Ducati Panigale Superleggera V4
Essayer des super motos dans de bonnes conditions, ça arrive parfois. Mais tester la sportive la plus performante du monde sur le plus beau circuit du monde sous un ciel sans nuages, ça tient du privilège exclusif aux plus chanceux et méritants. La question n’est donc pas : « Elle est bien, la moto ? » Mais plutôt : « Qu’estce que je fous là ? »
Tu verras, il faut bien se coller à droite de la ligne droite. Parce qu’après la bosse et la cassure à gauche en aveugle, tu arrives vite à 300 km/h, et si tu es mal placé, tu n’auras pas la place pour tourner. » Avec ces conseils frappés au coin du bon sens, Dario Marchetti, ex-pilote de GP et actuel instructeur des stages de pilotage Ducati DRE, croit sincèrement m’aider. Au lieu de quoi je m’exfiltre aux toilettes pour méditer sur la situation : « Mais qu’est-ce que je fous là? » Je n’aurais pas dû être là, d’ailleurs. Mais voilà, quelques jours avant l’essai, Matt nous prévient qu’il s’est froissé des côtes flottantes et termine par: « Ça va être compliqué pour moi, l’essai de la Superleggera. » Silence dans le bureau du rédac’ chef, réflexion, puis délibération : « Ben, Mika, vu que t’es libre, si on peut changer les billets, t’y vas! » J’aurais pu répliquer que ça s’annonçait un peu pointu pour un manche de la piste comme moi, au lieu de quoi ma bouche a articulé « OK », avant de se refermer bien fort. Du coup, me voilà au Mugello, face à la Superleggera V4. « Quelle chance de pouvoir tester la moto homologuée pour la route la plus performante du monde sur le plus beau circuit du monde. » C’est comme ça que le vivent certains. Pour ma part, remplacez le mot chance par trouille et culpabilité. Rien qu’en découvrant la moto dans son paddock, je flippe. Regard noir carbone, robe rouge sanguinolent, ailes de chauvesouris proéminentes… c’est pas une moto mais Dracula en personne!
Ajoutez quelques chiffres clés à l’équation (100 000 €, 500 exemplaires, 224 ch, 159 kg à sec) et le résultat devient limpide : faut pas tomber, mais y’a de quoi tomber. Cette fois, c’est Alessandro Valia, le pilote d’essai Ducati, qui enfonce le clou en croyant me faire plaisir : « Ah oui, sur les motos que vous essayez aujourd’hui, on a monté le kit racing (voir encadré), donc elles font 234 ch et 152,2 kg! » Merci Alessandro… À cet instant, je peux être propriétaire de Superleggera à une lettre près: je n’ai pas beaucoup de fric en liquide, c’est mon froc qui l’est complètement.
À TIRE D’AILES
Trente minutes plus tard, pression, culpabilité et peur se sont toutes envolées. Je viens de passer la fameuse cassure/bosse du bout de ligne sans couper les gaz. Impressionnant, certes, mais plus grisant qu’effrayant. Parce que pour Dracula, toutes ailes déployées et avec le croc avant bien planté dans le bitume, l’exercice semble relever de la formalité. Le monstre rouge et noir avale ce passage mythique comme un verre de sangria par une nuit sans Lune. Rien de mystique là-dedans cependant, puisque l’une des singularités de cette Superleggera V4 est son aérodynamique très sophistiquée qui génère plus de 60 kg d’appui sur le train avant à 300 km/h (voir encadré Aero). Un peu comme si vous embarquiez une passagère sur le guidon de votre moto! Le résultat est ce comportement imperturbable à haute vitesse, avec une roue avant qui reste soudée au sol quand les bosses et les 234 ch font tout pour la faire décoller. Cette stabilité d’avion de ligne qui tient son cap malgré les turbulences est l’objectif numéro 1 des appendices aérodynamiques impressionnants de la Superleggera V4. Mais est-ce que ces derniers sont réellement responsables du résultat? La réponse est oui! Parce qu’avant de boucler les 8 tours sur la
Superleggera V4, on a pu en faire 5 sur la Panigale V4 R, qui reste très proche techniquement. Très proche, mais pas identique, notamment au niveau aéro. À 300 km/h, la paire d’ailerons de la Panigale V4R génère 37 kg d’appui sur l’avant, soit 24 kg de moins que la Superleggera V4. Eh bien, croyezmoi ou pas, mais sur la bosse avant San Donato, ces 24 kg de moins sont sensibles au guidon. La Panigale V4R n’est pas instable pour autant, loin de là. On passe aussi gaz en grand sans souci, mais on sent l’avant se délester très légèrement, ce qui requiert un surplus de concentration pour ne pas parasiter la direction et déclencher un guidonnage malvenu. Sur la Superleggera V4, on ne sent rien, tout simplement. Il est plus difficile de juger l’efficacité des ailerons dans la lutte contre le wheeling, qui est leur seconde raison d’être. C’est que le tracé du Mugello offre des sorties de courbe très rapides qui limitent d’office les wheelings. La Superleggera V4 est un concentré de ce que Ducati sait faire pour la piste. Mais c’est une moto homologuée pour la route !
Hormis les fois où je ressors d’arrabiata 2 dans le bon axe, en position pour remettre une grosse louche de gaz, je n’ai presque jamais cette sensation de flottement de la roue avant, quand elle lèche à peine le bitume sous l’effet de la cavalerie qui pousse à l’arrière. Et pourtant, elle pousse! Dans ce domaine, la différence de comportement face à la Panigale V4R est moins flagrante. Reste que ces deux Panigale sont bluffantes d’efficacité à l’accélération.
AUTOPILOT
En parlant d’accélération, impossible de ne pas dire un mot sur le V4 de 998 cm3 qui équipe la Panigale V4R et la Superleggera V4. Je n’avais jamais eu l’occasion de l’essayer avant, mais je connaissais déjà bien la version de 1103 cm3 qui équipe les autres
Panigale V4 (celles des pauvres). Aussi, je commence par passer les rapports à l’oreille en me concentrant sur l’apprentissage du tracé. Avant de me rendre compte au troisième tour sur la V4R que je suis environ 2000 tr/mn trop court à chaque rapport. La V4 R développe en effet 221 ch à 15250 tr/mn, et elle peut prendre jusqu’à 16500 tr/mn en 6e (16000 sur les autres rapports)! La sensation d’allonge infinie est incroyable et la bande-son de Motogp ne gâche rien. Tout cela est encore plus marqué sur la Superleggera V4 équipée de la ligne racing, plus bruyante encore, et offrant jusqu’à 234 ch à 15500 tr/mn. Dans les deux cas cependant, on encaisse la poussée presque confortablement au guidon. La protection est franchement bonne pour une sportive, de même que l’ergonomie, y compris pour une grande taille aussi incongrue sur piste que la mienne (192 cm). Les bouts droits se transforment ainsi en périodes de repos où on s’abrite du vent en se reposant sur l’appui aérodynamique, le grip mécanique et l’électronique, comme sur un pilote automatique, pour gérer ces phases de vol, au sol. On se contente d’égrener les rapports via une boîte à shifter aussi douce que précise (à la descente également d’ailleurs). Et on contrôle juste les shiftlights au tableau de bord pour exploiter tout le potentiel du V4 et ne pas l’amputer de sa zone rouge haut perchée durement acquise. Au passage, le tableau de bord de la Superleggera V4 est directement dérivé de la configuration utilisée par Dovizioso sur son actuelle Motogp. Et il faut reconnaître que pour un usage
sur piste, cet affichage brille par sa simplicité et sa lisibilité. Le rapport engagé en gros au centre, trois shiftlights pour tout compte-tours, la vitesse, le chrono du tour en cours (parce qu’on peut préprogrammer certains circuits dans la moto pour déclencher automatiquement le chrono), et à droite de l’écran, les paramètres des différentes aides électroniques au pilotage que l’on peut ajuster en roulant les commodos de gauche. Rien d’autre, uniquement les infos essentielles disposées de sorte à réclamer le moins d’inattention possible au pilote.
BILAN CARBONE
Et l’attention justement, j’en ai cruellement besoin pour tenter de mémoriser à peu près les trajs’ de ce circuit complexe et sérieusement vallonné. Des montagnes russes, ce Mugello, ce dont je ne m’étais pas rendu compte en visionnant les vidéos. Bref, c’est pas évident, mais en grimpant sur la Superleggera V4 après la Panigale V4R, je respire un peu. C’est en effet le double effet Kiss Cool du régime carbone, il rend la moto à la fois plus performante et plus facile. En comparant nos Panigale V4R avec ligne standard et Superleggera V4 avec ligne racing, c’est près de 20 kg qui sont gagnés. C’est déjà suffisant en soi pour noter une différence. Mais à travers les jantes, le bras oscillant ou les pieds de fourche, il faut aussi voir que les masses non-suspendues profitent largement du régime, avec des effets d’autant plus prononcés sur le comportement. La Superleggera plonge dans chaque virage sans inertie. Les changements d’angle dans les chicanes sont également un jeu d’enfant. Je n’ai toujours pas bien intégré le circuit, mais le potentiel de la moto incite à réduire un peu les marges. En ressortant du premier droite en montée, je remets les gaz en oubliant que le gauche suivant est si proche. Surpris, je saute sur les freins et
Menée par un pilote expérimenté, cette Superleggera se rapproche des chronos d’une superbike. Mais pour un pilote moyen, elle est aussi très facile.
me jette rapidement dans le virage en serrant les dents. Mais c’est un jeu d’enfant pour Dracula ! Après coup, je prends conscience du freinage tout simplement incroyable, de la neutralité du train avant et du formidable retour d’information qu’il procure. La fourche Öhlins NPX 25/30 ne doit pas être étrangère à cet excellent feeling qui donne confiance et repousse les limites… du pilote. Car celles de la moto sont encore bien loin, comme je le constate dans l’enchaînement rapide gauche en descente et droite en montée (Savelli/arrabiata 1) où la Superleggera V4 n’écarte jamais de trajectoire, ni quand on freine sur l’angle parce qu’on se sent trop optimiste, ni quand on remet fort du gaz sur l’angle parce qu’on ne l’est pas assez. Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins, j’ai été totalement incapable de mettre en défaut la Superleggera V4 sur ces 8 tours de Mugello. Elle m’a simplement donné envie de rouler plus longtemps, beaucoup plus longtemps, afin de mieux apprendre le circuit d’abord, et de rouler toujours plus vite ensuite. Loin d’être intimidant, le potentiel énorme de la moto se transforme en sensation de vitesse grisante et maîtrisée, et on n’en voit pas le bout. L’aérodynamique très poussée, l’électronique sophistiquée et la partie-cycle ultra-légère et haut de gamme jouent chacune une partition dans leur coin. On oublie par exemple les ailerons, on ressent simplement une absence de perturbation à haute vitesse. On oublie les pièces en carbone, on note juste qu’on n’est jamais entraîné vers l’extérieur de la courbe. On oublie que le pneu arrière se fait martyriser par le V4, on note juste qu’on ressort fort en sortie de virage. Tout s’harmonise pour faire croire que la moto n’a qu’une centaine de chevaux à digérer. C’est ce qu’on ressent au guidon en se fiant au comportement de la moto, mais la sensation de vitesse pure perçue par nos sens ne laisse aucun doute: on est bien sur une moto de plus de 200 ch, et ça défile très vite! Pour en revenir à la question du mérite, je ne suis plus tout à fait sûr d’être indigne de cette Superleggera V4. Et quand je vois avec quelle facilité ce soi-disant monstre à 100 000 € se laisse dompter par ma pomme, je me demande même si ce ne sont pas les pilotes de Motogp qui, avec leurs meules à plusieurs millions et leur salaire du même acabit, ne devraient pas douter un peu de leur mérite. Regonflé à bloc en rentrant à la rédac', je suis à deux doigts d’aller réclamer une augmentation pour mon courage hors normes. Et puis, en rentrant chez moi par le périph sur ma vieille Transalp, je réalise que la Superleggera V4 est si fantastique qu’elle fait croire à un demi-poireau qu’il est un pur talent, et pas la moitié d’un con.