Rando en Touraine Promenade Royale
Il faut parfois partir pour se retrouver, ou (se) redécouvrir, peut-être pour ne rien avoir à faire, et disposer de suffisamment de temps pour se faire surprendre par un ciel superbe, une voix inconnue. À moins que ce ne soit pour méditer connement et se dire que le goudron n’existe pas depuis si longtemps, que la moto était là avant… Des pensées qui traversent l’esprit quand on se lance dans une balade comme la Royale…
Dans le petit matin angevin, le camping de Mûrs-Érigné s’agite doucement. Sorti de l’obscurité, le ronronnement des premières machines laisse maintenant place à des voix, étouffées par des casques, puis grandissantes dans l’aube au fur et à mesure des retrouvailles. L’été n’en finit plus de s’étirer, et la rosée tombée sur nos motos est la seule trace d’humidité depuis des mois. Pas un nuage à l’horizon, juste de grands arbres noirs, chatouillant depuis la terre cette toile sanguine, argent, puis bleue à l’heure du rassemblement. Du haut de ses 28 ans, Alex, le bien jeune père de cette Royale (qui s’est déroulée du 19 au 21 octobre 2018, ndlr), livre ses dernières consignes pour nous rendre ces trois jours les plus agréables possibles. Cocoricorando, c’est une drôle d’histoire… Celle d’Antoine Deswart qui s’en va un jour essayer un trail immaculé chez son concessionnaire, le lui rapporte couvert de boue, et nous raconte : « Quand il a vu l’état de la bécane, il m’a demandé ce que j’avais foutu ! Un trail, c’est fait pour aller dans les chemins, alors bon, j’avais essayé, quoi ! » Mais il comprend en même temps que finalement, les possesseurs de ce genre de machine ne sortent pas ou peu des zones goudronnées. Et c’est là que, avec trois potes et du jus de bonnes idées, la blague d’un Paris-Dunkerque tombe sur la table, entre les chips et le saucisson. De la capitale à la ville du carnaval, en trail, et par les chemins. De 16 participants au départ, le Paris-Dunkerque devient un événement reconnu et donnera naissance à la Vercingétorix, dans le Massif central, à la Cathare dans le Sud-Ouest, et à cette fameuse Royale autour des châteaux de la Loire qui nous accueille aujourd’hui. Entretemps, Antoine, qui ne manque pas d’idées, a quitté Cocoricorando pour monter une start up, confiant les rênes de la boutique à Yann, un pur passionné, rejoint par le jeune Alex, transbahuté depuis son enfance dans le side-car de ses parents. Mais en partant vers d’autres horizons, Antoine a négocié une chose importante : sa place à vie sur tous les événements de Cocorico... Bref, ça sent le fruit de la passion, pas l’étude de marché, ni le plan d’investissement, ou la clientèle ciblée. Juste la bonne idée, qui a grandi, mûri, mais qui a su rester humble.
Les inscriptions se remplissent en 24 heures, la demande est incroyable, mais pas question pour les organisateurs d’augmenter le nombre de places et de viser le profit au détriment de l’esprit. Et c’est bien cet esprit qui fait la particularité de ces week-ends. Mais pour l’instant, j’ai surtout envie de retrouver celui des bois. Trois boîtes de pâté, une tente, un duvet, une brosse à dents, et kicke. Poum poum poum… Me voilà libre.
À l’aube d’un monde nouveau
Les romantiques vous parleront des couchers de soleil. Je ne suis pas romantique et c’est tant mieux, car les aubes sont bien plus belles. Qu’il doit être triste, le matin des citadins, l’horizon bouché de maisons, de centres culturels, avec pour seules notes de couleur les publicités placardées et les feux de signalisation… Là-bas, dans les chemins, l’horizon porte loin. Les vignes d’Anjou de cet automne aride, verte, orange et rouge, semblent bien loin des feux tricolores.
Chaque entrée de bois est un voyage, chaque chemin une nouvelle aventure.
Dans mon esprit, tout est affaire de perspective. Je pourrais traverser en me disant tiens, des arbres, mais les arbres seraient alors un tout, alors que chacun est unique. Un oeil sur le sentier, l’autre à l’aventure, les noms me reviennent : sapins, châtaigniers, chênes, hêtres, ormes, houx. Depuis combien de temps n’ai-je pas vu de houx... Déconnecté des habitudes, j’appréhende chaque mètre comme une nouveauté, un apprentissage, sentiment renforcé par le fait que le sol lui-même est une succession d’incertitudes. Honnêtement, même la trace « Extrême » n’est pas très technique, mais pour quelqu’un qui s’aventure pour la première fois en dehors du macadam, l’appréhension du terrain est un paramètre nouveau et important, de la terre au sable, de la pierre aux hautes herbes. Et voilà justement ce que j’aime : un sentier étroit, dessiné sous les châtaigniers, recouvert d’une épaisse couche de feuilles orange. Un tapis magique, juste doré par les rayons d’un soleil qui n’a pas envie de monter trop haut ce matin. Comme pour beaucoup, la moto est une étape de la liberté. Mais le tout-terrain sublime encore cette sensation, et je goûte, comme tant d’autres, à ce parfum. Il existe un autre monde. Un monde oublié, parallèle aux artères de la vie humaine, et qui pourtant lui est essentiel. Dans ces chemins, on croise des paysans en C15, des bûcherons en 4 x 4, des mecs sur des scooters sans casque, de vieilles camionnettes aménagées surplombées de drapeaux pirates, des perdrix, des chevreuils, des buses, des faisans. Les bords de la Loire et de la Vienne reçoivent
les premiers oiseaux migrateurs, pendant que les berges de leurs affluents fleurissent de champs d’osier. Entre espace sauvage et plantes apprivoisées, la Touraine n’est certes pas la région la plus incroyable de France, mais elle offre un aspect différent de la campagne, du terroir. Le pays semble riche, et les nombreux châteaux éparpillés entre Anjou et Indre-et-Loire témoignent d’un passé prestigieux qui continue de s’épanouir. De Chinon à Azay-le-Rideau, la trace élaborée par Alex nous amène de parcs en maisons troglodytes, de vignobles en villages de tuffeau (pierre blanche de Touraine). Ces retours à la civilisation, anecdotiques, permettent de voir la région dans son histoire et son ensemble. Et de civilisation, il s’en est construit une du côté de Turquant, lieu de bivouac de la Royale.
Blablabike
Après une pleine journée de bécane, on ne sait jamais si le retour à la communauté est à craindre ou à espérer. Pourtant, l’esprit ici ne déçoit jamais. Je ne saurais pas vraiment l’expliquer, mais les participants s’intéressent vraiment aux autres. Avec quoi tu roules, où es-tu allé, comment t’es-tu équipé ? Peut-être qu’en fait, tout tient dans la raison d’être de Cocoricorando : faire découvrir un autre espace aux motards, d’où la pelle de questions. Les enduristes perdraient leur temps ici, mais les routards découvrent subitement de nouvelles possibilités. Alors, entre ceux qui prennent l’avion avec un casque pour bagage, ceux qui « raident » en Tunisie, traversent la Mongolie, ou s’envoient l’Hard
Alpi Tour, les discussions s’animent sous les barnums qui abritent Belges, Néerlandais, Suisses, et Français bien sûr. De l’échange, véritable, pas entre globe-trotters, mais plutôt entre gamins bien mûrs qui se découvrent et partagent de nouveaux terrains de jeux, à l’âge où l’on rattrape le temps perdu. Quelques jeunes sont également de la partie, mais le pied est mis à l’étrier de la même façon, et les perspectives s’étendent d’un coup beaucoup plus loin. André, qui vient de la région parisienne avec sa Tiger, en a les yeux tout illuminés. « C’est la première fois que je roule dans les chemins, c’est fabuleux. Je reviendrai, c’est sûr, pour continuer d’apprendre et de me faire plaisir. Il y a tellement de choses à faire… » Tu sens chez lui, comme autour des autres tables ou du feu, que cette histoire n’est en fait qu’une introduction.
Le lion est mort ce soir
Des introductions, il y en a d’ailleurs des centaines sur le mur du bar du camping. Une bibliothèque. Les livres sont triés par langue. Les yeux parallèles aux reliures, je lis leurs titres sans y penser, et remarque que chaque bouquin est numéroté. Étant un peu autiste, et le plus souvent affublé du numéro 55 quand il y a une ligne de départ (Régis Laconi, si tu nous lis…), je me jette à la recherche du chef-d’oeuvre estampillé de mon chiffre favori, en quête d’un signe, d’une révélation. Et c’est un heureux hasard. Une madeleine de Proust. Ou plutôt de François Cavanna. Le 55e livre
de cette collection anarchique est le bouquin qui m’a donné envie de voyager, et de découvrir la Russie en particulier, ce que je n’ai toujours pas fait. Les Russkofs, ou la déclaration d’amour du papa de Charlie Hebdo aux Russes, à leurs femmes, leurs chants, leur jusqu’au-boutisme. Mais le hasard, que veux-tu, est toujours bien fait. Avant qu’elle n’attrape une guitare pour nous chanter, avec le grain de voix de Joan Baez mais pour la 28e fois Le lion est mort ce soir, j’accapare l’attention de Laurie, venue renforcer les troupes de l’organisation pour l’événement. Laurie, c’est... comment expliquer le phénomène... Voilà, je l’ai : c’est une Russe bipolaire enfermée dans un corps d’Italienne, née en Bretagne un jour de soleil. Un truc rare, quoi, et v’là l’bazar... Quand elle ne décide pas d’aller aux Éléphants avec son Oural (en partant de Moscou, sinon c’est pas drôle), elle fait visiter la Russie en side-car, ou l’île de Man à des motards… Gonflé par cette nouvelle façon de voyager que je découvre, les deux-roues dans la terre, j’écoute ses
34 ans pétillants me raconter l’Altaï, la vodka, la babouchka, le poisson cru, et redeviens cet ado de 16 ans, tombant amoureux des steppes que Maria murmurait à François, dans ce camp de travail berlinois des années 40...
Poubelle la vie !
Mais comme le lion n’avait pas tout à fait fini de mourir, j’ai laissé ce sacré bout de nénette rejoindre Antoine à la guitare pour achever le félin, négociant mon paquet de madeleine pour 2 € au comptoir, ré-épinglant dans un coin de mon crâne la liste des trucs à faire, en y ajoutant une nouvelle adresse. Récemment entrée sur cette liste, la meule de mon voisin de tente me fait sacrément de l’oeil depuis deux jours. Si les quelques japonaises et
KTM restent minoritaires face à l’armada de BMW, c’est bien sur un flat-twin bavarois que mon coeur s’échoit. Pas sur un GS dernier cri, pas même sur la F 650 de mon pote Pit, mais plutôt sur la R 65 pas très reluisante de Laurent. Après l’avoir suivi, enfin, plutôt essayé de le suivre, mon amour pour les motos inadaptées doublé d’une curiosité débile a fini par me pousser à lui demander le guidon de sa 650 Série 7 du début des années 80. Un guidon haut, une paire de valises de perceuses pour sacoches, des pneus à tétines, et voilà l’arme qui a enfumé tout le monde sur les pistes pendant trois jours. Au milieu des bois, nous échangeons nos machines… Mais quel tas de merde ! J’ai déjà roulé sur des tromblons, mais là, entre le ralenti à 500 tr/min, les 10 cm
qui séparent la première de la deuxième au sélecteur, la garde au sol de teckel, le poids de mammouth et les fils partout, j’ai l’impression de tracter une caravane avec une mobylette… Oui, mais voilà, 4 mètres plus tard, à 12,4 km/h, j’ai le sourire. Quel pied !
Les quelques mètres sur cet engin m’ont laissé rêveur et renvoyé à une image du premier Dakar. Philippe Jambert, journaliste, s’était lancé en 1979 dans cette aventure sur la même machine, précisément… Une époque de pionniers, où la moto était un véritable outil de liberté et de découverte. Je cherche souvent cet esprit d’aventurier, même au fond de moi, mais je crois que le monde a changé. Les Airbnb et les hôtels ont remplacé les toiles de tente, l’ABS est devenu obligatoire, une
600 cm3 une moyenne cylindrée. En 1979 toujours, le troisième du Paris-Dakar s’appelait Philippe Vassard. Il était venu à bout des
10 000 km d’Afrique sur une Honda 250 XLS, ce qui me laisse songeur... La technologie a depuis construit des outils incroyables, des GPS pour ne pas nous perdre, des motos confortables, puissantes, réglables à volonté, des vêtements chauds, des applis et des smartphones censés tout solutionner. Que faisons-nous de tout ça ? Pas assez peut-être, trop tentés de laisser entrer le monde chez nous plutôt que d’en sortir pour aller le chercher. La terre nous est pourtant grande ouverte, et à défaut de nous transformer en aventurier, Alex et ses potes se chargent très subtilement de nous le rappeler, et de nous faire tourner le guidon dans les bonnes travées...