IMOGEN LEHTONEN
L’univers d’Imogen Lehtonen se situe à la croisée des chemins entre musique, sculpture et moto. De Londres à Los Angeles, en passant par la Nouvelle-Zélande, la jeune femme s’est construit une vie sans frontières.
Entretien avec une motarde angloaméricaine pas comme les autres.
Melrose Avenue, à Los Angeles, est une métaphore de la cité elle-même : boutiques branchées et devantures fanées des années 80 se côtoient, tandis que les peintures murales très artistiques donnent un côté rebelle à ce quartier finalement très chic. C’est cet univers un peu hétéroclite qu’a choisi Imogen Lehtonen pour installer sa bijouterie
The Great Frog. Façade noire, lettrage gothique, chopper Harley en vitrine, c’est à la fois tendance et décalé. Avec son plancher en bois patiné et son éclairage doré, l’intérieur est classique, là encore en total contraste avec les photos d’Iron Maiden, Motörhead ou Metallica affichées au mur, juste au-dessus des vitrines remplies de bijoux. Ceux-ci, sculptés par la famille d’Imogen, sont majoritairement des déclinaisons de l’anneau à tête de mort qui a fait le succès du The Great Frog originel, créé à Londres en 1972. C’est là qu’Imogen est née, sur le plancher de l’appartement situé au-dessus de la boutique londonienne. La vieille bâtisse à quatre étages n’est toutefois pas idéale pour une famille avec 4 enfants et Brian, le père, déménage finalement pour la Nouvelle-Zélande, où Imogen passe son enfance. Sans TV, mais entourée de bouquins, ou assise sur la selle de la BMW GS 1000 Paris-Dakar de son père, elle vit dans une petite maison au bord de mer où ses parents continuent à créer des bijoux. Sculpture, moulage, finition, elle apprend au son du hard-rock toutes les ficelles du métier. Mais la NouvelleZélande reste une île et
Imogen a soif de nouveaux horizons. À 19 ans, sac au dos, la voilà partie sur les routes des USA et d’Europe, où ses pas la ramènent à Londres. Son oncle la prend sous son aile et perfectionne son apprentissage, tandis que son cousin Reino, à peine plus âgé, se prépare à reprendre les rênes de l’entreprise.
Musique, tatouage, moto, l’ambiance est un peu déjantée et aurait de quoi faire tourner la tête à bien des jeunes filles. Mais malgré les fêtes organisées avec son oncle et les jeunes du quartier de Soho, malgré le défilé incessant de stars du rock, Imogen supporte mal les hivers londoniens. Voyant sa peau devenir transparente à force de ne jamais voir de soleil, elle reprend l’avion pour la Californie. À Los Angeles, elle ouvre, dans le quartier de Los Feliz, une petite annexe de The Great Frog, dans une boutique qu’elle partage avec le magazine moto Dice et la marque de vêtements Dixie. Ce coup d’essai est un succès et elle entreprend alors d’ouvrir sa propre boutique, cette fois dans un coin plus branché de la métropole.
« Les gens pensent que mon père m’a donné la boutique et que je la gère. Mais ce magasin, c’est moi qui l’ai voulu. C’est mon bébé ! Ça me rend folle ; j’ai travaillé dur pour construire tout ça et je suis heureuse de mener ce projet à bien… »
« Rouler à moto est comme une thérapie »
L’un des principaux problèmes auxquels la jeune patronne a été confrontée aura été l’embauche d’employés fiables. « Les gens perdent la tête et leur identité dans cette ville, explique-t-elle. Ils veulent devenir célèbres et ne désirent travailler qu’à mi-temps, avec des horaires flexibles… Mais beaucoup craquent après quelques mois, c’est dur de percer ici… » La tête sur les épaules, la bijoutière n’oublie pas d’appliquer son talent aux parures argentées vendues dans la boutique :
« Tous les bijoux sont réalisés par mon oncle, à Londres, et expédiés ici brut de fonderie. Il faut donc les préparer un par un ici, dans mon petit atelier, ce qui prend environ 40 minutes à une heure par anneau », raconte la jeune femme. En effet, après avoir trempé le bijou en argent dans un composé chimique pour le faire noircir, il faut ensuite le polir en utilisant 3 matériaux différents, puis ajuster les diamètres aux doigts des clients. Cette dernière étape prend du temps et exige de l’habileté, puisqu’il faut couper l’anneau, ajouter ou enlever du métal, ressouder et repolir. Ce travail quasi
LES GENS PERDENT LA TÊTE ET LEUR IDENTITÉ DANS CETTE VILLE
artisanal plaît beaucoup aux US, mais Imogen fait surtout attention à ne pas s’écarter de ses racines. Elle essaie donc de garder des prix abordables, entre 150 et 750 dollars, selon qu’il s’agisse d’argent ou d’or : « On vend à de jeunes musiciens qui ont économisé pour se payer leur premier anneau, comme à des femmes au foyer de Beverly
Hills qui reviennent du tennis et achètent un bijou sans trop réfléchir. On a aussi créé des bagues et pendentifs pour des films tels que Un poisson nommé Wanda, Harry Potter, Suicide Squad… »
Mais The Great Frog ne communique pas sur ce thème, préférant le bouche à oreille et la scène musicale, par ailleurs assez dure à Los Angeles : « Il y a des shows tous les jours ici, mais au final, les gens sont blasés et ça manque souvent d’ambiance. En Nouvelle-Zélande, il se passait moins de choses mais le public devenait dingue et c’était plus excitant… » Malgré tout, cette stratégie reposant sur le soutien d’artistes de renom est un pari gagnant : tandis que Reino s’apprête à ouvrir un magasin à Tokyo après celui de New York, la clientèle de The Great
Frog Los Angeles se fait plus nombreuse, permettant à Imogen d’avoir des employés en permanence. Et donc, de pouvoir s’absenter du magasin quand l’envie de rouler en Harley se fait trop pressante ! Ayant mis toutes ses économies dans The Great Frog Los Angeles, Imogen n’a que sa Harley-Davidson 1200 Sportster pour se déplacer. Achetée d’occasion à son arrivée, mais repeinte par un artiste local à sa demande, la
bête a de la gueule. Ça tombe bien, circuler à moto entre les files de voitures bloquées dans le trafic congestionné de Los Angeles est devenu une seconde nature pour la jeune femme, et cela lui fait gagner un maximum de temps.
« Rouler à moto est comme une thérapie sur mon trajet quotidien, ça me rend heureuse. » Contrairement à plein de filles qui se mettent à la moto sur le tard parce que c’est la mode, la souriante Américaine a toujours baigné dans l’univers motard. Elle n’hésite pas à prendre le guidon pour faire frotter les repose-pieds dans Laurel Canyon, tout proche, ou à se faire des virées dans le désert. Elle se débrouille même en tout-terrain, n’hésitant pas, quand l’occasion se présente, à s’essayer dans les chemins sablonneux de Californie.
Elle rêve de partir en voyage moto, en Thaïlande ou au Vietnam, des endroits où une expérience off-road ne sera pas superflue… En revanche, il ne faut pas trop compter sur elle pour participer aux événements organisés tous les week-ends à Los Angeles.
« Je n’aime pas rouler en groupe, surtout quand je ne connais pas les gens. Pas mal de personnes achètent des motos pour frimer mais n’ont pas le niveau, et c’est vite dangereux. Il y a régulièrement des accidents graves sur ce genre de sorties en groupe, et ça ne m’attire pas. » Elle préfère les virées en solitaire ou en petit groupe, comme lors de sa traversée des USA sur 9 000 kilomètres en Indian 1200 FTR. En traversant certaines régions agricoles du centre du pays, elle est surprise de voir les gens la prendre en photo. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils voyaient une fille au guidon d’une moto et pas assise derrière… « Les gens assument que j’aime rouler dans ces concentrations de bikeuses parce que je suis une femme. Mais j’ai horreur de ça. Je suis allée à Sturgis, et c’était comme revenir
À STURGIS, LES FEMMES SONT CONSIDÉRÉES COMME DES OBJETS
dans le temps, à une époque où les femmes n’avaient droit à aucune considération. C’était dérangeant ce manque de respect, ces allusions obscènes… J’ai été élevée différemment, et heureusement, la scène moto à Los Angeles est bien plus accueillante. »
Essayer tout ce qui se présente
En Californie, elle ne passe pas inaperçue. Certains responsables marketing la remarquent et la jeune joaillière se retrouve en Italie au guidon d’une Ducati Scrambler, ou à Tokyo pour le Motor Show… « On a de la chance d’être des filles, car on nous remarque plus », admet Imogen. Mais cela passe aussi par une communication soignée sur les réseaux sociaux, ce que la jeune artiste réussit bien, sans toutefois l’apprécier : « Je poste assez peu sur les réseaux, cela fait partie de mon boulot et ça aide ma boutique, mais je ne me sens pas à l’aise. Les gens sont tellement différents sur Instagram de ce qu’ils sont dans la vraie vie ! » Élevée sans télévision, la jeune fille n’a de toute façon jamais été une victime du marketing : « Je n’avais pas de posters dans ma chambre, et si je devais citer une personne m’ayant inspirée, ce serait ma grand-mère Dorothy, qui est morte à 102 ans avec toute sa tête et un sacré sens de l’humour… » Plus intéressée par la préparation de futurs voyages à travers le monde que par une exposition sur les réseaux sociaux, Imogen veut se consacrer sur l’essentiel. « J’aime rouler, ressentir la liberté d’aller où je veux, je tiens ça de mon père… Il est mort il y a 5 ans, peu avant l’ouverture du magasin, mais après avoir combattu le cancer pendant sept longues années. Il m’arrive encore de lui parler quand je roule, et Reino m’a fait un pendentif en forme de balle en argent qui contient ses cendres. » Mais les gens qui voient passer la jeune femme à la Harley l’associent automatiquement à cette scène moto, et veulent à tout prix en faire une ambassadrice de la cause féministe. C’est mal connaître l’Américaine, qui refuse catégoriquement d’être étiquetée : « Je suis née à Londres, j’ai été élevée en Nouvelle-Zélande dans une famille très unie et maintenant, je réside avec mon copain cubain à Los Angeles. J’adore lire des romans et des récits de voyageurs autour du monde, tout en écoutant du heavy metal ou de vieux standards de blues. De la même manière, je gère et fais prospérer mon business, sans que cela ne m’empêche de poser comme modèle ou de rouler à moto… Je veux essayer tout ce qui se présente ! »