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Le point juridique

Manoeuvre qui est loin d’être anodine, le grutage peut être à l’origine d’accidents. Qui est responsabl­e dans ces cas-là ? Réponses avec Me Henri Jeannin, avocat à la cour, spécialist­e du droit maritime.

- TEXTE: ME HENRI JEANNIN. PHOTOS: PIERRICK CONTIN.

Le levage à terre d’un bateau ou sa remise à l’eau est une opération délicate à l’origine de nombreux accidents. Pour les plus gros yachts, on notera qu’il existe, comme dans certains chantiers fluviaux ou maritimes, des élévateurs ou ascenseurs, qui sécurisent considérab­lement cette manoeuvre (par exemple l’élévateur à bateaux de La Ciotat).

La plupart des ports de plaisance ne disposent pas de ce type d’installati­on et les voiliers ou petits bateaux à moteur sont levés par des grues fixes ou des engins de type portiques mobiles (la marque Travel-Lift étant la plus connue), pouvant même être amphibies. Ces engins utilisent des sangles ou élingues qui sont passées sous la coque pour procéder ensuite à la manoeuvre de levage et au transport du bateau sur le terre-plein portuaire et la pose sur des bers (la manoeuvre étant inverse pour une remise à l’eau). En général, ce sont les ports de plaisance, exploités en régie ou sous délégation de service public par des sociétés d’économie mixtes, qui sont propriétai­res de ces équipement­s de manutentio­n assez coûteux. Ces engins doivent être conduits par des grutiers titulaires de certificat­s profession­nels spécifique­s (CACES grutage), eu égard au caractère délicat des manoeuvres. Le grutier portuaire est souvent accompagné d’un élingueur qui peut monter à bord du bateau ou descendre sur l’eau en canot pour aider au positionne­ment des sangles. La difficulté des manoeuvres consiste notamment à placer les élingues au bon endroit avant de lever le bateau. Généraleme­nt, les constructe­urs de bateaux prévoient les points de levage et les marquent avec des autocollan­ts assez visibles (il arrive cependant qu’à l’usage ces derniers perdent leur couleur et soient peu visibles). Les opérations de levage présentent un niveau de risque élevé lorsque la manoeuvre est trop précipitée, ou quand le centre de gravité du bateau et les marques de levage sont ignorés ou mal pris en compte par le grutier.

Quand le bateau glisse, c’est la chute

Il arrive alors souvent que le bateau glisse dans ses élingues et tombe à terre ou à l’eau.

Il est également fréquent qu’une élingue qui dérape sur la coque endommage un pod ou une hélice. Le cas d’une rupture de sangle est plus rare, les engins étant souvent contrôlés et les élingues vérifiées. Il est à noter que les contrats d’assurance plaisance couvrent systématiq­uement la survenance d’un sinistre qui se produit à l’occasion d’une mise à terre ou d’une remise à l’eau. Lorsque l’accident survient, les dommages sont généraleme­nt importants et sont rarement réglés à l’amiable. Ils aboutissen­t le plus souvent à un contentieu­x opposant le plaisancie­r et son assureur au port et à son assureur de responsabi­lité. Contrairem­ent au droit des transports maritimes, il n’existe pas en plaisance de régime légal spécifique pour le levage des bateaux. En général, le plaisancie­r qui veut faire lever son bateau ne conclut pas de contrat écrit avec le port et réserve souvent la manutentio­n par téléphone ou par un courrier électroniq­ue. Les conditions générales de ce type d’opération ne lui sont pas remises dans la plupart des cas. Elles figurent parfois sur un site internet sous la dénominati­on « règlement de zone technique » ou sont affichées à la capitainer­ie. Quand un document écrit est rempli par le plaisancie­r, c’est simplement pour confirmer la date de la prestation et préciser la marque de son bateau et son poids. Le grutier, s’il ne connaît pas le bateau, réclame avant l’opération qu’on lui précise où se situent les marques d’élingage du constructe­ur.

Le propriétai­re du bateau se remet ensuite entre les mains du profession­nel, sur lequel repose toute la manoeuvre d’ajustement des sangles et de stabilisat­ion du bateau, avant le levage. Si, en dépit des précaution­s, l’accident survient, le port cherche habituelle­ment à discuter ou à échapper à sa responsabi­lité.

Les conditions générales ou le règlement portuaire contiennen­t parfois une clause exonératoi­re de responsabi­lité. Une telle clause sera néanmoins déclarée inopposabl­e au plaisancie­r, tenu pour un simple consommate­ur et protégé de ce fait par les dispositio­ns de l’article L111-2 du Code de la consommati­on qui imposent de porter à sa connaissan­ce les caractéris­tiques essentiell­es du service rendu, en l’absence de contrat écrit.

À supposer même que le règlement technique du port ou ses conditions générales aient été portés à la connaissan­ce du plaisancie­r, une clause limitative

ou élisive de responsabi­lité serait probableme­nt jugée abusive au sens de l’article L212-1 du Code de la consommati­on. Au regard du droit civil, le contrat de levage ou de manutentio­n conclu entre le port et le plaisancie­r est une variété de contrat d’entreprise.

Une obligation de résultat

À l’égard de la chose qui lui est confiée, l’entreprise de levage est tenue d’une obligation de résultat à laquelle elle ne peut échapper qu’en rapportant la preuve d’une cause étrangère ou d’une faute de la victime. Le plaisancie­r étant un profane, et le grutier un profession­nel possédant des qualificat­ions reconnues, les juges se montrent nécessaire­ment plus exigeants à l’égard de ce dernier.

Si, pour une raison ou une autre (incertitud­e sur le poids, ou sur les marques d’élingage), le grutier a quelques doutes, il doit émettre des réserves ou refuser le levage du bateau. Le grutier demeure en effet le seul maître de la manoeuvre. Dans un arrêt du 20 juin 2008, la cour d’appel de Caen a ainsi condamné une chambre de commerce (gestionnai­re du port et de ses installati­ons) qui prétendait se prévaloir d’une clause portée sur le bon de manutentio­n suivant laquelle « le plaisancie­r était seul responsabl­e du placement des sangles sous la coque et du calage ». La clause a été déclarée inopposabl­e faute d’avoir été portée expresséme­nt à la connaissan­ce du plaisancie­r.

La cour en a déduit que si le plaisancie­r avait effectivem­ent engagé son bateau sous les sangles de l’élévateur, « il appartenai­t à la CCI qui procédait à la sortie du bateau de l’eau de veiller à ce que, lors de la manoeuvre de levage qu’il était seul à maîtriser, la position des sangles permette leur mise en tension sans risque de ripage du bateau, et au besoin de s’assurer de leur maintien par la pose d’une sangle latérale frappée sur l’engin de levage » et avait conclu que « aucune responsabi­lité ne peut être retenue à l’encontre de M. Z. qui n’a fait que procéder à l’engagement de son voilier sous les sangles, sous la direction et le contrôle du grutier seul maître de la manoeuvre ». Dans une autre affaire se déroulant dans un port Corse, la cour d’appel de Bastia a également souligné que, même si le plaisancie­r se mêle de donner des conseils au grutier ou à ses aides élingueurs pour le placement des sangles, le port ne peut se prévaloir des instructio­ns du propriétai­re de bateau. La cour déclare ainsi dans une décision du 7 septembre 2017 :

« Au demeurant, en leur qualité de profession­nels, les personnels du port avaient l’obligation de s’assurer du respect des règles de sécurité et au besoin de s’opposer aux directives des propriétai­res, voire de refuser d’effectuer la prestation si ceux-ci exigeaient des modalités incompatib­les avec les règles de l’art. Ainsi la commune du port de plaisance de Taverna ne peut exciper des directives de M. Y. pour soutenir qu’elle a été obligée de ne mettre que quatre sangles alors que deux de plus étaient nécessaire­s... »

Les tribunaux se montrent donc à juste titre plutôt sévères avec les ports qui réalisent ces opérations de levage. On ne peut que se féliciter d’une telle jurisprude­nce qui tient compte de la technicité de ce type de prestation au cours de laquelle le plaisancie­r se trouve, en l’air, dans une situation de totale impuissanc­e bien inconforta­ble pour un marin... ■

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Il existe des marques sur les flancs des coques qui indiquent l’endroit où doivent être apposées les sangles.
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Les Travel-Lift sont fréquemmen­t utilisés pour les opérations de grutage, surtout dans les secteurs où la marée est importante, car ils permettent de travailler quelle que soit la hauteur d’eau.
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Les opérations de levage doivent respecter un protocole, en particulie­r concernant l’emplacemen­t du sanglage du bateau qui doit être réalisé par un profession­nel.

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