TRIUMPH X75 HURRICANE
Si la X75 (qui est en réalité une BSA Rocket 3) a été commercialisée en 1973, le prototype a été présenté dès 1969 aux dirigeants de Triumph. Genèse et essai.
Dessinée par Craig Vetter, cette BSA rebadgée était trop en avance sur son époque.
En 1969, le marché mondial de la moto a grimpé de manière fulgurante : 600 000 machines neuves immatriculées chaque année, plus un marché de l’occasion deux fois supérieur. Les Japonais sont les grands bénéficiaires de cet engouement. Au contraire, les anglais de BSA-Triumph s’inquiètent du manque d’empressement suscité par les trois cylindres Rocket 3 et Trident, sorties depuis peu, et sur lesquelles ils fondaient d’immenses espoirs.
Les finances vont mal et les motos s’écoulent difficilement. Même si le nom de Hurricane (ouragan) ne sera trouvé que plusieurs années plus tard, l’objectif du projet X 75 était d’insuffler un air de modernisme à un modèle jugé trop austère par la clientèle américaine, à relancer les ventes et à dynamiser une image de marque ternie. Son histoire est intéressante à plusieurs titres et permet de mieux comprendre les raisons d’être de cette machine, ainsi que les origines de ses lignes qui constituent un épisode marquant dans le design. Au démarrage de tout, se trouve un certain Don Brown. Ancien rédacteur en chef du magazine Cycle, puis patron des ventes d’une énorme concession (Jomo), il est nommé à la direction générale de l’importation de BSA en 1965. Connaissant bien le monde de la moto et doté d’une réelle intuition, Brown comprend vite qu’il n’arrivera pas à vendre ses Rocket 3. Il propose à un jeune designer nommé Craig Vetter, déjà connu pour ses carénages Windjammer mais également à l’origine d’une transformation très originale sur une base de Suzuki T 500, de s’intéresser au cas du trois pattes anglais. La consigne est simple : « faites-en une moto sportive qui puisse emporter une personne et demie, qui donne une impression de vitesse même à l’arrêt et possède un look américain ». Nous sommes en juin 1969. Vetter prend livraison de sa Triple chez BSA dans le New Jersey et retourne chez lui dans l’Illinois par la route. Il semble ne pas trop apprécier la moto dont il trouve la selle trop large et les repose-pieds trop en avant.
Mais ce qui le gêne le plus, c’est la lourdeur ressentie au guidon, comme si le moteur était mal placé dans le cadre. Vetter se met aussitôt au boulot avec son copain Duane Anderson. Il s’intéresse au design bien sûr, mais aussi aux détails pratiques : un garde-boue arrière plus court pour faciliter la dépose de la roue en cas de crevaison, une trousse à outils améliorée, une boîte à fusibles repositionnée.
Tendance flat-track
Dans ses notes on retrouve quelques phrases éloquentes.
« Je suis très impressionné par la gueule de la BSA lorsque son réservoir est démonté. Le moteur massif devient évident. Je dois redessiner le réservoir pour qu’il dégage la culasse. En déplaçant le réservoir d’huile, on met les trois bobines bien en évidence. Je pense qu’elles doivent être montées à un endroit bien visible. » Le fameux ensemble selle-réservoir et, plus encore, les échappements mirent du temps à trouver leur forme définitive. Plusieurs combinaisons, deux sorties à droite et une à gauche, différentes courbures et longueurs de tubes furent essayées. C’est finalement la moto de flat-track du champion Jim Rice qui inspirera Vetter, pour les échappements comme
CRAIG VETTER EST DÉJÀ CONNU POUR SES CARÉNAGES WINDJAMMER
pour d’autres parties de l’habillage. Sur le prototype, la fourche d’origine BSA fut remplacée par une Ceriani fournie par BSA. Don Brown avait été informé du fait que l’usine souhaitait changer ses fourches pour un modèle ressemblant à la Ceriani.
Pour la couleur, Brown voulait du jaune, mais Vetter suggéra ce mariage de rouge orangé (camaro hugger red) et jaune. Le prototype est terminé en septembre 1969. Le 31 octobre, elle est présentée aux managers de l’importation BSA-Triumph aux USA. Craig a apporté la moto lui-même dans un Combi VW. Il se souvient : « tout le monde la regardait et personne ne réagissait. Ils ne savaient pas quoi dire alors personne ne disait rien. » En fait, tout le monde attendait que Peter Thornton, nouveau big boss de BSA, se prononce. Dans un style digne d’Austin Power il s’exclama : « mon dieu, c’est un sacré phallus. C’est le truc le plus excitant que j’ai jamais vu. » La moto sera ensuite expédiée en Angleterre au bureau de design de l’usine. Stephen Mettam, le chef de ce département, va déployer beaucoup d’efforts pour industrialiser la X75 sans dénaturer le travail de Vetter. C’est lui qui affronte les comptables de la société et leur fait voter les budgets pour la fabrication de la coque et de la culasse spéciale à l’ailetage plus important. Vetter est tenu à l’écart de cette longue gestation. Il a reçu ses 12 000 $ en paiement de son travail.
Mais découvre, peu après, que son prototype, qui n’était selon lui qu’un exercice de style destiné à rajeunir l’image de BSA, va donner naissance à une production de motos haut de gamme dont le prix se situera entre 1 900 et 2 100 $. Après l’effondrement de BSA, la X75 devient une Triumph, la Hurricane, dont finalement 1 154 exemplaires seront construits entre juin et décembre 1972. Il aura donc fallu trois ans pour passer du prototype à la production. Pendant ce temps, la concurrence a fait de sérieux pas en avant, et qui fait de la Hurricane une moto déjà dépassée sur bien des plans. Quarante ans plus tard, ces considérations sont reléguées au rang de détails. Difficile d’échapper au choc visuel lorsque l’on se trouve en présence de la X 75. D’une simplicité qui mène à l’évidence, elle démontre une fois de plus que pour durer, le design doit être épuré, aller à l’essentiel.
Faux chopper, vrai roadster
Craig Vetter voulait mettre le moteur en évidence.
Il l’exhibe carrément, ne dissimule rien. Ni les échappements traités comme une sculpture, ni les carbus, les durites ou les bobines. Impudique, la X75 montre ses tripes. La carrosserie, minimaliste, enchâsse, habille mais ne cache pas. La silhouette est allongée, et le contraste entre la zone centrale où parade le trois-pattes et les extrémités est frappant. Du fait de ce style inhabituel, la moto fut rangée à sa sortie dans la catégorie des choppers. Dans sa présentation du Moto Revue Spécial été 1973, Christian Bourgeois hésite.
« À Meriden (site de l’usine), on n’ose pas avouer que la X75 est une Triumph. On la cache presque. Et pourtant, ce croisement bizarre entre une 750 trois cylindres et un chopper donne un résultat qui n’est pas mal du tout. Bien sûr, pour nous, l’utilité d’un tel modèle n’est pas évidente… » Mais à la fin de son essai, Boubou, moins sceptique, se hasarde. « Malgré son caractère très typé et son prix, un tel modèle pourrait trouver preneur dans notre pays, car ce n’est pas la vocation de la majorité des motards que d’effectuer des randonnées de 500 km. Il y a également ceux qui veulent s’amuser. » Machine hors normes, la X75 entérine l’émergence d’une nouvelle famille de motards, peut être plus frimeuse que passionnée, et une nouvelle façon d’en envisager l’usage, exclusivement ludique. La Hurricane de notre essai est d’origine jusqu’au moindre boulon et dans un magnifique état. Elle a été importée des États-Unis au milieu des années 1980. Elle avait 4 500 miles (7 240 km) à l’époque et en totalise le double aujourd’hui. La mise en route du troiscylindres exige que l’on sacrifie au rituel des titilleurs et du kick. L’opération contribue au charme des motos classiques, mais à la sortie de la Hurricane en 1973, la clientèle aurait préféré s’épargner la honte d’être toujours le dernier à démarrer, celui qu’on attend après une halte au bistrot lorsque le reste de la bande roule 900 Z1 ou CB 750. Cela étant, le moteur BSA ne fait pas de caprice. Au ralenti, il vous abreuve de bruits divers venants essentiellement de la culbuterie et il faut monter le régime pour que la sonorité des trois mégaphones dressés comme des lance-missiles prenne le dessus. Il en sort une musique sourde et agressive qui prend aux tripes et vous donne envie de mettre le son à fond.
Bien qu’elle ait d’abord été dessinée pour s’exhiber là où il y a du public à épater, c’est sur des routes de campagne très peu fréquentées que l’on démarre notre essai. La position de conduite est naturelle et relax. Sur la foi d’essais anciens, je m’attendais à découvrir une direction lourde à basse vitesse et refusant de s’engager en courbe, à la manière de ces customs qui ont foisonné durant les années 80 et 90. Certes, ce n’est pas un modèle de vivacité, mais je ne retrouve
MACHINE HORS-NORME, LA X75 ÉTAIT TROP EN AVANCE SUR SON TEMPS
pas le côté caricatural annoncé. La Hurricane se laisse diriger avec flegme et permet de manoeuvrer plutôt facilement au point de réussir des demi-tours dans la largeur d’une route départementale. Autre crainte injustifiée, la stabilité à haute vitesse n’est pas tant problématique.
Les phénomènes de louvoiements qui naissent vers 120 prennent de l’amplitude sans toutefois revêtir un caractère inquiétant. Du moins, pas sur cet exemplaire, mais il est possible que des disparités de construction aient pu affecter certaines motos. Autre cause possible de divergence, l’état des tés de fourche, puisqu’il est acquis que des fissures pouvaient apparaître fréquemment. Le trois-cylindres est omniprésent sur la Hurricane. Il s’étale sous vos yeux, s’anime devant vos genoux, chante dans votre dos, et semble jouer à l’autre extrémité des câbles de gaz. D’une grande souplesse à bas régime, il pousse très correctement jusqu’à atteindre 3 500 tr/mn. Ensuite, il devient carrément viril avec une poussée franche qu’il faut interrompre vers 7 000 par respect pour la culbuterie.
Les accélérations sont vigoureuses, renforcées par un braquet très court (19 x 43), qui provient, qui plus est, d’une roue arrière plus petite.
12 secondes au 400 m DA
La boîte de vitesses à cinq rapports empruntée aux Trident de la deuxième génération est plutôt bien adaptée au tempérament du moteur. Quoique pour la circonstance, une cinquième surmultipliée n’aurait pas été inutile pour soulager la mécanique. Surtout en cas d’usage prolongé sur nationale rectiligne ou autoroute. Car, revers de la médaille, on plafonne très vite à des régimes trop élevés. Cent vingt à l’heure est une vitesse de croisière qui met déjà en péril le trois-cylindres. Dommage, car c’est lorsqu’il est bien calé dans les tours qu’il est le plus enivrant, que son fonctionnement est le plus harmonieux. Puisqu’il vaut mieux éviter les fortes sollicitations prolongées, on cherchera en priorité des routes entrecoupées de courbes qui seront autant d’occasions de savourer les relances du moteur et de se régaler du bruit au rétrogradage. Toutefois, il ne faut pas se méprendre.
Bien qu’elle ne manque pas de tempérament, la X75 n’est en rien sportive. La simple consistance du levier de frein à l’approche d’une épingle vous fait comprendre qu’il faudra revoir vos repères de freinage à la hausse, voire compter davantage sur le frein moteur. Une fois cette donnée acquise, il convient d’en maîtriser une autre, la garde au sol, car les échappements limitent l’inclinaison à droite.
Après avoir sillonné la Vallée de Chevreuse à la recherche de tout ce que le coin recèle de virages, nous rentrons sur Paris pour plonger la Hurricane dans ce qui devait être son univers de prédilection, les avenues animées, les terrasses bondées et les lieux branchés. Quelques motos modernes servent de
LE TROIS-CYLINDRES EST OMNIPRÉSENT SUR LA X HURRICANE
prétexte au passage du feu vert. Une bonne Trident valait selon les magazines américains moins de 13 secondes au quart de mile départ-arrêté et il fallut l’arrivée des Kawasaki 750 H2 et 900 Z1 pour mettre fin à la suprématie du Triple dans cet exercice. Avec son braquet raccourci, la Hurricane devrait logiquement entrer dans le club fermé des 12 secondes. Elle tire profit d’un couple déjà présent à bas régime et d’un poids relativement faible.
Si la voie est libre, la Hurricane est un vrai plaisir à conduire en ville. En plus de sa conduite somme toute normale, et du tempérament de son moteur, il y a le plaisir de chevaucher une moto pas comme les autres, qui attire manifestement la curiosité. Lorsque la circulation se fait plus compliquée, il faut affronter des petits caprices de fonctionnement, une dureté générale des commandes, une imprécision de la sélection qui finissent par vous faire regretter d’avoir entraîné votre oeuvre de design dans une telle galère. La X75 était destinée aux larges avenues des cités américaines auprès desquelles les artères haussmanniennes font figure de ruelles étriquées.
À l’époque de sa sortie, les journalistes pas plus que les clients potentiels ne surent classer la Triumph Hurricane, dire à quoi elle pouvait servir, ni à quel genre de motard elle était destinée. Ou plutôt si, sa cible était la clientèle des Harley-Davidson, Super Glide et Sportster, mais les arguments utilisés pour affronter la légendaire marque US n’étaient pas les bons.
Dans un essai de 1973, un essayeur américain conclut son article en disant : « ce qu’a fait Triumph avec la X75 revient à vouloir transformer une berline Jaguar en hot-rod ». Un autre facteur explique l’insuccès de la X75 : son prix de vente. En Angleterre, une cinquantaine d’exemplaires furent mis en magasin, elle coûtait 869 £ quand une Triumph T 150 Trident n’en valait que 719 et une Norton Commando 619. Cela étant, si la X75 fut un échec commercial, elle reste un événement marquant dans l’histoire de la moto.