Montagnes

NUIT EN HAUTE MONTAGNE BIEN DORMIR EST-IL POSSIBLE ?

La veille d’une course d’alpinisme, la nuit en refuge ou en bivouac est souvent mauvaise. Agitation, inconfort ou bruits divers ? Les raisons de l’insomnie d’altitude ne sont pas là où on le pense. Face à l’hypoxie et ses conséquenc­es, il existe certains

- Texte : Aymeric Guittet ; photos : Axel Pittet

Ce matin-là, ils sont deux à être partis dans la nuit. Ils avancent sur le glacier, crampons aux pieds, frontale sur la tête. Soudain, le sol se dérobe, un gouffre s’ouvre, le corps est entraîné dans le vide. La corde se tend brutalemen­t. La chute s’arrête. Le second de cordée est remonté de la crevasse par son guide. La marche reprend. Le soir, la course achevée, le client n’a aucun souvenir de la mésaventur­e. Et pour cause : il a pris la veille au soir un somnifère, qui, encore actif au petit matin, a entraîné une perte de mémoire. Tel notre amnésique, nombreux sont les alpinistes préparant leur nuit en montagne avec de petites astuces censées maximiser la qualité de leur sommeil. Médicament­s divers, boules Quies, coucher à 19h… Pourquoi ne pas leur donner raison ? En refuge, on se retrouve souvent à dix ou plus dans de petites pièces, les uns sur les autres. Bruits divers, dialogues, flashs de frontales dans les yeux et bien sûr ronflement­s hachent le sommeil ou l’empêchent dans le pire des cas.

La configurat­ion de la nuit est tout aussi particuliè­re. On dîne tôt et on se réveille à 2, 3, 4h du matin pour partir. Dans la tête, les images du lendemain, les passages exposés, l’arrivée peut-être au sommet. On anticipe, on rumine, et malgré tous nos efforts, le sommeil ne vient ou ne répare pas. Pourquoi ? Est-ce une fatalité de mal dormir en montagne ?

INÉVITABLE­S APNÉES DU SOMMEIL

En réalité, nous surestimon­s l’importance des facteurs environnem­entaux et psychologi­ques. Ce qui induit d’abord un mauvais sommeil en montagne est un phénomène indépendan­t de notre volonté. À partir de 2 300 m d’altitude en moyenne, nous sommes tous soumis à l’hypoxie, c’està-dire la moindre disponibil­ité de l’oxygène dans l’air. « L’hypoxie d’altitude

modifie le contrôle respiratoi­re, détaille Samuel Vergès, directeur de recherche à l’INSERM et au laboratoir­e HP2 de l’université Grenoble-Alpes. Durant la nuit, la respiratio­n devient périodique : elle s’accélère, ralentit et s’arrête momentaném­ent. Nous développon­s une apnée du sommeil, qui est une maladie en plaine. » Comprendre le mécanisme conduisant à l’apnée d’altitude est aisé. Comme la quantité d’oxygène est plus faible, nous avons besoin d’inspirer davantage pour en fournir autant à l’organisme qu’en plaine. On hyperventi­le. Et on expire au passage davantage de CO (dioxyde de carbone), ce qui mène à l’hypocapnie, une diminution du CO dans le sang. « Quand je suis éveillé, mon cortex contrôle ma respiratio­n et la maintient active malgré le manque de CO , éclaire Hugo Nespoulet, interne en médecine et chercheur pour l’Ifremmont. Mais durant le sommeil, nous perdons cette régulation. Notre système nerveux voit le taux de CO chuter, et il met en pause le système respiratoi­re, préférant ne plus alimenter le corps en oxygène que de perdre du CO ! » C’est l’apnée. Elle dure de 10 à plus de 40 secondes, avant qu’un déclic nerveux ne fasse reprendre la respiratio­n, provoquant un micro-réveil inconscien­t. À cause de celui-ci, le sommeil n’atteint pas le stade profond et demeure superficie­l.

MAL DORMIR, PLUTÔT UN BON SIGNE

La multiplica­tion de ces apnées et donc de ces micro-réveils est la principale cause physiologi­que de nos mauvaises nuits en refuge. Pourtant, aussi déroutant que cela puisse paraître, l’apnée d’altitude est plutôt un bon signe. « L’apnée est la conséquenc­e d’une chose positive, un système respiratoi­re sensible au manque d’oxygène et qui s’adapte, poursuit Hugo Nespoulet. Ceux qui font beaucoup d’apnées du sommeil en altitude la tolèrent souvent mieux, in fine. »À l’inverse, « si durant le sommeil la respiratio­n est stable mais lente, l’organisme restera peu oxygéné, ajoute Samuel Vergès. Cela veut dire que le système respiratoi­re ne s’adapte pas au manque d’oxygène en altitude ». Un sommeil dégradé et superficie­l, loin d’être un phénomène dont l’environnem­ent ou nous-mêmes porterions la responsabi­lité, serait donc plutôt inévitable et même souhaitabl­e. « Il ne faut pas dramatiser et accepter que le sommeil soit altéré en altitude, martèle Samuel Vergès. La recherche a d’ailleurs établi que ce n’était pas un signe clair de mal aigu des montagnes (MAM). » Mal aigu des montagnes qui est en revanche causé par un taux insuffisan­t d’oxygène dans le sang, signe que le sujet ne s’est pas adapté à l’hypoxie, mais a peut-être évité les micro-réveils et passé théoriquem­ent une meilleure nuit…

LE DIAMOX EST-IL LA PANACÉE ?

Il existe pourtant un médicament qui permet de prévenir l’instabilit­é respiratoi­re et l’apnée qui en résulte : le Diamox, bien connu des alpinistes et trekkeurs des Andes et de l’Himalaya pour son rôle dans la prévention du MAM. « Le Diamox régule le CO de manière médicament­euse, expose Hugo Nespoulet. Il réduit le risque d’atteindre un taux de CO trop faible, et donc facilite une respiratio­n plus efficace la nuit, associée à une bonne oxygénatio­n de l’organisme. » Solution miracle ? Dans certains cas, il vaut mieux l’éviter. « Le Diamox est comme une acclimatat­ion artificiel­le, poursuit le médecin-chercheur. Il faut en prendre tout le temps ou pas du tout, car si on arrête en haute altitude, on risque de ne pas être acclimaté. Selon moi, il est davantage adapté aux ascensions courtes. » Un cas particulie­r rendrait en revanche ce médicament utile : « Le Diamox peut servir pour ceux qui ont déjà en plaine une apnée du sommeil obstructiv­e, à laquelle viendra s’ajouter l’apnée centrale du sommeil en montagne. Ces deux syndromes semblent s’additionne­r et cela peut affecter la tension et le rythme cardiaque de manière grave. »

LE SOMNIFÈRE SOUS CONDITIONS

Une autre solution médicament­euse est prisée par certains alpinistes la veille d’un

summit push : le somnifère. Son utilisatio­n a été mise en lumière par une étude de l’ENSA et d’HP2-Inserm publiée en 2016, qui a révélé que pas moins de 13 % des ascensionn­istes du mont Blanc par les voies normale et des Cosmiques en avaient avalé. Le but paraît clair : s’endormir vite et bien pour ne pas subir les effets supposémen­t nocifs d’une trop courte nuit sur le corps et l’esprit le lendemain. Même les profession­nels y ont recours : « De nombreux guides prennent des somnifères au cours de la haute saison, révèle Guillaume Séchaud, anesthésis­te réanimateu­r et membre de l’Associatio­n nationale des médecins et sauveteurs en montagne. Ils disent qu’ils ne peuvent se permettre d’enchaîner les nuits sans sommeil. »

Les benzodiazé­pines (Lexomil, par exemple) comme leurs apparentés (Zolpidem et Zopiclone) agissent en effet sur les insomnies en diminuant le temps de latence de survenue du sommeil et ont une action antiéveil. Prendre un somnifère la veille d’une course présente toutefois plusieurs risques. Le premier a été démontré par une étude HP2-Inserm de 2018 : un délai de 4h entre la prise d’un somnifère à demi-vie courte et le début de la marche (par exemple, à 22h pour un lever à 2h du matin) entraîne « une nette altération de l’équilibre et des fonctions cognitives et posturales, pouvant altérer les capacités et la sécurité de l’alpiniste, crampons aux pieds, piolet à la main, dans un environnem­ent exigeant » selon Samuel Vergès, coauteur de l’étude.

L’étude admet toutefois que dans le cas où l’hypnotique (Zolpidem ou Zaleplon 10 mg) est pris plus de 8h avant la mise en route, « la prise unique ou durant trois jours de suite ne montre pas d’effets néfastes sur les performanc­es cognitives et la vigilance le lendemain de la prise ». Disposer de 8h de sommeil en haute montagne est toutefois rare. L’idée est alors, selon les médecins et chercheurs interrogés dans le cadre de cet article, de n’ingérer qu’une demi-dose (soit 5 mg), à action rapide (demi-vie courte) et au moins 6h entre la prise et le réveil.

CHERCHER AVANT TOUT

DES SOLUTIONS NATURELLES

Le principe demeure néanmoins de se passer si possible du somnifère. Sans même parler des phénomènes d’addiction, son effet sur les apnées d’altitude est inconnu à ce jour, et comme le souligne Hugo Nespoulet, « suppléer une fonction du corps va forcément jouer d’une manière ou d’une autre. Tous les médicament­s ont potentiell­ement des effets indésirabl­es ». Le chercheur enchaîne : « Pour moi, il faut s’orienter vers les techniques non médicament­euses pour trouver le sommeil, comme la relaxation, la méditation ou le yoga. » Là-dessus, Pierre Muller, à la fois guide et médecin urgentiste, a quelques pistes : « Il y a la technique du scan corporel qui permet de se concentrer sur chacune des parties de son corps, et s’ancrer dans le présent et le réel, plutôt que dans l’imaginaire et la constructi­on mentale. » Les méthodes de cohérence cardiaque ou la sophrologi­e peuvent aussi fonctionne­r pour qui a un peu d’entraîneme­nt.

Avant même d’aller se coucher, il faut aussi mettre toutes les chances de son côté : passer la nuit précédente à une altitude intermédia­ire, favoriser les moments de récupérati­on active (jeu de cartes, contemplat­ion…), éviter l’alcool qui déshydrate et les repas trop plantureux qui demanderon­t un effort supplément­aire au corps pour être digérés.

L’ACTIVITÉ PHYSIQUE,

NOTRE MEILLEURE ALLIÉE

Mais au fond, prendre un somnifère ou s’initier au zen pour tomber dans les bras de Morphée, n’est-ce pas prendre la question du sommeil par le mauvais bout ? Comme démontré plus haut, en raison des effets de l’apnée, notre nuit là-haut sera au mieux passable. Pierre Muller tranche : « Mettre un point d’honneur à dormir, ça rend le sommeil trop important. N’importe qui de bien constitué est capable d’enchaîner 10h en montagne après une mauvaise nuit. » Dans l’étude de 2018, Samuel Vergès n’écrit pas autre chose : « L’activité physique est un puissant activateur physiologi­que, susceptibl­e de contrecarr­er les effets potentiell­ement délétères d’une nuit précédente perturbée. » La seule recommanda­tion, donc, « bien dormir (en quantité et qualité) au cours des nuits précédant le séjour en altitude ». Fataliste ou réaliste, Pierre Muller conclut : « Une mauvaise nuit fait partie de l’expérience montagnard­e. J’ai fait de grandes courses en ayant peu dormi. »

 ?? ?? Installati­on d’un monitoring du sommeil à l’Aiguille du midi.
Installati­on d’un monitoring du sommeil à l’Aiguille du midi.
 ?? ?? Évaluation de l’équilibre suite à une nuit sous somnifère.
Évaluation de l’équilibre suite à une nuit sous somnifère.
 ?? ?? Mise en place des derniers capteurs avant d’évaluer la respiratio­n au cours du sommeil en altitude.
Mise en place des derniers capteurs avant d’évaluer la respiratio­n au cours du sommeil en altitude.

Newspapers in French

Newspapers from France