La gestion des épaves
En soixante ans, la flottille française des bateaux de plaisance a crû de façon continue, au point de tutoyer aujourd’hui le million d’unités. Vu leur ancienneté, un certain nombre d’entre elles sont désormais hors d’usage. Leader mondial de la construction nautique, la France est aussi le premier pays au monde à se doter d’une filière pérenne de déconstruction des unités en fin de vie et, surtout, à la financer...
Àun moment ou à un autre, les propriétaires de bateaux (et de voitures) sont confrontés au problème d’une unité ayant atteint sa fin de vie (le terme administratif pour la nommer est BPHU, bateau de plaisance hors d’usage). Devenu trop vieux, inadapté à la situation, invendable ou irréparable, il passe alors au stade de déchet qu’il faut traiter comme tel. Mais, jusqu’à présent, la logistique de l’opération de déconstruction était entièrement à la charge du dernier propriétaire et le prix de sa vertu environnementale n’était pas anodin ! Le coût d’une déconstruction moyen d’un BPHU d’environ 7 mètres et dont la valeur vénale est nulle, dépasse 1 300 € en moyenne, auxquels il faut ajouter le coût de la manutention et du transport depuis le lieu de stockage du bateau jusqu’au centre de traitement. De nombreux propriétaires ont donc choisi, des décennies durant, une voie beaucoup moins noble et, surtout, illicite, abandonnant l’épave chez un professionnel ou dans un bosquet, l’incinérant au fond d’un bois ou le sabordant de nuit le long de la côte… Compte tenu du grand nombre de substances et de fluides toxiques présents à bord (huile moteur, acide, plomb des batteries, métaux divers, stratifiés non dégradables, plastiques divers, etc.), ces pratiques condamnables ont un impact évident sur l’environnement et le paysage. C’est à la suite d’une étude commanditée en 2003 pour chercher des solutions au manque de places dans les ports que la Fédération des industries nautiques (Fin) a pris conscience du problème posé par les unités en fin de vie et s’est engagée activement à la recherche de solutions techniques pour le résoudre.
1. Évaluer le stock
A priori, l’industrie automobile pourrait servir de modèle, car elle a désormais parfaitement intégré le cycle de vie d’une voiture, du berceau à la tombe, et les parallèles avec le nautisme sont nombreux. Désignant les épaves sous le terme de VHU, pour véhicule hors d’usage, elle a organisé un réseau fonctionnel de traitement de valorisation des déchets et pris au sérieux les concepts d’écoconception et d’économie circulaire. Mais des différences fondamentales demeurent, à commencer par son échelle. Rien qu’en France et chaque année, les 1 700 centres de déconstruction de la filière ont à traiter tous les ans environ un million de VHU, d’un âge moyen de 18 ans, pour un parc de véhicules neufs de 2,4 millions d’unités environ. Vu l’ampleur du marché, le traitement des déchets automobiles s’autofinance à 100 %, sans écotaxe ni écoorganisme gestionnaire et le marché de la déconstruction reste rentable. Le marché français de la plaisance aligne, lui, des chiffres bien plus modestes, puisque le parc de bateaux neufs en 2017 s’établissait à 12 585 unités seulement (contre 25 391 en 2007…), l’ensemble de la flotte étant estimé aux alentours de 980 000 unités. La durée de vie d’un bateau est en revanche beaucoup plus élevée que celle d’une voiture, de l’ordre de cinquante ans, voire plus. Au total, le volume des composites nautiques représente moins de 5 % de la production nationale et la valorisation des équipements dans une économie circulaire cadre mal avec l’absence de standards industriels spécifiques au nautisme. Autre différence, et pas la moindre, personne ne connaît vraiment, faute d’une procédure rigoureuse de désimmatriculation, le nombre exact de BPHU qui se cachent dans le paysage. Plusieurs études ont été menées en parallèle par L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et par la Fin pour tenter de répondre à cette question, d’autant plus importante qu’elle conditionne en grande partie la viabilité de la filière déconstruction. La première est une approche théorique et statistique sur la base du registre des immatriculations des Affaires maritimes, pondérées de différents facteurs comme le type de navire et sa durée de vie moyenne. La seconde adopte une approche méthodique de terrain, sur la base d’un comptage visuel effectué par des enquêteurs chez les professionnels (et certains particuliers), et mené sur quatre zones représentatives du littoral métropolitain, jusqu’à cinq kilomètres de la côte. La fourchette des résultats est plus que large puisque l’approche calculatoire aboutit à un parc BPHU de 150 000 à 200 000 unités et le sondage de terrain à 20 000 unités seulement ! Ce dernier est très certainement le plus proche de la réalité, mais il est sans doute sous-estimé, car la présence d’épaves cachées chez des particuliers non identifiés n’est pas prise en compte, de même que les eaux
intérieures qui abritent pourtant un parc considérable de petites unités (en France, 50 % des voiliers et 80 % des bateaux à moteur mesurent moins de 6 m). Une fois pondéré, le chiffre le plus réaliste de BPHU ayant vocation à quitter le marché devrait tourner autour de 50 000 unités, ce qui n’est pas rien.
2. Les difficultés psychologiques et réglementaires
Un bateau n’est pas un objet de consommation comme les autres, car les propriétaires lui attribuent une très forte valeur affective qui les conduit à ne pas le considérer, même en très mauvais état, comme un déchet. Une vision parfois transmise aux héritiers… Plutôt tatillonne en matière de droit de propriété, la réglementation a longtemps freiné les démarches de professionnels ou des élus, soucieux de se débarrasser des épaves abandonnées chez eux ou sur le territoire communal. Depuis un décret de 2015, les autorités peuvent engager une procédure de déchéance de propriété pour saisir et déconstruire un BPHU abandonné sur le domaine public maritime, mais la décision judiciaire est souvent très longue à arriver. Afin d’accélérer les choses, les professionnels pourront recourir au dispositif mis en place par la Fin sur la base d’une loi de 1903 sur les objets abandonnés. Bientôt opérationnelle, cette procédure pourra être engagée dans un délai d’un an et en l’absence de paiement des factures de stationnement. Après mise en demeure et dépôt d’ordonnance auprès des tribunaux d’instance, le juge pourra constater officiellement la situation d’abandon, décider de la déchéance de propriété et mettre le bateau aux enchères en ligne, via un site spécialisé. La dématérialisation d’une vente judiciaire pose à ce jour un problème de droit, qui devrait être résolu assez vite. Les professionnels disposeront ensuite d’un outil fonctionnel pour faire déconstruire leurs épaves. Reste à résoudre l’épineuse question d’une demande de déconstruction faite par un particulier non propriétaire du bateau ou dont les papiers et les plaques d’identification ont disparu…
3. Le financement par la Rep
Sachant que la valeur vénale d’un BPHU est quasi nulle, la démarche de déconstruction, qui repose exclusivement sur le volontarisme et la motivation du dernier propriétaire, trouve vite ses limites dans un contexte économique défavorable. De fait, quelques centaines de bateaux seulement par an ont été officiellement déconstruits. Mais le mouvement devrait vite s’accélérer, grâce à la directive européenne cadre déchets, ou Rep (responsabilité élargie des producteurs) de 2008, étendue aux fabricants et aux importateurs de bateaux de plaisance. À partir du 1er janvier 2019, ils doivent désormais participer au financement de la fin de vie des produits soumis à l’obligation d’immatriculation qu’ils mettent sur le marché. La France a mis en place une bonne vingtaine de Rep, touchant à des biens de consommation très divers, comme les produits électroniques, les pneumatiques ou les médicaments. La plupart de ces produits sont assortis d’une écotaxe, destinée à financer l’éco-organisme chargé de la filière de retraitement. Les produits du nautisme ayant, contrairement aux autres, une durée de vie de plusieurs dizaines d’années, de nombreux producteurs ont disparu du marché. Faire payer les constructeurs d’aujourd’hui pour éliminer les déchets produits hier par d’autres n’étant pas équitable, l’État a choisi de verser à l’éco-organisme chargé de la déconstruction une dotation plafonnée à hauteur de 5 % de la taxe du Droit annuel de francisation et de navigation (DAFN), dont la majeure partie vient abonder les fonds du Conservatoire du littoral. Ce dernier ne verra pas son budget diminué puisque la dotation sera imputée à la part du DAFN revenant au budget de l’État. Sur le papier, ce double financement devrait suffire au fonctionnement de la filière BPHU, sur la base de 20 000 à 25 000 bateaux à traiter dans les cinq prochaines années. Le dispositif actuel sera évalué au fil du temps et modifié si nécessaire.
4. L’éco-organisme au coeur du dispositif
L’application concrète des Rep passe par la désignation, via un appel d’offres de l’État clos au 31 janvier 2019 et la publication d’un cahier de charges, d’un éco-organisme prestataire de services de déconstruction. Géré et administré par les metteurs sur le marché eux-mêmes, il se situe à l’interface entre les professionnels concernés et les consommateurs. Fondée par la Fin dès 2009 pour répondre aux problématiques environnementales posées par la plaisance, l’Association pour la plaisance écoresponsable (Aper) est à ce jour le seul écoorganisme du secteur à pouvoir répondre au