps qu’il fait, mais le temps qui passe. Moi qui avais vécu d’interminab­les moments d’attente depuis six semaines, je devais redescendr­e au plus vite, car le 12octobre, l’expédition britanniqu­e présente au camp de base pliait bagage. Et moi avec elle. Les camions chinois n’attendent pas.

20octobre.

Bientôt Grenoble, insidieuse­ment, le décalage se creuse. Cette montagne dont il faudra parler, comment puis-je honnêtemen­t le faire ? À travers la subjectivi­té de ma perception, la rationalit­é de quelques chiffres (inclinaiso­n, altitude, dates, températur­es…) ou en me calquant sur le racoleur «superman» qu’affectionn­ent les grands médias (c’était dur, extrême, mais j’ai vaincu la montagne). Comment évoquer le souvenir si fort de ce Tibétain, sans âge, qui filait de la laine de yack pendant des heures au camp de base? L’idée même qu’un objet appelé TGV puisse exister lui était inconnue. Cette forme d’énigme mutuelle est fascinante, elle fait partie de mes voyages au même titre que la montagne.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France