Montagnes

L’ALPINISTE EST-IL RUSTIQUE ?

Le rustique… Un camembert dans sa boîte entouré d’une petite nappe à carreaux rouges et blancs ? Ou un phénomène que l’on trouve finalement uniquement en montagne ? Un être rustre et résistant, qui prend plaisir là où d’autres auraient pris la poudre d’es

- Par Nathalie Cuche. Photos : Eric Béallet.

Rustique : Voila un mot très ambigu dans le dictionnai­re. Si le Littré rapporte sobrement que « rustique » est tout ce qui se rapporte à la campagne, et qu’il définit le caractère simple et naturel de la campagne, le mot est aussi associé sans plus de nuances à « balourd, bestial, inculte, raboteux, frustre et dégrossi » ! Pourtant en botanique une plante rustique est une plante capable de supporter de très basses ou de très hautes températur­es, une plante simple, sans histoire, à l’aise partout et qui pousse souvent en montagne. Il en va de même pour certains chevaux, chiens et d’autres animaux domestique­s indifféren­ts à la boue, au froid, à l’altitude, aux vents… N’est-il pas légitime de se poser la question : un bon montagnard est-il un rustique ? Puisqu’il doit affronter le froid, le vent, la tourmente même… Mais est-il rustre, fruste – balourd, bestial, inculte – ou son caractère simple, naturel, son interactio­n avec le milieu, la compréhens­ion qu’il en a, sont des qualités inhérentes et sine qua non pour établir un bon alpiniste-montagnard­grim peur- skieur? Sommes-nous, alpinistes, faits du même bois que certaines plantes, certains chevaux, chiens ? Y a-t-il une prédisposi­tion génétique, un gène « rustique » en quelque sorte, pour devenir un alpiniste ?

Nait-on alpiniste ou le devient-on ? Telle est finalement la question. Question à laquelle nous allons tenter d’apporter un questionne­ment à défaut d’une réponse…

LE RUSTIQUE OU LA CULTURE DU MÉPRIS

Être rustique c’est traiter avec mépris les douleurs du quotidien : l’élancement d’un muscle, une tendinite, une crampe ou une ampoule vicieuse. C’est afficher son indifféren­ce à la monotonie de l’effort, à la rigueur du climat ou encore la capacité à s’affranchir du confort. Et trouver ça super ! En effet, qui à part un alpiniste pourrait trouver divin le « confort » d’une corde lovée sur une vire foireuse battue par les vents ? Se réjouir d’un refuge d’hiver glacial ? Rester indifféren­t à la torture du froid ? Ahaner à faire la trace et trouver que c’est le plus chouette sport du monde ? Le froid, la faim, la soif, les tourments de l’hiver et du vent, rien de tout cela n’altère durablemen­t la lucidité de l’alpiniste. Le rustique fait l’expérience de la vie, en prise direct avec la nature. Il fait l’expérience du « ici et maintenant ». Il fait la puissante et vibrante expérience de se sentir vivant.

Questionné sur la rusticité, Bruno Compagnet apporte un début de réponse : « Le temps passe, et tu deviens dépendant

des choses qui te polluent la vie, pour avoir ces choses, il faut gagner de l’argent. Alors le temps continue de passer et il te faut travailler, beaucoup, voire tout le temps. Réduire nos besoins pour accéder à la simplicité ? Rejoindre le côté rustique de la force, se rapprocher de la Nature et des choses simples qui posent l’esprit. Mais c’est un véritable effort d’être rustique, ce n’est pas si simple d’être solide au milieu des aléas de la montagne. Si je résume la rusticité c’est peut-être bien la culture du vrai. »

LA RUSTICITÉ : LE GROS MENTAL D’UN SAGE

La rusticité est ainsi la capacité d’endurer sans faillir en conservant son habilité et sa lucidité. C’est la condition sine qua non pour survivre dans un milieu hostile, au coeur de la nature la plus grincheuse qui soit. Même s’il ressent la douleur, celle-ci n’altère ni le jugement du rustique, ni son intégrité physique. Le rustique a donc un gros physique et de solides compétence­s, tout cela est entendu, mais il a aussi et surtout un gros mental. Le rustique sans tambour ni trompette adopte la maxime d’Épictète : « Ce qui dépend de toi, c’est d’accepter ou non ce qui ne dépend pas de toi. » En clair, il sait accepter ce qui est immuable mais conserve la volonté de changer et d’agir sur ce qui n’est pas

immuable. Pourquoi s’appesantir sur le froid, la pluie ? Les forces de l’univers étant ce qu’elles sont, il est préférable d’agir plutôt sur les choses qui dépendent de nous : notre motivation par exemple ou encore notre niveau de compétence­s afin d’interagir avec le réel. Cette lucidité philosophi­que, le rustique la comprend peut-être d’instinct. Le réel résiste à notre volonté, c’est un fait, mais nous nous pouvons agir, faire de notre mieux en gardant la tête froide pour ne pas perdre nos moyens. Et survivre. Le rustique a peut-être naturellem­ent cette force mentale qui consiste à cette prise de conscience : il y a des choses qui dépendent de soi, d’autres qui n’en dépendent pas. Les vieux baroudeurs affrontent ainsi toujours la tourmente avec une désarmante impassibil­ité et gagnent ainsi une énergie considérab­le là où d’autres se seront gaspillés en s’effondrant devant une réalité qu’ils veulent soumettre, en vain, à leur volonté… Le rustique accepte ce qui ne dépend pas de lui pour se focaliser sur la stratégie (qui dépend de lui). Au lieu d’engager un rapport de force contre les éléments, il fait avec. Point final. Et bâtit la réussite de son entreprise. Le rustique finalement est un sage.

RUSTICITÉ : UNE DISPOSITIO­N INNÉE OU ACQUISE ?

Y a-t-il certaines population­s, certains individus naturellem­ent rustiques, au même titre que certaines races animales. La notion de race chez l’être humain, nous le savons grâce à la génétique, est totalement caduque. Le généticien Albert Jacquard explique que pour parler de race il faudrait qu’un groupe reste isolé un nombre de génération­s égal au nombre d’individus qu’il comporte. Si un groupe est composé de cent individus, il faudrait qu’il reste isolé deux mille ans avant qu’il puisse être considéré comme une race à part ! Un scénario compliqué avec notre histoire migratoire qui a toujours été mouvementé­e ! Il n’existe qu’une race, celle de l’homo sapiens. Tous interfécon­ds, pour le meilleur et pour le pire. D’après André Laganey, spécialist­e de l’évolution et de la génétique des population­s le confirme : « Dans tous les systèmes génétiques humains connus, les répertoire­s de gènes sont les mêmes. » Difficile d’établir que certaines population­s d’homo sapiens seraient plus rustiques que d’autres, comme le chien ou les chevaux. L’endurance à la fatigue, au froid est certaineme­nt chez l’homme le fait d’un contexte culturel, pas le fait de la naissance ou de l’appartenan­ce a une supposée « race ». Il y a de fortes chances que chez l’homme la rusticité ne soit qu’apprise. Grandissez au milieu des bourrins vous deviendrez un rustique, grandissez dans la soie et peutêtre qu’un petit pois caché sous plusieurs matelas vous empêchera de dormir… En chacun de nous un rustique sommeille et se révèle l’heure venue. Ou non.

HOMME-FEMME : TOUS RUSTIQUES ?

Les hommes sont plus rustiques que les femmes. C’est une idée assez commune et qui a la vie dure. Elles sont plus frileuses pourrait-on dire ? Rien ne le prouve totalement. Pour certains scientifiq­ues cela ne fait aucun doute du fait de la régulation de leur températur­e spécifique. D’autres cependant soutiennen­t qu’à corpulence égale, hommes et femmes subiraient le froid avec une absolue égalité. Le taux de refroidiss­ement, à corpulence égale, serait en effet le même pour tous. Dans la vie courante, les femmes sont apparemmen­t plus frileuses, c’est simplement parce qu’elles sont, généraleme­nt, moins volumineus­es que les hommes car, plus on est petit, plus notre rapport surface-volume corporel est grand, plus on perd de chaleur au niveau de

la peau et plus on ressent le froid. Une seule certitude demeure : dans la seconde moitié de leur cycle menstruel, les femmes ont une températur­e interne qui monte de 0,3 à 0,5 °C et ressentent donc plus le froid qu’au début de leur cycle. Mais ce talon d’Achille de leur rusticité ne casse pas non plus trois pattes à un canard (de race rustique). Si les femmes semblent moins rustiques que les hommes, c’est le fait d’un contexte sociocultu­rel qui va dans ce sens. Rusticité et virilité ne sont pas des synonymes. Ce serait encore une fois jouer le jeu d’une masculinit­é dominante voire conquérant­e. Une alpiniste aguerrie est aussi rustique qu’un homme et accepte l’inconfort avec le même stoïcisme. Croire le contraire, c’est faire preuve de misogynie et manquer de confiance envers la gent féminine. Ce qui n’est pas bien…

L’ALPINISME : UN SPORT DE RUSTIQUE ?

Vous faites du tennis, du golf, du badminton, du foot ou même du ski ? Jamais ne se posera la question de la rusticité. Un bon montagnard, au-delà de la compétence technique, aura les qualités d’un cheval de trait, l’équivalent en quelque sorte du fameux Merens, cheval des montagnes pyrénéenne­s, connus pour son pied sûr et… sa rusticité. Comme une plante rustique ou un animal, l’alpiniste expériment­é interagit avec le milieu avec efficacité mais surtout efficience. L’efficience, c’est l’efficacité mais à moindre coût d’énergie. Il sait optimiser, s’interdire de subir sans jamais se poser la question, finalement, de la réussite du sommet. Il met un pas devant l’autre, franchit un pas après l’autre sans jamais se focaliser sur l’objectif. C’est quoi un alpiniste finalement ? Eh bien, une brute, rustique oui, mais équipée d’un cerveau !

LE RUSTIQUE N’EST PAS UN BOURRIN

« Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait » , déclare le pilote Henry Guillaumet à Antoine de Saint-Exupéry venu le chercher. Tout le monde connaît l’aventure de Guillaumet, dont l’avion postal s’écrase dans la cordillère des Andes. Durant l’hiver andin son avion s’abîme en pleine tourmente de neige au bord d’une lagune lointaine : la Laguna del Diamante. Sept jours après, le pilote est retrouvé vivant à soixante kilomètres de son avion. Le rescapé a crapahuté comme un forcené cinq jours dans le froid et la tempête : « Tu entamais chaque jour un peu plus l’échancrure de tes souliers, pour que tes pieds qui gelaient et gonflaient, y puissent tenir » , écrit Saint-Exupery dans Terre des hommes.

Monténégro, massif du Dormitor. Faire la trace, en baver, trouver un itinéraire de repli, tel est la loi du rustique en raid.

« Ce qui sauve, c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence… » raconte sobrement Guillaumet qui n’avait qu’une obsession : trouver un endroit visible pour que l’on retrouve son corps à la fonte des neiges. Sa femme pourrait ainsi bénéficier de l’assurance… Contrairem­ent à l’animal rustique qui est programmé pour endurer les pires conditions, l’homme, dénudé, peu performant n’a que son courage et sa volonté comme seul bagage.

Mais la rusticité appliquée à l’homme des montagnes, n’est pas seule qualité pour endurer ou survivre. Elle est surtout faite pour prendre un plaisir intense d’être là où nous nous trouvons au moment où nous nous y trouvons. Et fi de tout bois, que cela soit dans une face nord engagée ou au quatrième jour d’une traversée de l’île de Chypre, l’idée du rustique est de se sentir bien avec peu de chose, de prendre le temps de vivre, de penser, d’avancer sans être entravé par l’idée du confort à retrouver sous peine d’être au bout du rouleau.

 ??  ?? Cabane de bergers dans les montagnes géorgienne­s, région de Svanétie sous le sommet tutélaire de l’Ushba. On nous avait dit : «Ilyades cabanesdeb­ergersdans­cecoin,vouspourre­zy dormir!» Hôtel 5 étoiles assuré.
Cabane de bergers dans les montagnes géorgienne­s, région de Svanétie sous le sommet tutélaire de l’Ushba. On nous avait dit : «Ilyades cabanesdeb­ergersdans­cecoin,vouspourre­zy dormir!» Hôtel 5 étoiles assuré.
 ??  ?? Macédoine, massif de Kozuf. Repas de rois affamés, reconstitu­ant à souhait, assorti d’un petit remontant maison. Le rustique a souvent la digestion béton.
Macédoine, massif de Kozuf. Repas de rois affamés, reconstitu­ant à souhait, assorti d’un petit remontant maison. Le rustique a souvent la digestion béton.
 ??  ?? Raid Briançon-Turin : «Crotte,lerefugees­tfermé.Euh,ondiraitqu’iln’yapasderef­uged’hiver…Nosinfosse­raient-elleserron­ées?» À coeur vaillant rien d’impossible… Une terrasse presque sèche, une nuit claire, un réveil matinal (et j’ai mal) pour continuer la route rêvée, tracée dans nos têtes.
Raid Briançon-Turin : «Crotte,lerefugees­tfermé.Euh,ondiraitqu’iln’yapasderef­uged’hiver…Nosinfosse­raient-elleserron­ées?» À coeur vaillant rien d’impossible… Une terrasse presque sèche, une nuit claire, un réveil matinal (et j’ai mal) pour continuer la route rêvée, tracée dans nos têtes.
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 ??  ?? Raid Grenoble-Briancon. Un feu de cheminée dans une baraque ouverte gracieusem­ent aux randonneur­s ? Le rustique, assurément prend son pied !Retour de raid dans le massif des Khibiny, Russie, au nord du cercle Arctique. Personne ne vient vous chercher dans ces situations alors il faut attendre le bus, mais lequel ?
Raid Grenoble-Briancon. Un feu de cheminée dans une baraque ouverte gracieusem­ent aux randonneur­s ? Le rustique, assurément prend son pied !Retour de raid dans le massif des Khibiny, Russie, au nord du cercle Arctique. Personne ne vient vous chercher dans ces situations alors il faut attendre le bus, mais lequel ?
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