MONTRE HEROES

Au nom des femmes

La condition féminine poursuit sa mue, sa montre aussi. De Marie-antoinette aux influenceu­ses d’aujourd’hui en passant par l’immense Coco Chanel, l’horlogerie tente de réinventer un produit qui, finalement, s’impose de lui-même depuis deux siècles.

- Texte Olivier Müller

BUSINESS

I« l ne viendrait à l’esprit d’aucun constructe­ur automobile de dire qu’il vend des voitures pour hommes, et d’autres pour femmes ». Julien Tornare, le patron de Zenith, a le sens de la formule. D’un côté, l’homme affirme que « l’horlogerie qui catégorise est tournée vers le passé ». Julien Tornare n’exclut d’ailleurs pas de supprimer toute référence à une « montre homme » ou « montre femme » dans la prochaine version du site Internet de la marque. De l’autre, Zenith, avec son initiative “Dreamhers”, se porte à la pointe du combat pour une belle horlogerie... 100 % féminine. Alors, grand écart ? En réalité, si le discours patine, c’est que la montre pour femmes reste un objet mystérieux. Historique­ment, elle est pourtant pionnière - et bien antérieure à la montre masculine. Chaumet possède des exemplaire­s de montres datées de 1811, réalisées par Nitot (mouvements Breguet), ayant appartenu à Augusta-amélie de Bavière, épouse d’eugène de Beauharnai­s. C’est une double rareté : non seulement c’est une montre pour femmes mais, de surcroît, elle se porte au poignet, alors que la “montre-bracelet” ne se généralise­ra qu’un siècle plus tard. Même si, historique­ment, Breguet gagne l’antériorit­é : l’horloger réalise pour la Reine MarieAntoi­nette la montre perpétuell­e à répétition et quantième n° 2 10/82 qu’il livre dès 1782 – une montre de poche. Mais, surtout, Breguet réalise pour la plus jeune soeur de Napoléon - Caroline Murat, épouse de Joachim Murat, roi de Naples de 1808 à 1815 - une montre passée à la postérité sous le nom de Reine de Naples. « Commandée en 1810, payée en 1811 et livrée en 1812, cette pièce était révolution­naire : une montre à répétition très plate, de forme oblongue, dotée d’un thermomètr­e et montée sur un bracelet tressé de fils d’or », explique-t-on chez Breguet. En ce sens, la “Reine de Naples”, qui est toujours au catalogue de la maison Breguet, est probableme­nt « la première montre conçue spécialeme­nt pour être portée au poignet ». Une montre féminine, donc. L’histoire est ainsi capricieus­e. La “montre pour femme” existe depuis 250 ans, bien avant son pendant masculin. Elle se porte déjà au poignet. Elle est signée des plus grands noms de l’horlogerie. Avant de disparaîtr­e, ou presque, des écrans

Historique­ment, la montre-bracelet féminine est pourtant pionnière - et bien antérieure à la montre masculine.

radar, pendant près de deux siècles. Pourquoi ? Déjà, à cause du prix de ces bijoux du XVIIIE siècle. Que reines et vicereines en soient les commandita­ires n’est pas un hasard. La montre mécanique était un véritable luxe, dans les deux sens du terme : hors de prix et totalement inutile dans un univers alors rythmé par la cloche des églises. Deuxième raison : la montre n’était pas, pour les femmes, un symbole de pouvoir ni de distinctio­n, à l’inverse d’un diadème ou d’une parure, accessoire­s alors indispensa­bles pour marquer son rang. Troisième raison : la montre (de poche puis de poignet) s’est progressiv­ement dotée de complicati­ons très techniques qui ont plutôt recueilli les faveurs des hommes. Les choses ont-elles vraiment changé ? Fondamenta­lement, non. « Les complicati­ons amusent les hommes, effraient les femmes », dit l’adage. Pour vendre des montres aux femmes, les marques ont donc dû revoir leur copie - et, de prime abord, de manière plutôt maladroite. Car les premières montres pour femmes sont d’abord des montres pour hommes en modèle réduit, vaguement serties et habillées d’or et de nacre. La montre femme vit dans l’ombre de la montre homme, dèle re et d’une société patriarcal­e ssurée par Simone de Beauvoir ( Le Deuxième Sexe, 1949), fracturée vingt ans plus tard par mai 1968. Meilleur exemple contempora­in : Panerai. Une marque militaire, d’origine italienne, virile, conçue pour les nageurs de combat et aujourd’hui portée par Mike Horn. Dif cile de faire marque moins féminine d’autant qu’angelo Bonati, qui l’a dirigée pendant près de 20 ans, avait toujours pour éternelle erté... de ne faire aucune montre pour femmes. Et pourtant. Les femmes, ayant (souvent) l’esprit de contradict­ion, l’ont pris au mot. C’est en effet en Italie, au tournant des années 1990 et 2000, que certaines femmes ont commencé à porter des montres sportives d’hommes, des Rolex Submariner mais aussi d’imposantes Breitling et des Panerai Luminor. Non par volonté de pouvoir mais par goût esthétique. Pour l’amour du style, tout simplement. « J’ai commencé à m’intéresser aux montres en portant de grosses Panerai il y a une vingtaine d’années, glisse une businesswo­man parisienne. parisienne Je suis désormais passée aux Rolex, principale­ment des Daytona. Des montres d’hommes que j’adore porter. »

Pas nouvelle, cette tendance qui a essaimé worldwide et a bousculé les traditions. Il a ainsi fallu attendre l’arrivée de Jean-marc Pontroué en avril 2018 pour que la donne change chez Panerai. Ancien CEO de Roger Dubuis, l’homme est habitué à casser les codes. « J’ai compris que le siège italien de la marque pouvait être un atout. C’est notre berceau horloger mais c’est aussi le coeur de la mode, de l’élégance. Panerai pouvait utiliser ce capital sans renier ses origines », explique-t-il. Pour ne pas froisser ses chatouille­ux collection­neurs, l’homme s’appuie d’abord sur un diamètre existant, le 38 mm. Progressiv­ement, il l’offre en or rouge, l’habille de nacre - « mais pas de quartz ni de diamant ». Une ligne de crête étroite, mais qui fonctionne. Jean-marc Pontroué passe alors la seconde. « L’essentiel de nos boutiques est dans les grands centres commerciau­x, fréquentés des femmes. J’y ai théâtralis­é alors nos montres féminines, en parallèle d’un partenaria­t avec Prada ou Net-a-porter ». L’approche porte ses fruits : la montre féminine représente aujourd’hui 20 % du chiffre de Panerai, pour un prix

moyen de 10 000 euros. Une trajectoir­e comparable à celle de Richard Mille, marque initialeme­nt masculine, ultratechn­ique et premium, qui a réussi sa mue et fait aujourd’hui plus de 30 % de son chiffre avec des pièces féminines. Des exceptions qui con rment la règle ? Probableme­nt. « Car il y a une évidence que l’on oublie toujours en la matière : la montre pour femmes, c’est le métier de certaines marques, et pas d’autres », rappelle Laurent Picciotto, président fondateur de Chronopass­ion. « Si

Chanel, Dior, Chopard ou Van Cleef & Arpels y fonctionne­nt parfaiteme­nt, c’est parce que ce sont, au départ, des marques féminines. Et si Jaeger-lecoultre ou Audemars Piguet ont plus de dif cultés, c’est parce que ce n’est pas leur clientèle première. » À chacun son métier, et sans transfuge possible ? Une tendance actuelle tente pourtant de faire tomber les barrières. Elle n’est pas simplement horlogère, mais sociétale : le gender uid. « La montre de genre n’existe pas, c’est effectivem­ent une catégorie mentale que l’on s’impose », explique Fiona Kruger, l’une des rares femmes designers de l’horlogerie.

« Il y a évidemment une différence homme/femme en termes de morphologi­e, de silhouette, de corpulence, et c’est la raison pour laquelle la mode homme et la mode femme sont différente­s. Mais un poignet, c’est un poignet, sans différence fondamenta­le. » Aurélie Picaud, également rare femme CEO d’une maison horlogère et joaillière, Fabergé (une centaine de montres par an), con rme le paradoxe : « On ne se demande jamais ce qu’est une montre pour hommes. Pourquoi autant de questions autour de la montre pour femmes ? »

Car au nal, au-delà des élucubrati­ons marketing, c’est bien le marché qui dicte sa loi. Et le constat est parfois très simple. « Les femmes recherchen­t une montre qui peut être portée au quotidien, sans entretien trop complexe. Confortabl­e, étanche, avec un primat net accordé à l’esthétique », explique Arthur Doux, de Doux Joaillier, présent en Avignon, à Saint-tropez, Nîmes ou encore Courchevel. « Par exemple, le quartz et le bracelet acier ne sont pas des demandes explicites, mais des conséquenc­es d’une demande de confort, de simplicité. La femme qui entre en boutique recherche un produit qui lui convient, contrairem­ent à un homme qui peut aussi rechercher une image, une technique particuliè­re, une spéci cité de mouvement, une complicati­on bien précise ». Même son de cloche chez Frojo, entre Marseille, Saint-tropez et Val d’isère : « Rolex concentre la plupart des demandes, grâce à un cahier des charges parfaiteme­nt maîtrisé en termes d’élégance, étanchéité et de abilité. Tudor et Breitling s’en approchent aujourd’hui, avec certaines Black Bay et Chronomat qui constituen­t de très bonnes portes d’entrée dans l’univers mécanique ». Une réalité très simple qui dépasse des analyses échevelées et souvent vaines : la femme achète simplement la montre qui lui plaît. Et quel est le portrait type d’une montre féminine, en 2022 ? « L’effet bijou est important », répond Maxime Herbelin. L’homme est directeur marketing associé de la maison du même nom, l’une des dernières à être 100 % indépendan­te, française et familiale et à détenir « 50 % de parts de marché dans la montre féminine entre 500 et 1 000 euros ». Pour lui, « nacre, bracelet double tour et interchang­eabilité sont devenus incontourn­ables. Il faut également proposer des modèles dédiés, conçus pour les femmes : à partir d’un certain niveau de prix, il n’est pas

accepté de proposer une simple déclinaiso­n réduite d’un modèle masculin. La cliente veut un modèle pour elle, et pour elle seule ». Reste toutefois un élément commun aux deux sexes : le pouvoir d’attraction si particulie­r de certaines maisons. Rolex reste indétrônab­le. « Certaines clientes entrent en boutique pour demander une Rolex, n’importe laquelle, sourit Arthur Doux. Même chose chez Cartier : le rituel de la boîte rouge, même pour un petit bijou, compte toujours beaucoup ». Et Rolex disqualifi­e au passage le mythe de la montre mécanique pour hommes, à quartz pour femmes : Rolex ne fait plus de quartz ! Même constat pour les complicati­ons : lorsque la marque indépendan­te MB&F a dévoilé son tourbillon volant “Flying T”, sa première montre pour femme développée au bout de 15 ans, les 40 pièces sont parties en quelques jours, à un prix moyen de 100 000 euros. « Un souvenir fou, se souvient Max Büsser, patron fondateur de l’enseigne. C’est 20 % de notre production annuelle, c’est une pièce technique, esthétique­ment très audacieuse, sur laquelle nous n’avions que des doutes. Et pourtant... » L’horlogerie féminine continue donc de surprendre. Certaines marques s’en amusent. Chanel, par exemple : féminine jusqu’au bout des ongles, la maison a dévoilé en 2015 la Boy.friend, une pièce aux contours inspirés de la place Vendôme, voulue pour elle et pour lui - gender fluid avant l’heure. Autre exemple : F.P. Journe, horloger indépendan­t et star des enchères que s’arrachent les collection­neurs de (très) belles montres mécaniques. La manufactur­e a choisi de créer sa première montre féminine 15 ans après son lancement, et c’est une montre... électroméc­anique ! Le meilleur du quartz et de l’horlogerie traditionn­elle, pour 10 ans de réserve de marche. Et deux ans plus tard, cette création 100 % féminine sera déclinée pour hommes - un cas unique de montre femmes adaptée aux hommes, et non l’inverse. La montre féminine poursuit gentiment sa route : ignorée à son enfance, déclinée de l’homme à son adolescenc­e, dotée de son propre ADN à l’âge adulte. Mais l’avenir se profile déjà, la montre unisexe occupe tous les esprits, prenant le meilleur des deux mondes : diamètre modéré, complicati­ons utiles, portable au quotidien, bracelets interchang­eables. La barrière dynamitée par F.P. Journe - adapter une montre femmes pour hommes - marque un tournant. À condition de ne pas oublier que Coco Chanel ne se privait déjà pas de s’approprier des montres d’hommes dès 1932. C’était il y a 90 ans.

La “Reine de Naples” est probableme­nt la première montre conçue spécialeme­nt pour être portée au poignet.

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 ?? ?? Boy.friend de Chanel.
Boy.friend de Chanel.
 ?? ?? Longines Dolce Vita, esprit Art Déco.
Longines Dolce Vita, esprit Art Déco.
 ?? ?? Defy Skyline de Zenith, dernière création de la manufactur­e du Locle.
Defy Skyline de Zenith, dernière création de la manufactur­e du Locle.
 ?? ?? Omega Constellat­ion Co-axial Master Chronomete­r Petite Seconde 34 mm
Omega Constellat­ion Co-axial Master Chronomete­r Petite Seconde 34 mm
 ?? ?? La skieuse Lindsey Vonn porte une Rolex Oyster Perpetual Submariner Date.
La skieuse Lindsey Vonn porte une Rolex Oyster Perpetual Submariner Date.
 ?? ?? Tudor Black Bay Navy Blue Fi  yEight, 39 mm
Tudor Black Bay Navy Blue Fi yEight, 39 mm
 ?? ?? Blancpain Lady Bird Colors, haute en couleurs et en diamants.
Blancpain Lady Bird Colors, haute en couleurs et en diamants.
 ?? ?? AAM MB&F reius LM Flying-t ant. Apis Malachite, idunt rare complicati­on ma solent, horlogère eate 100 % con indépendan­te rercium ad et quiaspel féminine. ipsa
AAM MB&F reius LM Flying-t ant. Apis Malachite, idunt rare complicati­on ma solent, horlogère eate 100 % con indépendan­te rercium ad et quiaspel féminine. ipsa
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100 % féminine.
I.N.O. X. V de Victorinox, la tool watch 100 % féminine.
 ?? ?? Seiko Presage SPB233, l’épure à la japonaise.
Seiko Presage SPB233, l’épure à la japonaise.
 ?? ?? Michel Herbelin Antares : l’un des bestseller­s de la maison, avec son célèbre bracelet double-tour.
Michel Herbelin Antares : l’un des bestseller­s de la maison, avec son célèbre bracelet double-tour.
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AAM Twenty~4 reius ant. Automatiqu­e, Apis idunt l’icône ma féminine solent, signée eate Patek con Philippe. rercium ad quiaspel ipsa

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