DUCATI APOLLO V4
Alors que la Panigale 1100 V4 déboule sur les routes, il est peut-être bon d’évoquer une autre Ducati animée par une mécanique à l’architecture similaire, l’apollo 1260 construite en 1963 à seulement deux exemplaires.
Bien avant la Panigale, Ducati s’est essayé au V4 avec l’apollo 1260.
En trente ans de carrière (19541984), Fabio Taglioni a produit près de 1 000 moteurs différents pour le compte de Ducati, des bicylindres et monocylindres desmo à triple arbre à cames engagés en GP à la fin des années 50 jusqu’aux 864 cm3 V-twins desmo qui ont fait la renommée de Ducati sur route. Mais alors qu’arrive sur les routes la 1100 Panigale, qui se souvient de l’apollo 1260 V4 ? Il y eut en fait trois tentatives de quatre-cylindres en V, avec le projet Bipantah (voir encadré) terminé en 1982 à la veille de la retraite de Taglioni. L’apollo 1260 est sûrement la plus imposante de ce trio. Plus grosse moto jamais produite par Ducati, elle fait partie du mythe italien, mythe devenu énigme car seuls deux exemplaires ont été produits. Aujourd’hui, grâce à la générosité de son propriétaire japonais, j’ai pu essayer la seule survivante de ce V4 de 1 256 cm3 construit en 1963, qui préfigure l’ensemble des V-twins Ducati à 90° de ces 30 dernières années. Au début des années 60, on recense une douzaine de petits constructeurs italiens, chacun se débattant contre la concurrence exercée depuis 1955 par le succès de la Fiat 500. Après le boum de l’après-guerre, la chute des ventes de deux-roues force tout d’abord Gilera, Moto Guzzi, puis Ducati en 1958, à se retirer des Grands Prix mais également à se concentrer sur les marchés à l’export, et notamment les États-unis, pays amateur de produits européens. En 1960, la production Ducati dégringole à 6 000 unités et la firme ne doit son salut qu’aux subventions de l’état, Bologne étant le bastion du très puissant parti communiste italien. La survie de Ducati dépendait donc de plus en plus de l’importateur américain Berliner Motor Corporation qui, au début des années 60, réalisait plus de 85 % des ventes de la firme italienne. Le frère aîné Joe Berliner était convaincu du potentiel du marché de la police américaine, car les lois antitrust alors en vigueur aux USA impliquaient que les départements d’état se devaient de trouver une alternative au monopole Harley-davidson. Les Berliner importaient également la Zündapp KS 601, un flattwin culbuté de 600 cm3 dérivé de la KS 600 de l’armée allemande. Berliner eut l’idée de vendre, à travers l’ensemble du territoire, une série de ces machines pour un dollar pièce, afin qu’elles soient évaluées comme motos de police. Mais le projet ne put aboutir puisque Zündapp mit un terme à la production de la KS 601
L’APOLLO 1260, PLUS GROSSE MOTO JAMAIS PRODUITE PAR DUCATI, FAIT PARTIE DU MYTHE ITALIEN, MYTHE DEVENU ÉNIGME
en 1958. Pire, le cahier des charges du département de police américain se standardisait à travers le pays, favorisant naturellement la marque nationale Harley-davidson en réclamant une cylindrée minimum de 1 200 cm3, un empattement mini de 1 525 mm et, enfin, l’usage exclusif de pneumatiques 5,00 x 16. Berliner n’était pas homme à se laisser décourager, si bien qu’après l’expérience Zündapp, il contactait le responsable de Ducati, le docteur Giuseppe Montano, pour voir si le constructeur serait intéressé par la construction d’une machine spécifique pour ce marché alors qu’à l’époque, en 1959, la plus grosse Ducati était la 200 cm3 Elite ! Après avoir étudié la conception archaïque de la Harley 74 Ci qui équipait les forces de police, Montano et Taglioni donnent leur accord. Malgré les taxes assez importantes à l’importation, Ducati pense pouvoir fournir à Berliner une machine à la fois abordable et nettement plus moderne. Taglioni accepte donc le défi technologique, tandis que les marques britanniques distribuées aux USA (AMC, Norton, Matchless et AJS) ne souhaitent pas se plier au cahier des charges de la police américaine.
Le V4 le plus super carré signé Taglioni
Heureusement pour Berliner, Ducati se montre beaucoup plus souple et serviable, même si Montano se heurte au scepticisme des bureaucrates du gouvernement qui contrôle les finances de Ducati depuis Rome. Ainsi, les négociations s’éternisent pendant près de deux ans. Un accord de partenariat est finalement trouvé en 1961, dans lequel Berliner prend en charge les coûts de développement, avec pour résultat l’apollo, nom choisi par Berliner pour honorer l’effort américain de conquête de l’espace qui sévit dans les années 60. Hormis la conformité avec le cahier des charges de la police, les frères Berliner stipulent simplement que l’apollo devra être d’une cylindrée supérieure à celle des Harley, soit 1 215 cm3 pour la série FL Duo-glide. Le reste des spécifications techniques est laissé à l’appréciation de Taglioni, qui opte pour un V4 à 90° dont l’équilibrage naturel évite l’emploi d’un balancier d’équilibrage pour limiter les vibrations. L’ailetage indépendant de chacun des cylindres refroidis par air se rapproche du projet de V4 250 cm3 qu’il a imaginé en 1948 lors de sa thèse à l’université de Bologne. Les deux soupapes par cylindre sont actionnées par des tiges et culbuteurs réglables par vis et contre-écrous, tandis que les carters humides à plan de joint horizontal reçoivent un vilebrequin unique où chaque paire de bielles partage la même cage de tête de bielle. L’allumage est assuré via une batterie 12 Volts située sous la selle, avec quatre jeux de vis platinées et une bougie par cylindre. Taglioni avait envisagé l’emploi d’un refroidissement liquide, vite rejeté pour des questions d’encombrement
et de complexité, et poliment écarté la suggestion de Berliner pour une transmission par arbre au profit d’une chaîne duplex, comme employée ultérieurement sur la Benelli 900 Sei. Toutefois, il fit de la place dans le carter de boîte de l’apollo pour envisager à l’avenir l’emploi d’une transmission automatique Sachs à variateur. Ce fut finalement Moto Guzzi qui reprit cette technologie en 1975 avec la 1000 Convert. Comme quoi, en Italie, rien ne se perd… Avec des cylindres avant relevés de 10° par rapport à l’horizontale afin de favoriser le refroidissement des cylindres arrière et un alésage x course de 84,5 x 56 mm, le moteur V4 de l’apollo est le plus supercarré jamais produit par Taglioni pour Ducati. Participant de la rigidité de l’ensemble, le moteur est installé dans un cadre double berceau relativement massif, avec un berceau central de section carrée fixé entre les deux cylindres avant. Conçues spécialement pour l’apollo, les suspensions sont des Ceriani et, ainsi équipée, elle devait immanquablement surpasser la tenue de route des Harley-davidson, qui venaient tout juste de recevoir la suspension arrière.
« Un miracle que je ne sois pas tombé »
Côté freinage, en revanche, les tambours simple came ø 220 mm ne laissaient rien présager de bon. Pour les plus courageux, l’apollo recevait un kick, mais un démarreur électrique Marelli issu d’une Fiat TV 1100 faisait également partie de l’équipement d’origine. Relativement compact (450 mm de large) malgré son architecture, le V4 tout alu permettait à la moto italienne de rivaliser avec sa concurrente chez Harley : 271 kg à sec et 1 555 mm en empattement, contre 291 kg et 1 580 mm pour l’américaine. Et même si Franco Farne, pilote d’essai Ducati, revint d’un premier test avec l’apollo en la décrivant comme un « camion », il s’agissait des standards US. La Ducati Berliner 1260 Apollo compensait cela par ses performances grâce à ses 100 chevaux à 7 000 tr/min (contre 55 ch pour la Harley Wide Glide) en version quatre carburateurs Dell’orto SS ø 32 mm avec une compression de 10 à 1, le tout pour une vitesse maxi annoncée avoisinant les 200 km/h. Plutôt impressionnant pour l’époque… Revers de la médaille, aucun pneumatique ne parvenait à encaisser cette puissance, comme se remémore
Giancarlo Librenti, pilote d’essai Ducati et ex-mécanicien de GP. « C’est un miracle que je ne sois pas tombé » , indiquait-il après avoir déchapé à plus de 160 km/h sur l’autoroute Milan-bologne. Le contrat avec Berliner voulait que Ducati construise deux prototypes et deux moteurs de rechange. Le premier fut livré en 1964 en grande pompe, avec une peinture or métallisé et une énorme selle de cow-boy surmontée d’une poignée de maintien chromée. Guidons Ape-hanger, garde-boue enveloppants, petit réservoir et gros pneus à flancs blancs Pirelli complétaient le look italo-américain, avec pour résultat une machine bien plus imposante et lourde qu’elle ne l’était réellement. Un deuxième prototype, construit ultérieurement, fut exposé à Daytona en 1965, dans un style de bien meilleur goût : garde-boue plus fins, caches latéraux modifiés et livrée noire et argent plus discrète. Cependant, tandis que les premiers essais dévoilaient une puissance abondante, il fut vite découvert que le déchapage de Librenti n’était pas un hasard. Le moteur V4 était trop puissant pour les Pirelli 16 pouces, même sur la version « dégonflée », développée en parallèle de la version Sport de 100 chevaux (arbres à cames modifiés, taux de compression ramené à 8 à 1 et un seul carburateur ø 24 mm pour chaque paire de cylindres). Ce moteur développait 80 ch à 6 000 tr/min, mais les problèmes de pneumatiques persistaient. La solution fut de dégonfler encore davantage la version « civilisée » en décomprimant le moteur (7 à 1) et en montant des arbres à cames encore plus doux. La puissance fut ainsi ramenée à 65 ch, une valeur suffisante pour la police américaine et qui semblait avoir résolu le problème de tortures des pneumatiques. Mais cette configuration excluait la possibilité de vendre l’apollo comme une GT de luxe, son rapport poids/puissance étant désormais
LE MOTEUR V4 ÉTAIT TROP PUISSANT POUR LES PIRELLI 16 POUCES, MÊME SUR LA VERSION « DÉGONFLÉE »
inférieur à celui des twins bavarois et britanniques. Berliner était tellement sûr du potentiel de la machine qu’il avait déjà commencé à promouvoir l’apollo aux États-unis, imprimant une brochure où la version Touring s’affichait à 1 500 $ et la Sport à 1 800 $ : elle était donc relativement plus chère que ses concurrentes européennes et coûtait le double d’une Harley-davidson équivalente. Un tarif normal, si l’apollo avait donné son plein potentiel mais bien trop élevé dans cette version très assagie.
Le projet a été arrêté en 65 faute de budget
Les bureaucrates du gouvernement Démocrate-chrétien de Rome s’en donnèrent à coeur joie pour mettre un terme à ce projet auquel ils ne croyaient guère, émanant qui plus est d’une ville contrôlée par leurs opposants communistes. Berliner, qui avait déjà conquis les responsables des polices dans différents États, était abattu. Il avait promis que la production de la version dégonflée démarrerait courant 1965, et le projet semblait sur le point de capoter totalement. Les financements supplémentaires pour l’apollo furent retirés, et Montano contraint d’arrêter le projet début 1965. C’est ainsi que le deuxième prototype fut ramené de Daytona dans les entrepôts de Berliner dans le New Jersey, et qu’il y séjourna pendant près de vingt ans. Pour indiquer à quel point il était fier de son oeuvre, le moteur de rechange de l’apollo fut exposé dans le bureau de Taglioni pendant vingt ans, jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite. Cependant, la mémoire de l’apollo devait persister et, comme l’article prémonitoire paru dans le magazine italien Motociclismo l’avait suggéré, lorsque l’existence de l’apollo fut révélée en 1963, une moitié de ce moteur pourrait (et a constitué) une très bonne base pour une gamme de modèles V-twins à 90°. Cinq ans après la disparition du projet, Taglioni démontra la justesse de cette prophétie en dessinant le premier moteur Ducati V-twin 750 à arbre à cames en tête, étroitement inspiré de l’architecture de l’apollo. ❖
LE 2E PROTOTYPE SÉJOURNA DANS LES ENTREPÔTS DE BERLINER PRÈS DE 20 ANS