LIBAN : HISTOIRE DU SKI AU LEVANT
Skier au Liban ? Quelle drôle d’idée. Excursion exotique, skier au Levant est pourtant une vieille histoire marquée par les adeptes français de la glisse.
Au sommet du Sannine (2 628 m), les rafales glacées balaient quelques vestiges de maçonnerie. Surplombant Beyrouth, Oudet-el-Franses, la Chambre des Français, brave le blizzard comme elle a bravé quatrevingts ans de vicissitudes sur les sommets du Levant. Parfait symbole de l’histoire du ski de randonnée au pays du Cèdre, ce refuge édifié par les Français du temps du Mandat voit à nouveau passer les randonneurs, après avoir été transformé en poste d’artillerie syrien pendant la guerre civile et les années qui suivirent. « En 1922, un alpiniste égaré au Levant s’avise, un jour de cafard où la pluie d’hiver le cloue à Beyrouth, que ce déluge tiède qui inonde la côte, c’est de la neige fraîche sur les hauteurs, et que cette neige a bien des chances d’être la même qu’en Europe. Il alerte quelques camarades désoeuvrés. Affublés de l’équipement classique des grimpeurs de Chamonix ou de Zermatt, traînant d’énormes godasses cloutées, ceinturés de cordes de chanvre, bardés de crampons à dix pointes, stupéfiant les naturels ahuris, ces fanatiques gravissent les principaux sommets : c’est l’âge héroïque du piolet et de la conquête du Sannine. En 1929, le 17 janvier, date à jamais mémorable, deux hardis compagnons, novateurs parmi les novateurs, se hasardent, des skis aux pieds, sur une pente du Kneisseh. Bravant l’opinion, considérés d’abord comme des fous dangereux puis comme des malades incurables, ils parviennent, à force de ténacité, à séduire quelques disciples et fondent à Beyrouth une section du Club alpin français. »
ALTIUS
C’est ainsi que Philippe Bériel, haut fonctionnaire de l’administration française à Beyrouth, relate l’introduction du ski au Liban et la création de la Section du Levant. Fière est sa devise : Altius. Son écusson ne l’est pas moins, une flèche pointant vers des sommets enneigés couverts de cèdres séculaires. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’empire ottoman, la France a reçu un mandat de la Société des Nations pour administrer la Syrie et le Liban. De nombreux Français s’installent à Beyrouth, et ne tardent pas à tirer parti des richesses naturelles du mont Liban. Bériel se met à la tâche : il ne s’agit pas seulement de créer un club, mais de poser les fondements de l’activité de montagne. En ces années 1930, les difficultés du transport et la rusticité du matériel sont compensées par l’énergie et le sens de l’entreprise. Les sommets sont reconnus et baptisés, les itinéraires établis, des cartes publiées, plusieurs refuges construits, les pouvoirs publics intéressés à l’action de la section. « Cette fois, l’élan est donné, la cause est
gagnée, et voici qu’accourus de toutes les plaines brûlées de chaleur qui entourent les sommets de Phénicie, partis des sables de Tel Aviv, des rives du Tigre ou du Delta du Nil, les hiverneurs viennent demander à la montagne d’Adonis, comme l’avaient fait jusque-là les estivants, la joie et la santé. » L’activité de la section est débordante. On se fait bénir par les prêtres maronites de Beskinta avant la première hivernale du Sannine resplendissant, on « prépare une action pour conquérir le vieil Hermon » . C’est toute la famille qui monte à Bcharré : encartés dès le berceau, les marmots s’aventurent sous les sombres et immenses frondaisons des vénérables Cèdres de Dieu, sanctifiés par le prophète Ézéchiel et
acclamés par Lamartine. La Section atteint plus de quatre cents adhérents, « de l’Ambassadeur au troufion » . Elle organise des soirées mémorables à l’hôtel SaintGeorges, sur la Corniche de Beyrouth : chants, costumes, danses.
BAL, FLIRTS ET PROUESSES GALANTES
Il faut également veiller à la formation: Bériel distille ses conseils de toute sorte dans un opus, Skier au Liban, que l’on peut toujours dénicher dans quelque vieille bibliothèque beyrouthine. Avec le recul, que de pages savoureuses ! « Inutile de chercher à biaiser avec la difficulté » : la montée d’un couloir raide doit se faire face à la pente, le cou de pied fléchi, à la force des bras, jusqu’à ce que « les spatules menacent de vous entrer dans la figure » . Les skis en hickory (bois dur du caryer) sont plébiscités, mais le débat reste vif entre les adeptes des peaux collées et ceux qui ne jurent que par les peluches attachées. Gare à l’hygiène générale : la veille d’une course, « les bals, flirts et prouesses galantes (pour ceux qui le peuvent) sont à déconseiller vivement » . En revanche, « un sandwich de caviar noir établi sur les données suivantes : énormément de caviar, beaucoup de beurre et un peu de pain, est un régal délectable et tonifie incroyablement » . Mais la guerre emporte tout sur son passage et chamboule une nouvelle fois la géopolitique levantine. Le Liban arrache son indépendance en 1943 et les Français quittent bientôt le pays, avec armes, bagages et… skis. Une petite communauté de pionniers libanais reprend le flambeau. Une Société d’encouragement au tourisme finance la construction de nouveaux refuges. Étonnamment, ce sont les spéléologues qui forment le gros des troupes, avec notamment deux grandes figures : Lionel Ghorra (initié et formé par Bériel) et Sami Karkabi, fondateurs avec Raymond Khawam et Albert Anavy du Spéléo Club du Liban en 1951. Ascensions et traversées s’enchaînent, de pair avec l’exploration souterraine. La pratique du ski de fond est introduite. Loin des sommets cependant, le tout jeune État subit de plein fouet la création de l’État d’Israël en 1948 : l’afflux de réfugiés palestiniens porte les germes d’une longue guerre civile qui déchirera les communautés libanaises de 1975 à 1990. Au sommet du Sannine, ce sont désormais les Syriens qui toisent Beyrouth depuis les ruines de la Chambre des Français. Partout, milices et armées d’occupation se disputent le contrôle de hauteurs désormais stratégiques. Mais le bruit des canons finit par s’éteindre. Bientôt remplacé par celui des voitures piégées : en 2005, suite à l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri, des manifestations monstres obtiennent le départ des encombrants voisins syriens.
« UN SANDWICH DE CAVIAR NOIR EST UN RÉGAL ET TONIFIE INCROYABLEMENT »
Et ces mêmes jeunes qui s’étaient réunis sur la place des Martyrs à Beyrouth pour réclamer la liberté de leur pays, voilà qu’ils chaussent à leur tour skis et peaux de phoque pour réinvestir les traces d’antan : Grande Coulée, col Berland, combe des Sans-Soucis, Petit Mont-Blanc…
ÉCHANGES AVEC LA FRANCE ET LA SUISSE
Le soutien de l’armée libanaise et les échanges avec des amis suisses et français dynamisent la résurrection de l’activité au Liban. Raids à skis organisés avec l’armée, courses multi-activités, festivals de films de montagne… Le flambeau relevé est porté haut. En 2014, un groupe de Libanais est reçu au PGHM de Chamonix pour une sensibilisation à la sécurité en montagne. En retour, les camarades des Alpes n’ont que trop l’occasion d’apprécier la générosité sans limite de l’hospitalité libanaise et de goûter au charme des contrastes phéniciens, en cette terre où l’on peut se baigner dans la Méditerranée quelques heures après avoir remonté 800 mètres de pente gelée, emmitouflé dans sa doudoune. Dans une région balayée plus qu’à son tour par les tourmentes de l’Histoire, le temps reste encore bien loin où le pays pouvait se targuer d’être la Suisse du Proche-Orient. Mais après avoir longtemps tenté de masquer pudiquement les ornières des blindés, le blizzard du Qornet ne recouvre à nouveau plus que les éphémères rubans tracés par les randonneurs sous les ombres prophétiques des cèdres pluriséculaires.
CAHIER PRATIQUE Le Liban
Grand comme les deux Savoie, le pays du Cèdre s’articule autour des immenses masses du mont Liban, bordé à son pied occidental par une étroite plaine littorale et, à l’orient, par la plaine de la Bekaa, elle-même séparée de la Syrie par la chaîne de l’Anti-Liban. Le pays est une mosaïque de confessions religieuses : dix-huit au total, l’histoire chaotique du christianisme oriental en fournissant une bonne douzaine. Les musulmans, essentiellement chiites et sunnites, forment désormais la majorité démographique. La cohabitation entre ces communautés est parfois soumise à rude épreuve par les soubresauts régionaux ; elle n’en est pas moins profondément ancrée dans l’histoire et la mentalité des Libanais. La situation sécuritaire est généralement bonne au mont Liban et, dans une moindre mesure, à Beyrouth ; elle est beaucoup plus mouvante aux frontières que le pays partage avec Israël et la Syrie. Des précautions de base et la prise d’information auprès des habitants permettent de séjourner en toute sécurité.
CES JEUNES QUI S’ÉTAIENT RÉUNIS SUR LA PLACE DES MARTYRS VOILÀ QU’ILS CHAUSSENT À LEUR TOUR SKIS ET PEAUX DE PHOQUE
La langue du pays est l’arabe (dans son dialecte libanais) ; beaucoup de personnes, en particulier dans les zones chrétiennes, parlent en plus le français ou l’anglais. Il est courant d’entendre les trois langues dans une seule phrase ! Un habitué de nos sociétés occidentales sera très vite sous le charme de l’hospitalité libanaise ; les Libanais sont particulièrement accueillants et serviables envers les étrangers.
Y aller
On arrive au Liban par l’aéroport de Beyrouth, bien desservi, où l’on peut obtenir gratuitement et facilement son visa (éviter les tampons israéliens sur le passeport). Les taxis (individuels ou collectifs, les «services») sont partout et permettent de se déplacer à peu de frais. Pour les déplacements dans la montagne, on peut louer une voiture, voire facilement trouver au bar le soir une personne prête à vous voiturer pour la journée moyennant une centaine de dollars. Un coup d’oeil à la circulation peut vous convaincre de cette solution : le code de la route est indicatif, il faut surtout se fier aux coups de klaxon !
Conditions, matériel, équipement
Le manteau neigeux se constitue au gré de quelques tempêtes méditerranéennes qui, en se heurtant à la haute barrière du mont Liban, déposent ponctuellement de grosses quantités de neige. L’enneigement peut donc grandement varier d’une année sur l’autre, le pic étant généralement en janvier-février. L’alternance de grosses chutes et de périodes plus calmes soumises aux ardeurs du soleil du Levant fait que la neige est bien souvent de type neige de printemps, alternant zones gelées, excellente moquette revenue à point et soupasse. Les couteaux sont ainsi de rigueur, d’autant que les parties gelées constituent fréquemment la partie supérieure de longues pentes régulières à 30 degrés de 600 à 800 mètres de dénivelée. Lorsque le vent se lève, à près de 3 000 mètres, il peut faire excessivement froid : prévoir des couches de protection adaptées.
Cartes
La topographie étant une information sensible, il est très difficile de se procurer des cartes. Se rabattre sur les applications sur smartphone, GPS utile.
Lectures
La littérature libanaise, notamment francophone, est riche. Sa figure emblématique est Khalil Gibran ( Le Prophète). Impossible également de passer à côté d’Amin Maalouf ( LeRocherde Tanios). Plus récemment, les livres d’Alexandre Najjar ( Qadisha, Le romandeBeyrouth) proposent une approche plaisante de l’histoire du pays. Enfin, si l’on n’a pas peur du vertige qui peut nous saisir en comparant les époques, on se délectera de la prose de Lamartine qui relata un long séjour de plusieurs mois dans son célèbre VoyageenOrient.
Secteurs classiques
Il existe plusieurs stations de ski au Liban, qui peuvent fournir un point de départ aisé pour démarrer son exploration du pays.
Mzaar / Sannine : les sommets emblématiques qui dominent Beyrouth. Le Mzaar (2 463m) est facilement accessible depuis les pistes de la station de Faraya ; on longe ensuite la crête vers le Sannine (2 628m). Entre les deux, ne pas rater la Grande Coulée, immense pente régulière qui finit à Baskinta, classique des classiques levantines. De nombreuses boucles sont envisageables autour du Sannine (col de Berland…).
Les Cèdres et le Qornet : blotti dans son cirque au-dessus de la vallée sainte de Qadisha, le bosquet des Cèdres de Dieu, véritables monuments naturels, est au coeur du pays maronite et le point de départ d’un grand nombre d’itinéraires, à commencer par le Qornet-es-Saouda (3 088m), point culminant du pays. La redescente vers la vallée de la Bekaa, face à l’Anti-Liban, est un superbe spectacle.
Mont Hermon : le biblique mont Hermon (Jebelel-Sheikh, 2 814 m) est une splendide montagne, mais à l’accès rendu très difficile depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne. L’Hermon se trouve en effet à la convergence du Liban, de la Syrie et d’Israël, qui occupe son flanc sud. Si les portes du géant du sud s’ouvrent à vous, vous serez accueillis au sommet par les casques bleus de l’ONU, qui surveillent depuis plusieurs décennies le cessezle-feu entre Israël et ses voisins arabes, 1 500 mètres au-dessus des plaines. Ne vous écartez pas des pistes de ratrack : il reste des mines enfouies, et l’une d’elles avait blessé un randonneur quelques mois avant notre passage…
À savoir
Noter l’excellent dossier en trois parties de Philippe Perret sur Camptocamp :
http://www.camptocamp.org/ articles/128981 /fr/ski-de-rando-au-liban-partie1-3
Attention cependant : s’il est très complet, il commence à dater et nécessiterait une mise à jour approfondie. L’Association du Polyliban (ADPL) est très active pour promouvoir les activités d’outdoor, de montagne et la mobilité douce : ses membres très dynamiques et sympathiques sont d’excellent conseil (www.polyliban.org ou Facebook).