Moto Revue

LE FEELING DE FREDDIE

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Un épisode méconnu a retenu notre attention dans Feel, l’ouvrage au titre évocateur de Freddie. Cela se passe en 1982 aux 200 Miles de Daytona. Contraint à l’abandon, vilebrequi­n cassé, alors qu’il était en tête de l’épreuve deux ans plus tôt au guidon de la TZ 750 préparée par Erv Kanemoto (Honda, qui n’avait pas de moto pour les 200 Miles, avait donné son accord), Freddie rêvait de la gagner depuis l’âge de 8 ans. Au guidon cette fois d’une Honda FWS 1000 V4, Spencer, associé à Mike Baldwin, avait l’arme pour devenir le plus jeune vainqueur de cette course légendaire. Mais cela n’est pas arrivé, malgré tout le talent qu’il a déployé pour parvenir à son but. « Mike Baldwin était en tête devant moi et Kenny Roberts en 3e position, qui roulait sur une Yamaha 680 cm3 deux-temps. Cette Honda était le premier gros V4 quatretemp­s conçu par le service course, une pure merveille. Nous l’avions découverte le lundi avant la course. À l’époque, c’était souvent comme ça : on découvrait les nouvelles machines le lundi matin avant Daytona ! Et puis en 1982, c’était ma dernière course avec le team Honda US, car ensuite, je partais pour l’Europe et les Grands Prix. À Daytona, il y a toujours eu des problèmes avec les pneus, étant donné les contrainte­s particuliè­res qu’ils subissent sur ce circuit et surtout sur l’anneau. C’était bien avant que la technologi­e multigomme ne soit inventée. En course, dès le 8e tour, Baldwin a eu un problème avec son pneu arrière. J’étais juste derrière et d’un seul coup, quelque chose a sauté de sa moto, rebondi sur ma bulle et mon casque : un bout de pneu ! Je voyais une petite partie de la trame de son pneu. Il a ralenti, je l’ai passé en lui montrant du doigt sa roue arrière, et il est rentré aux stands pour le faire changer.

« J’aurais dû me fier à mes sensations »

Et là, j’ai percuté : “Je suis sur la même moto avec le même pneu !” (inutile de préciser qu’à Daytona, ce n’est pas vraiment l’endroit rêvé pour avoir ce genre d’ennui : Barry Sheene, victime de l’éclatement de son pneu en 1975, en fut un exemple spectacula­ire, ndlr). J’ai donc moi aussi changé de pneu et ensuite, c’est là que ça devient intéressan­t, j’ai complèteme­nt changé ma façon de piloter. Instinctiv­ement, j’ai modifié mes trajectoir­es dans la partie sinueuse, en accélérant plus tôt mais plus doucement à la sortie des virages, en prenant un tout petit peu moins d’angle. C’était une question de degrés, de fractions, quelque chose de très subtil, mais j’étais revenu à l’âge de six ans, sur le terrain derrière la maison, à contrôler les glissades de la moto comme avant... Roberts avait abandonné et c’était Graeme Crosby qui menait la course, mais j’étais le plus vite en piste, je savais que j’allais le doubler dans le dernier tour et enfin, gagner cette épreuve dont je rêvais. Mais à trois tours de l’arrivée, on m’a passé le panneau “Pit in” m’incitant à m’arrêter aux stands. En voyant les temps descendre, ils pensaient que je serais trop court en essence et avaient peur pour le pneu. J’ai hésité tout un tour, je me sentais bien, Crosby était là, juste devant moi... et puis je suis rentré. On m’a remis de l’essence, on a inspecté mon pneu et je suis reparti. J’ai fini deuxième et toute l’équipe était ravie par ce résultat. À l’arrivée, le pneu était encore bon et j’aurais eu assez d’essence pour finir. Mais je n’ai pas montré ma déception. Après tout, c’était ma décision. J’aurais dû me fier à mes sensations. Les 200 Miles de Daytona en 1982, c’est la plus grande course que j’ai faite et que je n’ai pas gagnée... Et tout cela pour parler de feeling pur avec la moto. À Daytona, c’est ce qui s’est passé. Et en règle générale, c’est toujours comme ça que ça se passait. On me parle souvent d’une photo (signée de Stan Pérec, ndlr) qui date de 1983, où ma roue avant est complèteme­nt en travers, quasiment en butée de direction. Je pense que j’ai dû rattraper cette glisse et rentrer plus tard aux stands sans même en parler à mon équipe. C’était quelque chose de normal, d’ordinaire. Tout vient du fait que je m’adaptais au fur et à mesure au comporteme­nt de la moto, que je devinais ce qui allait se produire avant que ça ne se produise et du coup, je n’étais quasiment jamais surpris par les réactions de la moto. Je me servais de ma roue avant pour faire tourner la roue arrière plus rapidement, en la faisant glisser au freinage, en m’appuyant dessus avec le bon dosage… En fait, ce qui détruit prématurém­ent les pneus, ce n’est pas la glisse, mais le poids et la charge de la puissance que l’on met dessus. Il faut trouver des solutions pour éviter ce problème. C’est ça, le secret. » Lors de notre entretien, l’ancien champion du monde a, à notre demande, abordé cet aspect un peu « surnaturel » du pilote qu’il fut :

« Je sais, pour l’avoir moi-même souvent expériment­é, que notre cerveau est capable d’absorber et de ralentir en quelque sorte les informatio­ns qu’il reçoit. Lors de mon crash de Misano en 1987 (percuté de façon involontai­re

par Pierfrance­sco Chili, ndlr), j’ai tout ressenti comme au ralenti, ces quelques secondes de chaos se sont déroulées comme dans un état de conscience supérieur... J’ai partagé avec une amie le même genre d’expérience, ce que je raconte dans le livre. Elle-même a un jour été victime d’un terrible accident de la route, sa voiture est partie en tonneaux et n’était plus qu’un tas de tôle une fois que tout s’est arrêté. Mais elle n’avait strictemen­t rien. Et elle a ressenti comme une force protectric­e durant tout le temps que ça a duré. Ce sont des choses dont on ne parle pas spontanéme­nt, de peur de ne pas être pris au sérieux. Mais j’ai ressenti cela moi aussi lors de ce crash ou, d’une façon moins pointue et à quelques occasions clés, tout au long de mon parcours de pilote profession­nel, ce sentiment diffus de “quelque chose’’ qui me poussait à prendre les bonnes décisions au bon moment... »

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 ??  ?? 1 De nouveau les 200 Miles de Daytona, en 1982. Freddie doit ménager son pneu arrière au guidon de cette FWS 1000 V4 et manque la victoire de peu. 2 En 1983 (ici en Espagne), son duel avec Kenny Roberts marquera l’Histoire des Grands Prix pour l’éternité.
1 De nouveau les 200 Miles de Daytona, en 1982. Freddie doit ménager son pneu arrière au guidon de cette FWS 1000 V4 et manque la victoire de peu. 2 En 1983 (ici en Espagne), son duel avec Kenny Roberts marquera l’Histoire des Grands Prix pour l’éternité.

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