LES SPIRITUELS

Ouvrons le bal avec deux maîtres : Bernard Moitessier et Walter Bonatti. Moitessier s’élance en 1968 dans le Golden Globe Challenge, tour du monde en solitaire sans escale, sans communication, au sextant uniquement, sur son fidèle Joshua. En approchant du cap Leeuwin, il écrit : « Dieu que je suis bien ici, pas pressé de rentrer. » Il passe le cap Horn, commence à remonter vers le nord, il est attendu en grand vainqueur. Il décide pourtant de se reposer et de continuer vers le Pacifique alors qu’il a déjà effectué un tour complet du monde. Dans la baie du Cap, il ne veut plus rentrer, il renonce aux lauriers, à la vie confortable. « Je porte plainte contre le monde moderne, c’est lui le monstre, il détruit notre Terre, il piétine l’âme des hommes », écrit-il la veille de sa décision. C’est au lance-pierre qu’il expédie un message au pétrolier britannique qui a jeté l’ancre non loin de lui : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être, aussi, pour sauver mon âme. » Pour Bonatti aussi, la montagne s’est toujours définie comme un exercice spirituel, intime. Elle a toujours satisfait le besoin que chaque homme a de s’éprouver et de se connaître. Son alpinisme est imagination, soif d’idéal et connaissance intime. En 1955, après avoir gravi en solitaire le pilier sud-ouest du Dru, le grand alpiniste italien confie : « Je sais que j’ai franchi la barrière qui me séparait de mon âme. » En 1965, il signe un ultime exploit : le premier solo hivernal sur la face nord du Cervin. « Cette voie nouvelle a été conçue comme un acte d’amour pour mes montagnes. » Il achève là sa carrière : « Je quitte un alpinisme fatigué, désormais vidé de sa substance par la médiocrité, l’envie et l’incompréhension. »

Bonatti et Moitessier, fidèles à leurs incursions dans leurs mondes intimes où le silence découpe les âmes, les laisse à vif, seules face à elles-mêmes, ont tous deux poursuivi leurs chemins, conscients d’avoir laissé une marque spirituelle dans l’Histoire.

La longue route, Bernard Moitessier, Arthaud.

Montagnes d’une vie, Walter Bonatti, Guérin.