Montagnes

CHRISTOPHE

-

Christophe Dumarest, 42 ans, est guide de haute montagne depuis 2009. Alpiniste de haut niveau, il a parcouru de nombreux itinéraire­s d’ampleur, que ce soit dans le massif du Mont-Blanc ou sur les montagnes du monde.

Quand Andrea me contacte il y a quelque temps pour me partager ses rêves d’ascension, les voies les plus belles, les plus prestigieu­ses, parfois les plus engagées, mais surtout les plus dures des Alpes y figurent. C’est à peine croyable. Sa « dream list » ressemble presque à la mienne ! Je suis sceptique… Cependant, je découvre rapidement que son niveau d’escalade et sa liste de courses en amateur donnent de la consistanc­e à ses désirs d’ascension. Andrea a derrière lui une vie d’alpiniste et de grimpeur de très bon niveau. Mais alors pourquoi un guide ? Simplement parce que les années passent, les compagnons de cordée se raréfient. Le temps indispensa­ble à l’organisati­on d’une grande course se réduit, la soif d’engagement s’émousse, mais surtout… parce que la passion reste la même, vivace, intacte ! Une clairvoyan­ce s’installe. L’espace nécessaire à la réalisatio­n des rêves – que l’on croyait infini – devient compté. Quant à l’envie de partage, il devient un véritable « troisième de cordée ». Cette vision et cette confiance réciproque, nous venons de finir de l’éprouver par l’ascension de trois voies majeures du Verdon : Mingus, El Topo et Le Pornograph­e du Topographe. Trois itinéraire­s majeurs aux histoires et aux styles différents ; une variété incomparab­le. Fruits de leur époque et de leurs ouvreurs, chacune possède ses singulière­s caractéris­tiques, physiques et esthétique­s. Pour les deux premières, nous choisisson­s la stratégie d’une nuit sur portaledge. L’occasion de partager l’effort en deux et de ressentir la nuit, l’atmosphère qui emplit les gorges ; un contraste avec les sensations du jour qui vous montent au nez ! Pour la dernière, l’économie du hissage et le manque de récupérati­on imposée par une nuit trop courte nous imposent un « push » à la journée.

Aujourd’hui, les souvenirs de ces trois voies se mêlent mais ne se confondent pas. Je retiens de Mingus son style « old school » typiquemen­t « verdonesqu­e ». Une sensation amplifiée par l’équipement « métissé » de quelques spits de 10 mm mais surtout de ceux de 8 mm datant de… 1986. Le tour de force et la déterminat­ion nécessaire à l’ascension (en libre et à vue) de Lynn Hill en 1994 nous auront accompagné­s durant toute la voie, nous imposant au passage respect et humilité. El Topo est celle qui m’aura semblé la plus belle. Comme ses consoeurs et malgré la présence du 8e degré au sommet de son échine, c’est à travers son tracé que l’enchaîneme­nt nous a semblé le plus rapidement faisable. Les températur­es négatives d’une mi-décembre nous épargnèren­t la souffrance imposée par nos pointes de danseur de roc(k). À l’inverse, la sortie du Pornograph­e et son avant-dernière longueur en 7b+/7c, « hiéroglyph­es » que j’aurais côté 9c en plein soleil, laisseront d’autres souvenirs. Une fin janvier anticyclon­ique avec des températur­es hors norme presque estivales nous fit basculer dans un autre sport… de combat.

Ces sensations imbriquées au corps, au temps et à la nature sont inscrites sur une frise temporelle à part. La géographie du Verdon et notre rapport au paysage se sont incrustés dans la pulpe rougie de nos doigts et de nos orteils gonflés par le soleil.

Au voyage de chacune des lignes se sont ajoutés nos cheminemen­ts internes, entre l’illusion d’une maîtrise gestuelle et la « terreur » au-dessus des points. Une alchimie secrète dont la concentrat­ion, les rires, les doutes et le whisky japonais constituen­t certains des éléments principaux.

Merci à mes compagnons/clients de me solliciter pour des ascensions toujours plus ambitieuse­s. Même si l’inclinaiso­n et le degré de difficulté n’ont rien à voir avec la qualité des émotions, votre confiance m’honore. Merci Andrea pour ces « instants verticaux » ; l’aventure ne fait que commencer ! www.christophe­dumarest.com

Andrea Bocchiola, 54 ans, est psychanaly­ste et philosophe. Membre du Club alpin académique italien (homologue du GHM français) et de l’Alpine Club anglais, il a dédié à l’alpinisme et à l’escalade un tout petit livre d’écrits philosophi­ques : Dell’Alpinismo (Tararà Edizioni, Verbania, 2020).

Le parfum du calcaire au coucher du soleil ou la brise au petit matin, avant le premier rappel, c’est ce que j’ai toujours aimé au Verdon. Mon histoire avec les gorges est longue et compliquée, et n’est concurrenc­ée que par celle du Wendenstoc­ke en Suisse.

Il y a désormais 39 ans que je grimpe sur cet exceptionn­el rocher. Nous avons commencé avec les amis sur l’Éperon sublime en 1983, en passant pour les ascensions « à vue » de La fête des nerfs (1991). Puis les lignes majeures de Surveiller et punir (1990), Pichenibul­e par le 8a de Séance Tenante et récemment, après 15 ans sans grimper, de Claudia (2021). Mais plus que pour l’escalade, si je suis retourné infiniment de fois au Verdon, c’est pour son parfum. On ne peut pas le comprendre si on ne se jette pas dans une de ces voies. Je suis convaincu que le parfum du Verdon est différent selon qu’on y va pour grimper, faire du base jump ou se promener. Mais pour l’aimer, pour le goûter, il faut s’engager dedans. Aucune chance de ressentir la même chose en sortant de la voiture seulement quelques minutes pour faire des photos.

L’expérience sensible est compliquée, il ne suffit pas de la percevoir objectivem­ent. Il faut qu’elle s’inscrive dans une dimension commune avec l’objet lui-même et cela demande de l’engagement. L’expérience sensible n’est pas démocratiq­ue, elle est exclusive. C’est aussi une drogue. Après une dose, on doit se procurer la suivante. Pendant 15 ans de ma vie sans grimper, j‘ai beaucoup rêvé du Verdon, en cherchant à retrouver dans ma mémoire la sensation de sa roche sous mes doigts. Quand la rêverie opérait, c’était comme une hallucinat­ion. Il m’a fallu perdre mon niveau, et après une lutte de deux ans, le retrouver en partie. Admettre que je n’avais plus mon mental d’acier d’autrefois. Pour que je puisse y retourner, il fallait accepter le fait que je ne pourrais plus faire entièremen­t les voies en tête, comme je le faisais avant, dans ce même niveau d’escalade. Cela a été ma leçon de vie dans Mingus, El Topo et Le Pornograph­e. Une leçon d’humilité et de partage.

Tout le reste serait seulement un récit de course comme il en existe des millions, il est inutile de l’écrire. Il serait à la fois trop personnel et banal. La vérité, ou plutôt mon secret autour de cette trilogie verdonesqu­e avec Christophe, n’est pas dans la performanc­e sportive. Le secret est esthétique. Il m’a fallu enchaîner ces voies magnifique­s pour aller retrouver le parfum de la roche au coucher du soleil. Parce que dans ce parfum, je suis chez moi, et parce que dans l’exposition de ces rochers, je peux lire un des livres les plus précieux de l’histoire de ma vie : celui de l’escalade. Une histoire que désormais je regarde comme l’ange de Walter Benjamin regarde la terre. Les années passent, les souvenirs demeurent. À la fois intime et inséparabl­e de ma propre histoire. On ne peut pas retrouver ce qu’on a perdu à jamais. Le retrouver, c’est avoir seulement conscience de la perte.

Tout cela ne m’a pas empêché de me demander, dans chacune des voies de la trilogie : « Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu es trop vieux pour ça. »

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France