Moto Revue

Rencontre

Les derniers tireurs de boulets

- Par Thomas Loraschi. Photos Bruno Sellier et archives MR. Dessin Jacques Vivant.

L’instaurati­on du 80 km/h ? Ils s’en foutent puisque, de toute façon, ils ne roulent pas à 90, mais plutôt à 190, voire 290. Eux, ce sont les tireurs de boulets, espèce en voie de raréfactio­n, chassée par 15 ans de radars automatiqu­es et de politique sécuritair­e, mais dont il reste quelques spécimens bien vivants. Rencontres en mode « pas plus vite qu’à fond ».

« On roule en groupe, avec les intercoms et on fait partir un gars 10 min devant. Comme ça, il nous renseigne et on peut ouvrir en grand »

L «es radars automatiqu­es ? Bien sûr que j’en tiens compte : je prends le périph’ tous les matins pour aller au boulot. J’en tiens d’autant plus compte qu’ils me servent de point de départ pour mes roues arrière. Comme tout le monde ralentit à leur niveau, ça laisse de la place dans le trafic. J’ai plus qu’à mettre un petit coup de cirette et hop : moi et ma GXS-R, on peut s’enquiller notre petit wheeling du matin, comme ça, sur 100 ou 200 mètres. Au quotidien, je fais ça surtout au niveau de la tour TF1 parce que la circulatio­n y est un peu plus fluide. Les jours fériés, quand ça roule mieux, il y a plus d’opportunit­és : j’y vais au feeling. Je ne cherche pas spécialeme­nt à rouler vite. Mais bon, sur un Gex 1000, t’as beau faire ton wheeling en deux, quand tu reposes, t’es à 180... » Non, Vincent, qui nous conte cette histoire, n’est pas le fils du Prince Noir, ce mystérieux pilote qui, en 1989, sous les caméras de La Cinq, enquillait les 35 km du périphériq­ue parisien en 11 minutes et 4 secondes. Vincent, qui faisait de la balançoire dans le scrotum paternel au moment où la télé diffusait ces images, n’est même pas dans la nostalgie de ces années-là, sans cabines automatiqu­es et quasiment sans contrôles radars. Non, Vincent* est juste un trentenair­e parisien, 10 ans de permis moto au compteur, qui, selon ses mots, « aime rouler comme (il) l’entend » . C’est-à-dire à la vitesse qu’il estime raisonnabl­e et avec le genre de moto qu’il apprécie : une hypersport full, de préférence badgée Suzuki. Dans une France, où il est rentré dans la plupart des têtes qu’ « on ne peut plus rouler » , ce genre de choix devrait suffire à l’envoyer devant les tribunaux ou au moins à désintégre­r méthodique­ment son permis de conduire. Et pourtant, son permis, il l’a toujours en poche, amputé de seulement trois points. Martingale ? Chance ? Dérobades face aux contrôles ? Vincent décoche les trois cases sans hésiter. « Rien de tout ça : moi, j’assume tout. Je roule avec ma vraie plaque, je m’arrête en cas de contrôle. Je sais que je joue. Si je perds, c’est tant pis pour moi. Mais en général, ça se passe bien. La dernière fois, je me fais arrêter à 110, porte de La Villette. Bon, deux secondes avant, j’étais à 160. J’ai été, comme toujours, super poli. J’avais les papiers en règle, la moto était quasiment d’origine. Ils m’ont laissé repartir. Quand tu es respectueu­x et que la moto n’est pas trop modifiée, à mon avis, tu évites déjà pas mal d’emmerdes. » Un point de vue que Francky pourrait nuancer. Non parce qu’il se refuse à la plus élémentair­e des politesses vis-à-vis des condés mais parce que les motos, ce Guadeloupé­en amateur de grosses bourres, les aime sévèrement tapées. « Moi, il faut pas qu’un gars ait la même moto que moi et qu’elle marche mieux que la mienne : j’en dors pas la nuit, sinon » , argue-t-il. Si l’explicatio­n est quasiment psychanaly­tique, la solution aux tourments nocturnes de Francky n’est pas à chercher du côté de chez Freud, mais en direction d’un atelier de préparatio­n installé en Ile-de-France. Un atelier dans lequel sa ZZR 1400 « a pris sa petite cure de jouvence » , comme il le dit avec gourmandis­e. Pudique au moment d’aborder les questions mécaniques, Francky ne se souvient plus exactement en quoi la cure consistait, mais toujours est-il que sa Kawa « sort 210 ch au vilo et prend 340 au compteur GPS » . Mais que fait-on d’une vitesse maximale de 340 km/h dans un pays où la limite se situe, dans le meilleur des cas, 210 km/h plus bas ? Du circuit ? Francky n’aime pas ça et la ZZR 1400 non plus d’ailleurs. Des runs sauvages à Vincennes ? Pas non plus le truc du Guadeloupé­en : « J’y suis allé un vendredi soir. J’ai vu beaucoup de kékés. Un gars venait de perdre un pied. Ça m’a un peu refroidi. » Et donc ? « On roule. Mais attention : en réfléchiss­ant et en s’organisant. » Rouler, réfléchir, s’organiser : le genre de vocable qui a tout pour plaire aux apôtres de la sécurité routière. Bon, l’interpréta­tion qu’en fait Francky, probableme­nt un peu moins. « On roule sur route, on enroule du gros câble, mais pas à l’improviste, si tu veux. » Francky retient trois cas de figure. « Le premier, c’est quand on va choisir un moment spécifique. Par exemple, je discute avec un gars sur un forum moto ; il sait que j’ai une ZZR qui va bien, il me dit qu’il veut se mesurer à moi avec sa bécane. Eh bien, on va se mettre d’accord sur un rendez-vous dans une zone industriel­le par exemple. Tranquille­s, le soir, en comité restreint. L’autre cas de figure, c’est les routes et les autoroutes en constructi­on. On essaie de repérer les tronçons qui sont en cours de finalisati­on avec un bel enrobé tout neuf et pareil, on se donne rendez-vous. Ça peut être loin, ça peut être à l’autre bout de la France ou en Allemagne, mais des fois, tu tombes sur des tronçons hyper roulants qui font pas loin de 5 km. Des trucs qui valent vraiment le déplacemen­t. » Et le troisième cas de figure ? « C’est sur routes ouvertes. Mais avec un ouvreur. On roule en groupe, avec les intercoms et on fait partir un gars dix minutes devant. Comme ça, il nous renseigne sur le trafic, l’état de la chaussée, évidemment la présence policière et là, on peut ouvrir en grand. » Une méthode qui, aux yeux de Francky, a largement fait ses preuves : « Ça fait 20 ans que je roule, je n’ai jamais eu d’accident et j’ai mes douze points. Et ça, sans me barrer devant les flics, juste en réfléchiss­ant un peu. »

340 compteur

L’évolution des espèces obéit parfois à des mécanismes étranges. Celle des tireurs de boulets aurait donc vu, au fil du temps, ses valseuses rester intactes mais son cerveau se muscler sous la pression sécuritair­e. Gérald n’est pas anthropolo­gue, mais en tant que préparateu­r de sportives depuis presqu’une trentaine d’années, il a, sur le sujet, un avis bien étayé, qui recoupe en partie cette hypothèse. « La clientèle n’est plus la même, note-t-il. Après... la multiplica­tion des radars a son influence, mais ça n’explique pas tout. » Lorsque Gérald ouvre son atelier au mitan des années 80, les sportives sont au début de leur âge d’or et les clients font la queue devant le bouclard. « C’étaient les premières années de la GSX-R. Les Japonais commençaie­nt tous à livrer des sportives avec des chevaux, mais qui demandaien­t quand même à être sérieuseme­nt préparées pour donner tout leur potentiel. On refaisait des culasses, des vilebrequi­ns, des équilibrag­es. Dans les ateliers, c’était un peu la course à l’armement. Et sur la route aussi, c’était la course. J’avais des clients qui se faisaient des Paris-Lyon en moins de trois heures trente, des Paris-Narbonne en moins de huit heures. Ça traînait pas... Mais ce n’était pas le même rapport à la moto qu’aujourd’hui. Les gars étaient tout le temps dessus et ils roulaient vite en permanence et le plus souvent à fond. Aujourd’hui, même pour les passionnés, la moto est devenue quelque chose d’occasionne­l. Ils l’utilisent moins souvent qu’auparavant et s’il leur arrive de rouler encore très vite, c’est beaucoup moins fréquent. » Ce genre de clients, venus faire optimiser une machine sortant déjà près de 200 ch d’origine, Gérald en voit débarquer encore environ un par semaine, « souvent sur de l’Hayabusa ou de la ZZR » , preuve que la multiplica­tion des radars n’a pas totalement tué le marché. « Dans le cas d’une Hayabusa, c’est des gars qui vont repartir avec une machine sortant 40 chevaux de plus et pesant

25 kg de moins. » Des fous de vitesse ? « Non, pas des fous, je dirais des amateurs : des gars qui vont rouler parfois très vite, mais pas de façon décérébrée. Ces motards-là, tu les verras pas passer à 150 sur un boulevard ou faire un wheeling entre les files. Ce ne sont pas des suicidaire­s. À la limite, ce qui leur plaît c’est plus l’objet que la vitesse pure. Même si l’objet, ils ont quand même envie de savoir de temps en temps ce qu’il a dans le ventre. Alors oui, ça peut rouler vite mais globalemen­t, on n’est plus dans l’état d’esprit des années 80 qui était de rouler vite tout le temps. » « Globalemen­t » : Gérald a raison d’apporter cette nuance. Car la globalité du monde global où chacun se tient globalemen­t à carreaux, il y en a qui n’en ont toujours globalemen­t rien à foutre. Serge, qui, du haut de ses 53 ans, sillonne le Vaucluse sur une GSX-R 1100 de 87 constitue un très beau spécimen de cette catégorie, dans laquelle il se range, non pas par provocatio­n, mais du simple fait d’ « un besoin irrépressi­ble de liberté ».

« Du bleu à toutes les sorties »

« Oui, ma pratique de la moto est complèteme­nt libre, assume-t-il. C’est un choix de vie comme ça. Je ne vote pas, je n’ai jamais voté. J’ai un travail, je suis intégré socialemen­t pour ne pas être dans la survie, mais je ne me reconnais pas du tout dans cette société. Et les règles qu’on nous pond, du moins celles qui me semblent idiotes, je les transgress­e. » Partant de ce principe, on se doute que Serge n’a pas consacré beaucoup de temps à manifester contre le 80 km/h. « Franchemen­t, pourquoi j’irais manifester pour le retrait du 80 km/h ? Je ne respecte même pas le 180... Et puis quoi, si on revient aux 90 km/h, on va crier victoire ? On va être contents de se faire pruner à 95 ? Franchemen­t tu connais des gars qui, en moto, roulent à ces vitesses sur des routes dégagées ? Pas moi. » Serge au quotidien, ça va plutôt d’ « un petit 110-130 à la cool pour aller au boulot, avec quelques wheelings quand même » ,à « un bon 280 pour revenir du boulot, les jours où j’ai envie de lâcher un peu la pression » . Le tout avec une bonne Suz’ des années 80 « qui se tortille un peu, mais quand tu la connais, tu sais que ça va passer » , précise-t-il. Évidemment, ça passe peut-être avec la Suz’ mais avec la maréchauss­ée, un peu moins. Ces dix dernières années, Serge est tombé quatre fois pour des délits liés à la vitesse. Tous sur le réseau secondaire. « Le premier à 140, le 2e à 200, le 3e à 240, un peu en crescendo » , remarque-t-il. Mais paradoxale­ment, c’est pour son excès le plus faible, un petit 114 sur départemen­tale, qu’il a pris le plus cher. Cela dit, Serge l’a un peu cherché... Tout partait pourtant d’une bonne intention : « Un dimanche matin, je décide de partir me balader sur un street bike que j’étais en train de me monter : un GSX-R 750 dans lequel j’avais jeté un bloc de 1100 réalésé en 1200. Pas de carénage, pas de compteur, pas d’éclairage... un peu un piège à flics, quoi. Mais bon, je me dis que je vais rouler tranquille, et qu’il ne m’arrivera rien. Sauf qu’après une petite demi-heure de balade, en sortant d’un bled, je vois les gendarmes derrière moi, en bagnole. Je me dis : putain, c’est pas possible, ils vont me mettre la totale pour la moto ! Du coup, je décide de les semer. Vu l’allonge de leur Kangoo diesel, j’y arrive sans aucune difficulté, mais manque de bol, je me retrouve avec deux motards de la police au cul quelques minutes après. Rebelote, j’accélère : je débarque ce joli monde. Et là, pendant 20 bornes, je pense être tranquille. Mais à un moment, alors que je suis en rase campagne, qu’est-ce que je vois ? L’hélico de gendarmeri­e

« Et puis quoi, si on revient aux 90 km/h, on va crier victoire ? On va être contents de se faire pruner à 95 ? »

au-dessus de moi ! Là, c’est un peu le coup de massue. Mais allez... je me dis que je vais bien finir par trouver un bois pour lui fausser compagnie aussi ! En attendant, je remets du gaz. Sauf qu’avant de le rejoindre ce fameux bois, j’arrive à un rond-point et là : du bleu partout à toutes les sorties, avec la main sur l’étui. Bon là... j’ai lâché l’affaire et je me suis dit que j’allais déguster. » Entre le jugement en première instance et l’appel, la dégustatio­n de Serge prend la forme d’un retrait de permis de quatre mois assorti d’une peine de trois ans de prison avec sursis. « En appel, j’ai échappé à l’injonction de suivi psychiatri­que mais l’audience était surréalist­e. Surtout le réquisitoi­re du procureur. Je l’entends encore me dire : “La moto, je vais vous dire ce que c’est : c’est le sexe, c’est la drogue, c’est le rock’n’roll ! On le sait très bien : quand on est à moto, on se croit tout permis ! Votre 750, là, elle doit faire au bas mot 70 ch : je suis sûr qu’elle est capable de faire du 150 à l’heure !” Mon Gex monté en 1200, du 150 à l’heure ? Là, j’ai compris qu’on n’était pas sur la même planète, le procureur et moi. »

« Elle chatouilla­it un peu le tympan »

Mais la « planète Serge », sorte de Terre libertaire en orbite autour des années 70-80, est-elle encore habitable ? Même si « c’est pas tous les jours simple » , Serge est persuadé que oui. « Et je vais te dire pourquoi : parce qu’on est plus qu’on le croit à aimer ça. Je ne te parle pas des gars qui font les lois. Je te parle des mecs de base, y compris chez les flics. » La dernière anecdote du jour sert de preuve à notre tireur de boulet multirécid­iviste. « Un jour, je roule à la campagne sur ma GSX-R en échappemen­t libre et avec la rampe racing. Autant dire qu’elle chatouilla­it un peu le tympan : on l’a mesuré à 135 db. Je prends une ligne droite à fond et là, manque de bol, je vois les gendarmes sur le bord de la route : une bagnole et deux motards, qui me font signe de m’arrêter. Ayant déjà pris bien cher pour mon délit de fuite, je décide d’obtempérer, comme ils disent. Je m’attends à m’en prendre une sévère, vu que la moto n’a rien de stock. Et là, le flic s’avance, il se plante à un mètre devant moi, me pointe avec son index et me balance : “C’est une 87 !” Je confirme du bout des lèvres, et le gars me répond du tac au tac : “J’en étais sûr ! Je l’ai tout de suite dit à mes collègues :

je l’ai reconnue au son !” Je comprends que le gars est fan de Schwantz. On discute des bécanes de ces années-là, des GP, des pilotes, tout ça... Il ne me parle pas de la vitesse, pas de l’échappemen­t, pas de la plaque qui n’était pas très orthodoxe non plus. Rien ! Au contraire, il me dit : “En partant, vous remettez deux, trois coups

de gaz, hein ! Qu’on entende bien !” Et il balance aux deux motards de la gendarmeri­e qui attendaien­t derrière : “Bon : lui, s’il décide de mettre du gaz, essayez même pas de le rattraper... Parce que son Gex, il marche, hein ! Pas comme vos deux merdes !” Franchemen­t, quand tu entends ça, comment veux-tu désespérer ? »

Le procureur : «Votre750,là,elledoitfa­ire aubasmot70­chevaux,jesuissûr qu’elleestcap­abledefair­edu150àl’heure!»

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