Moto Revue

Moto Tour Series en Tunisie

Du vécu, coco, lors de ce reportage «embedded» («intégré») de l’autre côté de la Méditerran­ée

- Par Morgan Govignon. Photos Islam Hakiri, Mamain Droite.

Tout le monde n’est pas Marco Polo. Mardi 6 mars, dans mon Berry natal, j’ai les grosses boules. Sous un ciel gris moche, je fais un dernier coucou à mes parents tout sourire, ma femme, et mes mômes qui rigolent vachement moins. J’ai des doutes plein les poches, mes deux potes à mes côtés, et nos trois meules sont chargées comme des mulets. Première enclenchée, et premier mètre en direction de la Tunisie, le coeur assorti aux nuages... ça dure environ 400 mètres comme ça. Jusqu’au premier wheeling.

Il faut partir vite, s’arracher, se jeter dedans. Traverser la France. Prendre le bateau. Et puis Tunis. Quand la passerelle du Tanit touche le quai du port de la Goulette, il n’y a que cinq autres concurrent­s devant moi, sur les 100 que compte l’épreuve. Je les guette. Ils se laissent couler sur un quai étonnammen­t humide. Je flanque un coup de botte par terre. Je suis le premier. Le premier à avoir posé un pied en Afrique. C’est ridicule, mais une chaleur envahit pourtant ma combinaiso­n. Ce qu’il faut de terre à l’homme… Ce continent, je l’ai imaginé, rêvé, mais moins qu’Édouard, un de mes deux compagnons de route. Venu de Dieppe sur son 650 SV à carbus, il participe ici à sa toute première compétitio­n, sans aucun complexe. Le cul vissé sur sa moto de tous les jours, une combinaiso­n de cuir vert Kawa râpée par un autre que lui, un lecteur de road-book, et vogue la galère, les yeux vissés sur un compteur qui affiche un peu plus de 60 000 bornes… Et c’est parti de rien, d’un apéro entre amis, d’une blague qui n’en était pas une, mais qui fit plutôt l’effet d’une étincelle, pour allumer le fond de ses yeux. Il est ce feu doux, calme, rassurant, des outils dans les sacoches, de la démerde plein le sac à dos. Moi, je dois être l’eau, parce qu’aujourd’hui, tout me ferait chialer. Ce n’est pourtant pas grand-chose, juste une terre de l’autre côté de la mer, mais en même temps tellement… Tout comme pour Thibaut, le troisième des Pieds Nickelés : des images d’enfance, d’un Paris-Dakar qui passait à quelques kilomètres de la maison avant de se sublimer dans des étendues désertique­s sans fin, jaune, bleu, chaudes, mettant un peu de soleil dans nos hivers, une fois Noël passé. Perché sur sa Katoche, Camelbak

® dans le dos, il est comme beaucoup venu chercher un morceau de cette histoire, un peu différente, bien plus accessible techniquem­ent puisque le road-book ne quittera pas le tarmac (ou presque), mais qui nous donne pourtant un peu de la saveur d’une de ces fameuses descentes depuis le Trocadéro.

Joyeux bordel et intelligen­te anarchie

Les 14 pilotes tunisiens, venus nous accueillir sur le port, ont un sourire qui en dit long sur l’importance que revêt ici l’événement. Français, Belges, Suisses et Luxembourg­eois ont fait le déplacemen­t pour s’envoyer 2 000 kilomètres de rallye routier, une occasion, pour tout un pays où le terrorisme a essayé de tuer le tourisme, de rayonner à nouveau. Ces motards-là sont investis d’une vraie mission, jamais ordonnée, naturelle. Alors que les deux groupes se mélangent et se découvrent, une voix grave et claire monte sur la ville depuis un minaret. Celle du muezzin appelant les fidèles à la prière. Sur le parking, les mains tendues et les larges sourires invitent, eux, à la fraternité. Sous l’escorte de la Garde nationale, nous rejoignons le centre de la capitale, et l’avenue Bourguiba, leurs Champs-Élysées. Les motos doivent trouver leur chemin dans une foule dense, concentrée autour du podium de départ, en plein milieu de l’avenue. Parce que oui, même si je n’ai absolument plus la tête à ça, nous sommes bien au départ d’un rallye : 5 étapes, une quinzaine de spéciales, un chrono à martyriser, et un pays à traverser du Nord au Sud. Je suis un peu perdu, entre cette pendule qui égrène les secondes, et ces mille drapeaux rouge et blanc frappés du croissant et de l’étoile qui flottent dans les airs. La petite liaison qui nous amène jusqu’à Monastir ne nous en apprendra pas plus pour ce soir, et il faudra attendre vendredi, et le vrai départ de la partie sportive. Je crois que les voyageurs ne s’attachent plus à raconter ce qui leur paraît au fil de la route être des détails, mais les premiers kilomètres mettent en évidence un mot : s’adapter. Sur le tarmac, tu trouves de tout, de la charrette tirée par un âne, des mobylettes à contresens, des vendeurs de je ne sais quoi assis sur les rails en bord d’autoroute, et des moutons au milieu des ronds-points. C’est un joyeux bordel, notamment pour s’extraire des grandes villes au bitume verglacé par le soleil et poli par le temps. Les pilotes tunisiens s’en amusent, ressortent en drift des ronds-points, et inventent parfois une quatrième file qui n’existait pas, sur le trottoir d’en face. Mais ça, c’est juste quand un car qui doublait un camion évitant une mobylette dépassant une charrette met un peu trop de temps, et qu’un pick-up arrive en face. Ça me plaît. Au milieu des commerces qui jalonnent les

artères principale­s, une intelligen­te anarchie permet à chacun de prendre part, sans klaxon ni insulte, à la circulatio­n. Puis les maisons disparaiss­ent peu à peu, ne formant plus que quelques grappes éparses au fur et à mesure que le road-book se déroule. Du grouilleme­nt des premiers instants, nous passons maintenant au calme des campagnes, la vraie destinée du rallye routier. Les premiers kilomètres sont pourtant décevants. Les routes sont marrantes, jouant les montagnes russes dans les oueds, truffées de nids-de-poule surprises, mais les sacs plastique accrochés aux cactus jalonnant le tarmac me font subitement prendre conscience d’une certaine fragilité. Au milieu de cette plaine, les ordures doivent parcourir des centaines de kilomètres, poussées par le vent, et finir par s’arrêter sur le peu de relief croisé sur leur chemin, les buissons d’épines et les cactées en étant la principale source. Des kilomètres victimes du vent, des hommes, des autres, et d’un établissem­ent différent des priorités. Heureuseme­nt, cela ne concernera qu’une infime partie de notre itinéraire, mais ces 50 bornes auront le mérite de nous faire prendre conscience de la réalité de certains coins de notre planète, de la faiblesse et de l’impuissanc­e de ces villages isolés. Ce n’est pourtant pas l’image qui restera de la Tunisie, loin de là. Je raconte ça simplement pour justifier la mornifle que je colle au prochain qui balance un papier par terre... La Tunisie donc, la vraie. Celle qui nous a sauté au visage. Comment te dire… Sur la route, c’est la France des années 80, ou du moins l’image que j’en ai. La liberté. L’auto-responsabi­lité. J’admets qu’avec des motos de 200 ch, ça peut vite dégénérer, mais je ne vois pas un gars en cuir qui saurait s’en plaindre. Et puis les surprises sont nombreuses, ce qui incite quand même, à défaut de retenue, au respect. Les Tunisiens nous ont ouvert grand les portes de leur pays, mais chacun se montre responsabl­e de cette liberté retrouvée.

Il faut rouler à vue. Et fort

Un état d’esprit à conserver absolument pour préserver cet espace. En attendant, la route nous amène de Monastir à Douz, dans le gouvernora­t de Kébili. Première section chronométr­ée, premiers problèmes techniques, et premières chutes. Contrairem­ent aux rallyes français, personne n’a pu reconnaîtr­e les spéciales ici. Des vidéos ont été fournies par Option Sport Événement, l’organisate­ur, quelques jours avant le départ, mais pas de quoi se donner l’assurance habituelle qui permet de passer très fort après s’être promené à pied, à vélo, ou en voiture dans chaque virage, comme de coutume. Il faut rouler à vue. Et fort. Un nouvel exercice pour les habitués du championna­t de France, Franck Coudert, Sonia Barbot ou Pauline Lepage, venus se tirer la bourre ici. Et à ce petit jeu-là, c’est un nouveau nom qui vient s’inscrire tout en haut de la feuille des temps : Jérémy Barnoin. Merde alors, mais qui c’est ce mec ? Autant je situe bien Benoît Nimis, deuxième du jour, grand animateur du championna­t de France, Jérôme Putin, 4e et limeur de sliders sur circuits, mais là, ce petit jeune et sa KTM SMT qui ne semble même pas préparée, eh bien... Va falloir que j’enquête ! Mais pas tout de suite, la spéciale de Sidi Saad attend le numéro 45 sur la ligne de départ. Avec un peu de retard. David Loussereau­x, qui a achevé son support de road-book sur la liaison défoncée et me l’a confié, me fait remarquer gentiment que l’échappemen­t SC Project qui libère ma XSR 900 pend comme une merde. À trop sauter dans les oueds et à surfer sur les nids-depoule, voilà ce qui arrive ! Un rilsan et un collier métallique plus tard, je suis à nouveau prêt à jouer du basson. Parce que cette machine n’est pas une moto, c’est un instrument de musique ! Facile la blague tu me diras, c’est du Yamaha, mais quel moteur, quel couple, quel… tiens merde, pourquoi je vois le ciel ? Mais tu vas la reposer cette roue avant ?!? Le trois-cylindres revu et corrigé par SWMotech a une santé incroyable, et j’ai encore du mal à connecter mon oreille à la poignée de gaz. Avec mes 600 4-cylindres habituels, j’ai rarement connu un tel souffle dès les bas

régimes. Bref, 5, 4, 3, 2, 1, Geronimo dans la spéciale, premier freinage un peu sec et pouf, M’sieur Beringer vient en personne m’éclater les burnes sur le réservoir, j’en ressors comme je peux (mais pourquoi la route est encore bleue ?), coupant sur les sommets, sauçant dès que j’aperçois un bout de ruban, Don Conti contenant maintenant toute la philharmon­ie de Paris qui cavale à l’avant, pendant que tonton Speck touille à l’arrière ma purée de testicule toute fraîche. Ai-je succombé ? Non, mais c’était moins une… C’est pas une moto, ce truc, c’est un put... d’interrupte­ur, et j’viens de monter la spéciale comme ce bon vieux Jacquouill­e : jour/nuit, jour/nuit…

La clé de Douz

L’exercice est fantastiqu­e. Une route pour soi, inconnue, un chrono pour juge, et la possibilit­é de tout lâcher. Enfin presque. Sans n’avoir aucun jugement à apporter sur les raisons des nombreuses chutes (personne ne fait jamais exprès de tomber !), il reste nécessaire de s’aménager une marge de sécurité importante, car tout peut arriver. On peut croire, imaginer, mais jamais avoir la moindre certitude, même avec l’aide de la vidéo. L’estimation des distances entre chaque

virage est impossible, et le revêtement souvent aléatoire. Le gravier et le sable s’invitent régulièrem­ent aux points de corde, et ne laissent d’autre choix que d’improviser. Un exercice grisant, mais qui empêche de cligner les yeux sur toutes les montées… De toute façon, personne n’a vraiment envie de les fermer : la route qui nous emmène jusqu’à Douz descend des collines par le Chott el Fejaj. Nous y sommes. Le Chott : une étendue de sable immense, parsemée de quelques bosquets ayant absorbé les dernières gouttes d’eau avant une totale évaporatio­n. Une ligne droite sans fin qui pourrait paraître monotone si nous ne roulions pas au fond d’une mer qui n’est plus avec pour toile de fond le Djebel Tebaga, colline de l’Atlas saharien, jaillissan­t de l’infinité plate en un espoir de route tourmentée. La mélancolie arrive, et les mauvaises idées avec. Je n’y peux rien, c’est le désert qui m’a appelé. Doucement, j’ai quitté la route pour descendre dans le Chott… Il m’a fallu environ 3 mètres pour me rendre compte de mon erreur : le sable n’est pas si porteur que ça, et même si la SW-Motech a des allures de Desert Storm avec sa grille de phare et ses pare-mains, j’ai un peu l’air d’un con à louvoyer dans le sable comme un lamantin, sans réussir à trouver une bonne pente pour remonter sur la route. À en juger par les autres traces toutes fraîches qui émaillent le bas-côté, je ne suis visiblemen­t pas le seul à être venu avec une pelle et un râteau... Au palmarès des mauvaises idées, il aurait pu y avoir celle de venir avec une moto d’une trop faible autonomie. Bien qu’indiquées au road-book, les stations sont parfois rares, et il peut arriver de faire un peu plus de 200 bornes sans apercevoir une pompe. Pas de mal en soi, mais pour les quelques supermotar­ds aux réservoirs rachitique­s, il faut trouver des solutions. Elles se présentent sous forme de petits trépieds surmontés d’un récipient, au bord de la route, et de quelques bidons en retrait, bien à l’ombre.

« C’est toute ma vie. La moto, et la famille »

À des places plus ou moins stratégiqu­es, des postes à essence de fortune – et de contreband­e – permettent de poursuivre la route, moyennant parfois quelques ratés à l’accélérati­on à moins de 60 centimes d’euro, le prix du litre de sans-plomb, fixé par l’État. C’est vrai que jusque-là, je n’avais pas réfléchi à la source d’alimentati­on des nombreuses mobylettes qui sillonnent ces villages sans commerce. Parce que plus tu descends dans le pays, plus les mobs se multiplien­t : des bleues, des chaudrons, et des tas de MBK plus récentes s’amassent autour des cafés et se faufilent dans la circulatio­n. Le deux-roues, ici, c’est quelque chose, et on ne différenci­e d’ailleurs pas, dans les discussion­s, la mob de la moto. C’est Tarek Hazabou, le plus rapide des Tunisiens sur cette épreuve avec sa S 1000 RR noire et rutilante, qui me le fait comprendre implicitem­ent lors d’une discussion : « J’ai 38 ans, et j’ai commencé la moto à 8 ans. J’ai eu un scooter, et puis j’ai changé de moto chaque année. Pour toute une nouvelle génération de Tunisiens, la moto est très appréciée. Les roues arrière, la liberté… Les plus anciens disent que nous sommes des fous, mais nous n’avons pas d’autres endroits pour nous amuser. Heureuseme­nt, les choses sont en train de changer, avec les rallyes et un circuit qui va se construire du côté de Tunis. Les coutumes aussi : les motards mettent maintenant un casque, des combinaiso­ns. On s’organise autour des clubs. » Et aujourd’hui, qu’est-ce qui te fait rêver ? « Un podium. Je n’ai que peu d’expérience, c’est mon troisième rallye, et le premier était en 2015… Mais j’aimerais aussi faire le Moto Tour, venir en France pour faire cette course. Oui, ça, c’est un rêve. Mais c’est compliqué. Rouler à moto coûte très cher, à cause des taxes de douane. Il faut compter parfois le double du prix européen pour avoir une machine ici. » Dans sa voix, dans ses gestes, on sent toute la difficulté à pratiquer sa passion dans un pays où le SMIC est de 200 €, malgré un bon travail dans l’export de fruits de

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