L’ÉTOFFE DES GÉANTS
Cet article puise son titre et une bonne part de sa substance dans le nouveau livre de Bernadette McDonald, journaliste canadienne : L’étoffe des géants. Le livre qu’on attendait en France sur les hommes d’exception de ce petit pays, la Slovénie, pépinièr
NEJC ZAPLOTNIK, FRANCEK KNEZ
Nous connaissons tous le nom de l’un des plus grands alpinistes contemporains, Andrej Stremfelj, himalayiste de longue date, révélé au public français en 1991 lorsque le Piolet d’Or lui fut attribué pour une ascension ébouriffante du Kangchenjunga (8 494 m) avec son ami Marko Prezelj. Mais avant lui, certains alpinistes de Slovénie avaient vraiment la classe et l’opiniâtreté d’un Messner ou d’un Bonington. Bernadette McDonald rythme son enquête avec les citations de l’un des meilleurs alpinistes slovènes des années 1970-1980, Nejc Zaplotnik. Son nom ne dit rien aux Français mais les Français ont des excuses : ce nom est universellement inconnu sauf en Slovénie où il fut un modèle pour deux générations au moins, comme Lionel Terray chez nous. Interrogé par Bernadette McDonald sur ses meilleurs souvenirs d’ascension, Andrej Stremfelj lui répond, après un temps de silence, qu’il doit diviser sa vie en deux parties pour bien répondre : avant et après la mort de Nejc (1983), son compagnon de cordée : « Il avait une énorme importance pour moi. C’était un moteur. » L’autobiographie de Nejc Zaplotnik, Pot, un livre mince, selon Bernadette McDonald, n’a jamais été traduite, ni en français, ni en anglais. Le mur de la Guerre froide existe toujours, et singulièrement dans la tête des Français. C’est un mur invisible, dématérialisé, un mur mental et d’autant plus
résistant à l’écoulement des années. Regardez les alpinistes français : leurs chimères, leurs héros, leurs récits de référence, parfois jusqu’au nom de leurs itinéraires, sortent souvent des médiathèques angloaméricaines. Même remarque à propos des journalistes, des auteurs et des historiens français. Nous sommes, et je ne m’excepte pas de ce nous, tragiquement borgnes. Grâce à Bernadette McDonald, déjà auteur d’une enquête sur l’alpinisme polonais ( Libres comme l’air : un titre plutôt mauvais à mon avis), l’historiographie de l’alpinisme s’oriente enfin vers l’Est, vers des hommes oubliés, ou ignorés, beaucoup plus méconnus que les Polonais. Un alpiniste comme Francek Knez, né en 1955, c’est la face nord de l’Eiger en solo dès 1982 : six heures seulement. La maîtrise d’un Jean-Marc Boivin, ou d’un Christophe Boivin dans une paroi encore non banalisée par les multiples solos de la décennie. Son habileté, sa sûreté dans les gestes et les déplacements, son flair, sa rapidité, Francek Knez les avait développés très jeune, sur les sentiers de la forêt, et sur les chantiers de son père, un artisan qui réparait les toits des clochers de la région de Celje, dans l’est slovène. Selon Bernadette McDonald, Francek Knez fut « un des premiers Slovènes à pratiquer un entraînement spécifique à l’escalade » : musculation, course à pied. Avant tout, un moral d’exception. Le dernier coup de reins en face sud du Lhotse, l’assaut décisif de vingt-quatre heures sous la menace des corniches et du brouillard, c’est Francek Knez qui l’a donné.
LES GRANDES EXPÉDITIONS : MAKALU, EVEREST, LHOTSE, DHAULAGIRI
Son compatriote de Ljubjana, Vicky Groselj, est de la même génération. Vingt-trois ans dans la face sud du Makalu (8 175 m) en 1975. Une expédition lourde, une paroi de 2 000 mètres, avec quatre kilomètres de cordes fixes, et des bouteilles d’oxygène toutes en panne le jour J (6 octobre 1975) pour les deux hommes du sommet : Stane Belak (Srauf), et Marjan Manfreda. Ici encore, d’illustres inconnus pour nous Français, obligés de passer par le livre d’une Canadienne qui vit à treize mille kilomètres de la Slovénie pour apprendre ce que les Slovènes réalisaient en Himalaya, ou dans les Alpes, sous nos yeux, sans qu’on s’en rendît compte. On ne voit que ce qu’on veut voir. On ne retient que ce que l’on nous répète. L’expédition yougoslave au Makalu est un exploit analogue à l’ascension de la face sud de l’Annapurna par les Anglais de Bonington (1970). Même période, mêmes moyens, même ampleur, des difficultés aussi soutenues, une altitude supérieure, mais aucun écho quasiment en Occident. En 1992, dans un ouvrage qui fit référence en raison de son auteur ( Deux siècles d’histoire de l’Alpinisme), Chris Bonington mentionne que des alpinistes yougoslaves réussirent la première ascension intégrale de l’arête ouest de l’Everest. Le nom de ces alpinistes yougoslaves n’est pas cité : il s’agit, entre autres, d’Andrej Stremfelj, de Viki Groselj, de Marjan Manfreda et de Nejc Zaplotnik. Au printemps 1981, les Yougoslaves assiègent, corde après corde, camp après camp, l’immense face sud du Lhotse où ils atteignent un point situé à 8 300 mètres, un record à l’époque. Seul nom de l’aventure cité par Bonington : Ales Kunaver, chef d’expédition, grand patron déjà au Makalu et à l’Everest. Une équipe de vingt-deux membres dont un médecin, un cuisinier, deux cinéastes et la fine fleur des expéditions antérieures. Soixante-cinq jours d’épreuves, et sur ce total, soixante-et-un jours de temps foireux. Ivan Kotnik : « Cette face, c’est un cauchemar. Le vent et les avalanches balayent tout […]. Jour après jour le Lhotse renverse nos tentes et recouvre nos traces. Seuls l’amour et la volonté de survivre nous maintiennent sur cette montagne […]. La face sud du Lhotse est monstrueuse. À son pied, debout sur le glacier, je suis vraiment effrayé. » Les retraites dans la tourmente étaient dantesques. Ales Kunaver : « La partie de la paroi que nous devons descendre n’était rien d’autre qu’une gigantesque cataracte de neige. La paroi était surplombante et nos cordes pendaient dans le vide sur cent mètres […]. Pendant les
JOUR APRÈS JOUR LE LHOTSE RENVERSE NOS TENTES ET RECOUVRE NOS TRACES
rappels, nous étions submergés par des tombereaux de neige. J’avais l’impression que j’allais être arraché des cordes. » Tout ce beau monde rentra au pays sain et sauf, même la cordée de pointe (Francek Knez, Vanja Matijevec). On la crut disparue à jamais après une percée désespérée jusqu’à la crête sommitale. Un champignon de neige s’effondrant sous ses pieds, Francek Knez tombe d’une dizaine de mètres, à plus de 8 000 mètres, et repart à la faveur d’une éclaircie dans le brouillard, vers les énormes corniches de la crête sommitale : 18 mai 1981. C’est l’un des plus grands exploits de l’himalayisme au XXe siècle, le chefd’oeuvre des Slovènes dans ce style d’expédition lourde. « Paroi conquise, pas le sommet » , résume Alex Kunaver dans un message au pays. Quelques mois plus tard, en octobre 1981, une cordée de trois alpinistes slovènes, Stane Belak (dit Srauf, vétéran du Makalu et de l’arête ouest de l’Everest, le meneur de cette expédition légère), Emil Tratnik et Vincent Bercic accomplissent l’ascension de la face sud du Dhaulagiri. Six jours d’ascension pour ces 3 000 mètres de paroi. Le vent soufflant à plus de cent kilomètres à l’heure, il leur fallut trois jours encore pour gagner le sommet par une arête mortellement longue et glaciale. Quatorze jours au total, deux semaines jusqu’au premier village, Kalipani. Un village de pingres : les Slovènes n’ont pas assez d’argent et repartent, épuisés, la faim au ventre, les pieds pourris de gelures, pour une semaine de marche où ils mendient. Chose extraordinaire, Srauf organisa encore trois expéditions sur le Dhaulagiri (1984, 1985, 1987) tant cette montagne le fascinait.
LA TRADITION ALPINE, LE CAMARADE TITO
La Slovénie, pays voisin de la Vénétie et du Frioul, ne se situe qu’à mille kilomètres de nos frontières. Un pays foncièrement alpin, et de tradition alpine, autant que la Suisse ou l’Autriche. Fondée en 1893, l’Association alpine de Slovénie regroupe aujourd’hui deux cent quatre-vingt-quatre clubs locaux et soixante mille membres, un chiffre considérable au regard de la population : deux millions d’habitants. Ce qu’il y a de plus surprenant encore, c’est le nombre de refuges : cent soixante-seize refuges, gérés par cette association. L’alpinisme en Slovénie est une organisation populaire avec des moyens, des soutiens, une foule de fidèles et de bonnes volontés. Au temps du communisme, du titisme précisément, les grandes expéditions en Himalaya, dites yougoslaves, n’auraient pas été possibles sans l’existence de cette structure, aussi organisée que le Club alpin austro-allemand. Chef
d’expédition légendaire, « fondateur de l’himalayisme yougoslave » selon la formule officielle, Ales Kunaver, né en 1935, avait une mère autrichienne de Vienne, musicienne, et un père slovène, géographe, spécialiste des reliefs karstiques. On rêve maintenant d’un grand livre qui embrasserait l’alpinisme russe depuis ses origines, et rétablirait enfin l’équilibre entre l’Est et l’Ouest dans une histoire globale de l’alpinisme. On aimerait en particulier un livre qui réanime les grandes heures de l’alpinisme soviétique, avec des récits inédits, ou jamais traduits, replacés dans le contexte socio-politique de l’époque comme l’a fait, sans insister, Bernadette McDonald pour l’alpinisme slovène. Les alpinistes ne sont que des hommes. Leur destin n’échappe pas à la politique et à l’histoire de leur pays. Il était difficile d’évoquer l’alpinisme slovène sans indiquer au passage les tribulations d’un pays naguère intégré dans feu la Yougoslavie, et feu le bloc communiste. La vie d’un alpiniste slovène né dans les années 1950, c’est aussi l’histoire d’un pays et d’une idéologie qui se décomposèrent simultanément après des décennies de mensonge, comme feu l’URSS. C’est une chose de mentir. C’est une autre chose de faire du mensonge un système. Au moment même où les Soviets votent l’abolition de la peine de mort et l’inscrivent dans la constitution, le Petit Père des Peuples, Joseph Staline, fait exécuter des centaines de milliers d’individus censés s’opposer à « la Constitution la plus démocratique du monde » , selon la formule répétée, et vivement applaudie dans les congrès du Parti. Seul un camarade aussi retors que Staline pouvait s’opposer au camarade Staline et survivre à son opposition. Aussi retors et aussi méthodique dans ses « liquidations », tel le camarade Josip Broz, dit Tito. Pour les massacres de mai 1945 aux frontières de l’Italie et de l’Autriche, Bernadette McDonald cite des chiffres largement dépassés depuis qu’on a découvert de nombreux charniers dans la région de Bleuburg où une forêt, la forêt de Tezno, cachait des puits d’ossements, profonds d’une trentaine de mètres.
LE MAÎTRE MOT ET LE MOT DE LEUR MAÎTRE
Nejc Zaplotnik est mort au Manaslu (1983), bien avant ces révélations qui glacent d’autant plus le sang qu’on a longtemps célébré en Occident le socialisme à visage humain du camarade Tito. À sa mort, en pleine pente, sous une chute de séracs qui lui laissa le temps de courir pendant quelques secondes, Nejc Zaplotnik avait trois sommets de 8 000 mètres à son actif, et par des voies nettement plus difficiles que les voies normales : le Makalu, le Gasherbrum (dit aussi, le Hidden Peak, 8 080 m), l’Everest. Un homme de trente-etun ans, marié, trois enfants. Au Gasherbrum, le jour du sommet, sans corde, son compagnon Andrej Stremfelj devant ou derrière lui, pas à pas, visage glacé par les coups de vent qui fouettaient la neige fumante, Nejc Zaplotnik reprenait son souffle tous les trois ou quatre mètres. Son esprit errait dans ces pauses de quelques secondes. Zaplotnik : « Il est six heures du matin chez moi, les enfants vont partir pour le jardin d’enfants. Mes pensées dérivent toujours vers chez moi quand je suis en montagne, mais quand je suis chez moi, ce sont les montagnes qui m’attirent. Le travail, les enfants, la montagne : c’est tout ce qu’il y a de plus grand dans ma vie. » Né le 15 avril 1952 à Rupa, un petit village de Slovénie, avec les Karavanke et les Alpes kamniques à l’horizon, enfant fragile, converti aux plaisirs de la montagne dès l’âge de neuf ans lors d’une ascension du Grintovec (2 558 m), le sommet le plus haut des Alpes kamniques, Nejc Zaplotnik travaillait et s’ennuyait dans une banque. Son goût pour la nature l’avait prédisposé à l’alpinisme. Zaplotnik : « Au début, l’alpinisme était très romantique. Je me sentais comme chez moi en montagne, je m’y sentais en sécurité, et c’était seulement là que je me sentais maître de mon destin. Dans la vallée […], je devais faire ce que les gens me demandaient et attendaient de moi, mais les montagnes étaient aussi illimitées que mes rêves. Ma seule limite était mon corps. » Zaplotnik avait vingt-neuf ans lorsqu’il écrivit et publia Pot, la voie. Canadienne anglophone, Bernadette McDonald parle une langue désormais universelle. Mais sans les explications de Tomas Humar, qu’elle a connu et fréquenté avant sa mort (2006), sans les cours et les secours d’une traductrice, Bernadette McDonald aurait probablement moins bien compris toutes les significations et toutes les résonances du mot « Pot » dans l’esprit d’un alpiniste slovène. Ce monosyllabe signifie la voie ou le chemin. Pour les alpinistes slovènes, c’est un mot suggestif, un maître mot et le mot de leur maître : Nejc Zaplotnik. Retenez bien ce nom ! On attend maintenant la traduction de cette autobiographie et tout le plaisir de rencontrer un homme.