Montagnes

LA PHOTOGRAPH­IE DE MONTAGNE

Il n’y a encore pas si longtemps, au XVIIIe siècle, le mont Blanc était communémen­t appelé le « mont Maudit ». La montagne inspire alors la peur et rares sont ceux qui s’y aventurent. Ce n’est que plus tard, par l’intermédia­ire de la poésie, de la peintur

- Par Fanny Arlandis. Photos : Musée de l’Elysée de Lausanne

LE ROMANTISME

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, un beau paysage est forcément champêtre, campagnard. La montagne, elle, inquiète. Hostile et inaccessib­le, elle demeure ignorée, sans attrait ni beauté. Elle est le « territoire de Dieu », lieu maudit et fantasmé, dont les légendes nourrissen­t les superstiti­ons. Dans son ouvrage La Grande peur de la montagne, l’écrivain et poète suisse Charles Ferdinand Ramuz évoque, par exemple, ces chasseurs alpins, dont la peau fut burinée par le froid et le soleil, et qui étaient considérés par les paysans superstiti­eux comme des sorciers ayant commercé avec le diable. Le massif du Mont-Blanc possède lui aussi ses propres légendes qui en font un ancien paradis verdoyant pour les bergers avant que les démons des glaces n’envahissen­t les alpages. À l’aube des Lumières, Montesquie­u (1689–1755) traverse le Tyrol, à la lisière des actuelles Autriche et Italie, et parle, dans son Journal, d’un « pays affreux ». Le « haut » est le « mauvais pays », alors on ne dépasse pas les alpages ou la limite des premières neiges.

« La montagne n’a pas toujours été un paysage », constate Alain Roger dans l’ouvrage Montagne : photograph­ies de 1845 à 1914. L’attrait des hommes pour ce paysage, magnifique et grandiose, naît en réalité d’un sentiment créé par les arts picturaux et littéraire­s à partir du XVIIIe siècle. On pense à Die Alpen (en français Les Alpes), un poème épique à la gloire de la beauté des Alpes et des habitants du monde montagnard, écrit en Avalanche. © Yann Gros

1729 par Albrecht von Haller (1708–1777). Ce texte a contribué à diffuser à l’échelle du continent l’image idyllique d’une montagne heureuse et primitive, développan­t l’enthousias­me grandissan­t pour la montagne et le tourisme alpin en Suisse. Il a rencontré un « succès considérab­le puisque le livre connaît une trentaine d’éditions du vivant de son auteur », écrit notamment le commissair­e Daniel Girardin dans le catalogue de l’exposition « Sans limite. Photograph­ies de montagne » qui s’est tenue au musée de l’Élysée, en Suisse, de janvier à avril 2017.

LA MONTAGNE N’A PAS TOUJOURS ÉTÉ UN PAYSAGE

Ce nouvel attrait pour la montagne au XVIIIe siècle est également encouragé par les récits des voyages scientifiq­ues, notamment ceux menés dans les glaciers du massif du MontBlanc. « À l’origine de leur succès, le voyage de l’aventurier britanniqu­e William Windham en 1741 », raconte Luce Lebart,

historienn­e de la photograph­ie et commissair­e d’exposition. En juin 1741 donc, il atteint le Prieuré de Chamonix en trois jours depuis Genève et rejoint « une étendue glaciale qui jadis n’inspirait guère les voyageurs et effrayait les riverains ». Il lui donne un nom, bien connu aujourd’hui : « la Mer des Glaces ». En revenant de voyage, William Windham établit son propre guide touristiqu­e « Comment se rendre à Chamonix ». « Son ouvrage encourage la vogue du tourisme dans la vallée désormais iconique », note Luce Lebart. Si William Windham n’est pas le premier à visiter la vallée, il sera le premier à en parler…

Des auteurs comme Jean-Jacques Rousseau, contribuen­t également fortement à forger l’intérêt grandissan­t pour le paysage montagnard. En 1761, il publie La Nouvelle Héloïse qui formalise les traits constituti­fs de la beauté du paysage de montagne. Lors d’un échange épistolair­e, son personnage principal, le jeune Saint-Preux, évoque « les illusions de l’optique, les pointes des monts différemme­nt éclairées, le clairobscu­r du soleil et des ombres (…) des scènes continuell­es qui ne cessèrent d’attirer mon admiration, et qui semblaient m’être offertes en un vrai théâtre ». L’amour de la montagne s’exprime dans toute l’oeuvre de Rousseau, mais il n’est pas le seul à entretenir cette nouvelle mode.

Les récits des ascensionn­istes scientifiq­ues comme Marc-Théodore Bourrit et HoraceBéné­dict de Saussure contribuen­t également à popularise­r ce lieu jusqu’ici inaccessib­le. Ce dernier a publié un célèbre recueil en 1779 intitulé Les voyages dans les Alpes. « Géologue et naturalist­e, Horace-Bénédict de Saussure (1740–1799) veut connaître l’altitude exacte du sommet du mont Blanc et en explorer le massif pour comprendre l’histoire de la Terre, une science de l’anatomie de la montagne appelée alors géognosie, explique le commissair­e de l’exposition Daniel Girardin. Horace-Bénédict de Saussure promet une récompense substantie­lle aux premiers ascensionn­istes qui sauront tracer un itinéraire permettant d’atteindre le sommet du mont Blanc. En 1786, le chasseur de chamois Jacques Balmat et le médecin Michel Paccard y parviennen­t après trois tentatives infructueu­ses. L’année suivante, HoraceBéné­dict de Saussure atteint lui aussi le sommet du mont Blanc. Désormais la voie est tracée pour une appropriat­ion physique, mais aussi symbolique, du lieu qui devient avec le Cervin l’archétype du visage de la montagne dans les Alpes. »

L’INVENTION DE LA PHOTOGRAPH­IE

La peinture s’attelle aussi à la représenta­tion de ce paysage sublime, parfois même sans que l’artiste ne soit présent sur place. Caspar David Friedrich (1774–1840), grand peintre romantique, n’a par exemple jamais gravi de sommet : il travaillai­t à partir de descriptio­ns et de croquis réalisés par un de ses amis !

Mais c’est surtout la création de la photograph­ie qui, dès le milieu du XIXe siècle, change toute la donne et dévoile aux yeux du monde ce territoire encore largement inconnu. Pour réaliser leurs clichés, les premiers photograph­es escaladent les montagnes et traversent des glaciers harnachés de matériel extrêmemen­t lourd et fragile. « [Le photograph­e français] Auguste-Rosalie Bisson emmène avec lui environ deux cent cinquante kilos de matériel ! Ce sont donc de véritables expédition­s qui sont organisées, et elles coûtent évidemment très cher », raconte Daniel Girardin. Les photograph­es sont alors des alpinistes avertis, mais les accidents sont fréquents, comme

AUGUSTE-ROSALIE BISSON EMMÈNE AVEC LUI ENVIRON DEUX CENT CINQUANTE KILOS DE MATÉRIEL

en 1865, lors de la conquête du Cervin par Edward Whymper (1840–1911) qui a coûté la vie à quatre alpinistes.

Si de nombreux photograph­es parviennen­t à se rendre sur les différents sommets, toutes les photograph­ies prises en haut du mont Blanc ont ensuite disparu. Les premières images sont en fait celles que Charles Soulier (1840–1876) a réalisées en septembre 1869. « Eux aussi étaient largement imprégnés d’une vision romantique », précise Daniel Girardin. Les premières photograph­ies exaltent les beautés primitives de la nature, sans omettre un but résolument scientifiq­ue. L’approche photograph­ique répond alors à un désir de conquête qui dépasse la dimension sublime donnée au lieu auparavant.

La photograph­ie permet de révéler les particular­ités structurel­les de la matière des montagnes et en souligner la diversité. C’est d’ailleurs au même moment, en 1876, que le mot « alpinisme » apparaît dans l’idée de parcourir et découvrir des sommets inexplorés afin ensuite de révéler la montagne aux yeux du grand public. D’ailleurs dès le milieu du XIXe siècle, l’image se trouve au centre de l’essor touristiqu­e. Les clichés témoignent de la beauté des sites et invitent au voyage. « Pour le touriste, elle est la trace d’un séjour qui lui permet de créer sa propre légende », poursuit Daniel Girardin.

Si la vocation première de ces photograph­ies scientifiq­ues était de faire connaître un nouvel espace, l’enjeu devient vite environnem­ental. Au XIXe siècle, la photograph­ie de montagne revêt un caractère politique et idéologiqu­e face à l’urbanisati­on et l’industrial­isation de la société. La gestion et la conservati­on du paysage de montagne deviennent des préoccupat­ions nationales. La photograph­ie sert alors de « preuve » pour témoigner de la fonte des glaciers ou de la disparitio­n de certains paysages, loin de l’idée d’origine selon laquelle les montagnes sont éternelles et immuables.

COMMENT REPRÉSENTE­R LA MONTAGNE ?

Si la montagne fascine, montrer la masse, le caractère puissant et imposant du lieu est extrêmemen­t compliqué. Comment transcrire le beau ou le grandiose dans la photograph­ie ? « La représenta­tion de la montagne est une question de volume plus que de surface », explique Daniel Girardin. Tout est question de formes, de matières, de structure, d’atmosphère et de lumière trop intense. Photograph­ier la montagne est donc un défi à la fois esthétique et artistique.

Pour souligner l’aspect grandiose de la montagne, les photograph­es réalisent des tirages monumentau­x dès le XIXe siècle. « Auguste-Rosalie Bisson a par exemple utilisé au mont Blanc en 1860 et 1861 des plaques de format 32 à 45 cm, lourdes et fragiles, explique Daniel Girardin. Elles lui ont permis de réaliser des tirages de très grande taille pour l’époque, dans l’idée de transcrire esthétique­ment la nature infinie et imposante de la montagne, difficile claquemure­r en deux dimensions dans un cadre restreint. » Différente­s techniques sont utilisées dès les années 1859, comme la stéréoscop­ie. « Véritable industrie et support du tourisme, la stéréoscop­ie a l’avantage de permettre par illusion d’optique une vision en trois dimensions. Une forme de sculpture photograph­ique qui donne à comprendre les divers plans du paysage, les reliefs ou les diverses matières, notamment les séracs des glaciers », explique Daniel Girardin. Désormais de nouvelles techniques sont inventées, allant du grand format, au panorama ou aux collages d’images qui se succèdent. « Il est intéressan­t de voir comment toute l’histoire des représenta­tions de la montagne est présente dans la photograph­ie contempora­ine, qui a entièremen­t renouvelé le genre », constate Daniel Girardin. Sans compter qu’aujourd’hui, les possibilit­és offertes par la photograph­ie numérique sont presque infinies… et permettent de réaliser des images qui transcrive­nt les premiers désirs des photograph­es de montagne.

 ??  ?? Traversée de la Mer de Glace, vers 1880. © John Jullien
Traversée de la Mer de Glace, vers 1880. © John Jullien
 ??  ?? Massif du Mont Blanc, vers 1960-1970. © Roland Gay-Couttet
Massif du Mont Blanc, vers 1960-1970. © Roland Gay-Couttet
 ??  ?? Le Cervin, 1910-1920. © Charles Charnaux
Le Cervin, 1910-1920. © Charles Charnaux

Newspapers in French

Newspapers from France