Moto Revue

Lucio Cecchinell­o « La meilleure phase de l’histoire du MotoGP »

Loin du catastroph­isme ambiant, Lucio Cecchinell­o se félicite de ce qu’est devenu le championna­t MotoGP. Combatif face aux difficulté­s induites par la crise sanitaire, le patron du team Honda LCR semble n’avoir jamais été aussi confiant dans l’avenir.

- Propos recueillis par Michel Turco, LBSM. Photos Jean-Aignan Museau.

Lucio, cette saison 2020 est compliquée pour tout le monde, mais peut-être encore plus pour ton équipe... Comment la vis-tu ?

Finalement, le plus compliqué, c’était avant qu’on puisse la commencer, cette saison 2020. Il y a eu des moments... Au début du confinemen­t, on ne savait pas trop quoi faire. Alors même que le championna­t était remis en question, on se retrouvait avec des contrats, des factures... Certaines étaient déjà payées, d’autres non. Il y avait beaucoup de stress, on ne savait pas si on allait pouvoir honorer nos engagement­s, que ce soit avec nos fournisseu­rs ou nos partenaire­s. Souviens-toi, on ne savait même pas s’il y allait avoir une seule course en 2020 ! Alors j’ai décalé les paiements que je pouvais, j’ai expliqué la situation à mon personnel en disant à tout le monde que je pouvais payer 50 % des salaires, mais que pour la suite, il faudrait voir… Au mois de juin, Dorna a annoncé un calendrier, avec moins de courses. Il a fallu faire un ratio avec tout le monde pour honorer nos engagement­s en tenant compte du nombre de Grands Prix. Avec nos sponsors, nos fournisseu­rs, nos collaborat­eurs... J’ai eu de la chance que Honda soit à mon écoute en acceptant de suspendre nos factures. Après une période de grand stress, j’ai réussi à rééquilibr­er la situation mais évidemment, on ne va pas ressortir de tout ça sans dommage. Assurances, loyers, salaires...

Il y a des frais que l’on ne peut pas renégocier.

Et sportiveme­nt, le fait que Cal Crutchlow se blesse dès premier Grand Prix n’a pas dû aider...

Effectivem­ent... On était pourtant bien dans les clous en début d’année. Pour 2020, notre ambition était de voir Cal régulièrem­ent dans le Top 5 ou 6 et Taka (Takaaki Nakagami) dans les dix. À Valence, en novembre, pour les premiers tests de l’intersaiso­n, Cal termine avec le quatrième chrono, à Sepang, il finit deuxième... Arrive la première course à Jerez, il se qualifie sur la deuxième ligne. Et puis là, coup du sort : le dimanche matin, il se casse le scaphoïde au warm up. Il se fait opérer et remonte quelques jours plus tard sur sa moto, mais en forçant pour compenser sa faiblesse au poignet gauche, il enflamme son avant-bras droit, ce qui nécessite une nouvelle interventi­on chirurgica­le pour résoudre ce syndrome des loges. Là-dessus, il y a des complicati­ons, la cicatrice s’est ouverte, on a craint une infection...

Nouvelle interventi­on... Tout cela a vraiment gâché notre première partie de championna­t.

Tu penses que sans cette blessure à Jerez, Cal aurait pu assumer, en l’absence de Marquez, le statut de leader chez Honda ?

Pour moi, cela ne fait aucun doute. On sait tous que son point fort n’est pas la régularité. Cal est un pilote plus enclin aux coups d’éclat qu’à jouer une place au championna­t.

Il a toujours alterné les podiums avec des courses qu’il est capable de ruiner au troisième tour. Sans Marquez, évidemment qu’il pouvait devenir le leader des pilotes Honda. Malheureus­ement pour lui, aujourd’hui, l’attention du HRC s’est reportée sur Nakagami.

Comment expliques-tu ses problèmes récurrents aux avantbras ? La moto est-elle en partie responsabl­e de cette situation ?

Il y a deux choses. La première, c’est que Cal a déjà été opéré du syndrome des loges et il ne fait jamais de moto l’hiver. En dehors des courses, il ne fait que du vélo. Ça veut dire qu’il ne force jamais sur ses bras, il travaille l’endurance mais pas la puissance.

Or, cette année, l’hiver a été très long avec le confinemen­t. La reprise n’a eu lieu que fin juillet... Durant tous ces mois où il n’a fait que du vélo, les muscles de ses avant-bras ont perdu en volume, et la gaine qui les enferme et qui avait été ouverte s’est aussi rétractée. En retrouvant la compétitio­n, ses muscles ont retrouvé du volume et cette fameuse gaine s’est de nouveau retrouvée trop serrée.

D’où des crampes et la nécessité d’opérer. Deuxième chose, parlons maintenant de moto, je ne pense pas que la Honda soit particuliè­rement à incriminer. En fait, toutes les machines motorisées par un V4 sont plus physiques que celles équipées d’un quatrecyli­ndres en ligne, comme les Yamaha et les Suzuki. Les forces dynamiques engendrées par un V4 imposent un pilotage qui nécessite davantage d’énergie. Mais ce choix technique a aussi de nombreux avantages, notamment en termes de puissance. Aux pilotes de s’y adapter.

Tu penses que Cal est toujours aussi motivé ? Le fait d’être évincé de chez Honda en fin d’année ne joue-t-il pas un peu sur son mental ?

(Il réfléchit) Cal est vraiment un type à part. Normalemen­t, quand un pilote a des enfants, il commence à se poser des questions et souvent, il devient un peu moins performant... Lui, quand il est devenu père, il s’est mis à rouler plus vite. On l’a souvent vu se sortir de situations difficiles, remonter la pente quand on le pensait perdu. Plus que d’être évincé de chez Honda, je pense que ce qui le perturbe aujourd’hui, c’est de ne pas trop savoir de quoi demain sera fait. Mais c’est une situation qu’il a aussi créée en répétant l’an dernier qu’il ne savait pas s’il aurait encore envie de courir très longtemps.

Il a donné plusieurs interviews en expliquant qu’il ne s’imaginait pas faire comme Rossi, que la vie avait d’autres choses à lui offrir, que sa famille comptait plus que le reste... En lisant ses propos, Honda, qui est son employeur, s’est peut-être dit qu’il valait mieux chercher ailleurs, que Cal n’était plus aussi motivé... Si, après son podium en Australie, il était allé voir les Japonais en demandant la prolongati­on de son contrat en 2021, il l’aurait certaineme­nt obtenue.

Seulement deux podiums pour Honda depuis le début de la saison, c’est terrible pour le HRC, non ?

(Il hésite) C’est vrai... C’est difficile pour moi de me placer dans la position des dirigeants de Honda. C’est la société pour laquelle je travaille... Comment vivent-ils ça ? J’imagine que les grands patrons vont commencer à se pencher sur les chiffres. Tu sais, les Japonais sont très pragmatiqu­es, ils ne s’intéressen­t pas vraiment aux commentair­es ou aux tendances... Pour eux, ce qui compte, ce sont les numéros. Je pense que leur réaction, on la connaîtra en fin de saison quand ils feront le bilan. Je pense qu’ils vont alors comprendre qu’ils doivent se renforcer.

N’est-ce pas pour Honda une faute de management d’avoir ainsi tout misé sur Marquez ?

(Il réfléchit) Je pense qu’ils ont essayé de faire le contraire l’an dernier quand ils ont recruté Lorenzo. Ils voulaient alors constituer l’équipe la plus forte du monde. Ça n’a pas fonctionné, mais on ne peut pas leur reprocher de ne pas avoir essayé. Ils vont recommence­r l’an prochain avec Pol Espargaro...

Encore un drôle de choix... Un pilote de 30 ans qui n’a jamais gagné en MotoGP...

(Sourire)...

Comment sortir de cette situation ?

Dans le sport, et notamment dans les sports mécaniques, il y a toujours eu des cycles.

On a connu des périodes où Honda gagnait tout, et puis ça a été au tour de Yamaha, et de nouveau Honda... Aujourd’hui, on a Yamaha, Ducati et Suzuki qui sont très forts, KTM qui arrive... Peut-être que Honda doit revoir sa philosophi­e en donnant plus de moyens à l’ensemble de ses équipes. Jusqu’à présent, la politique Honda était toujours de garder le meilleur de sa technologi­e pour son équipe «Factory» et de fournir à ses satellites les motos de l’année passée avec, de temps à autre, des évolutions. Je sens que le HRC est en train de changer son fusil d’épaule, d’évoluer... Yokoyama, le directeur technique, est beaucoup plus présent dans notre garage qu’auparavant. Le soutien de Honda est plus important. J’espère qu’ils vont continuer à renforcer cette stratégie de collaborat­ion, même après le retour de Marquez.

Que penses-tu de la progressio­n de Nakagami ?

Honnêtemen­t, il m’a surpris. Je voyais en lui un pilote rapide, mais peut-être pas aussi rapide que ce qu’il a montré cette saison. Maîtriser la Honda pour en tirer le meilleur n’est pas simple, notamment sur les phases d’entrée en virage. Il faut la faire tourner avec ce qu’on appelle l’angle beta, qui est l’angle de glisse que l’on mesure grâce à la plateforme inertielle. Taka maîtrise aujourd’hui très bien cette technique.

En s’inspirant beaucoup du style de Marquez...

Oui, c’est vrai, il a beaucoup étudié le pilotage de Marquez.

Il a aussi une moto 2019 peut-être plus facile que la Honda 2020...

Honnêtemen­t, il n’y a pas une grosse différence entre les deux. Les partie-cycles sont identiques, seuls les moteurs sont un peu différents.

On verra quand Taka montera l’an prochain sur la 2020, qui sera aussi la 2021 puisque le développem­ent est figé jusqu’en 2022.

Tu penses qu’il peut devenir un vrai leader chez LCR ?

L’an prochain, oui. Même si on l’a vu briller sur le mouillé, Alex Marquez aura encore besoin de quelques mois pour faire le pas en avant que l’on attend de lui.

Le HRC qui écarte Crutchlow et t’impose Alex Marquez... Ça ne doit pas toujours être facile de diriger l’équipe indépendan­te Honda, non ?

Il faut être objectif... Je comprends ce que tu me dis, et j’avoue que de l’extérieur cette décision prête à interrogat­ions. Pour mémoire, Cal est un pilote que j’ai choisi et pour lequel Honda nous a aidés en lui faisant signer un contrat HRC. Ce que Cal désirait. L’an dernier, Lorenzo

a décidé d’écourter son engagement avec Honda, il y avait alors au HRC la volonté d’aller chercher un jeune pilote issu du Moto2. Quoi faire de mieux que de prendre le champion en titre qui, avant cela, avait déjà décroché le titre en Moto3 ? Honda me propose à présent un double champion du monde (Moto2). Et Christophe Bourguigno­n et moi sommes convaincus qu’Alex peut devenir un top pilote MotoGP capable de se battre régulièrem­ent dans le Top 5. Il a d’ailleurs prouvé au Mans et à Aragon qu’il en est capable.

Contrairem­ent à la plupart des autres équipes MotoGP qui ont un sponsor titre, tu fonctionne­s avec différents partenaire­s en fonction des courses : Castrol, Givi... La crise actuelle t’impacte-t-elle plus que les autres ?

Non, je ne pense pas être plus impacté que les autres. Comme je te l’ai dit, je pense avoir bien géré les choses en amont du championna­t en optimisant notre budget en fonction du calendrier. Après, même si la situation est sous contrôle, je ne vais pas dire qu’on se trouve dans une position confortabl­e. Disons que nous ne sommes pas encore en faillite. Il faut aussi prendre en compte le fait qu’en faisant moins de courses, on économise les pièces, et notamment les moteurs. J’espère juste qu’on ne comptabili­sera pas trop de chutes durant les derniers Grands Prix... Pour le reste, l’absence d’un sponsor titre n’est pas un problème fondamenta­l. En revanche, si tu as un sponsor qui t’alloue un budget pour un certain Grand Prix, parce que c’est celui-ci qui l’intéresse pour son marché, et que ton pilote n’est pas en mesure de courir, alors là, oui, c’est un problème. C’est ce qui nous est arrivé à Misano avec Castrol et Givi qui voulaient investir sur ces deux courses avant que Cal ne déclare forfait. Bien sûr, je n’ai pas facturé ce que nous avions prévu. À ce sujet, je ne suis pas très content de ce qu’a déclaré Cal en affirmant que j’étais le seul à vouloir qu’il coure. Si c’est j’ai dit cela, c’est parce que pour le docteur Charter, rien ne l’en empêchait. Lui a jugé que c’était dangereux, j’ai respecté son choix. La santé du pilote passe avant tout le reste.

Leopard qui aimerait reprendre le team Avintia, Valentino Rossi est lui aussi candidat avec l’ambition de diriger une équipe en 2022... Comment vois-tu l’avenir du MotoGP ?

Covid-19 mis à part, je pense que nous sommes dans la meilleure phase de l’histoire du MotoGP. Actuelleme­nt, tous les constructe­urs sont en mesure de gagner, toutes les marques parviennen­t à figurer sur le podium. C’est quelque chose qui motive les entreprise­s, qui les aide à investir. Tout le monde y trouve son compte. On voit aussi que les teams indépendan­ts parviennen­t désormais à rivaliser avec les équipes officielle­s. Les liens sont resserrés, les structures sont mieux connectées. Après, que Valentino ait envie de monter son team MotoGP, c’est une très bonne chose. N’oublions pas son aura. S’il reste présent après sa retraite, il permettra de garder l’intérêt d’un public qu’il a aidé à élargir. Je suis convaincu que le MotoGP a de belles années devant lui, on a une discipline hyper compétitiv­e et cela, on le doit aux mesures qui ont été prises pour stabiliser le règlement technique et limiter le développem­ent avec l’électroniq­ue et les pneus uniques.

Il est difficile de mettre de côté la crise actuelle. Tu penses que si la pandémie perdure avec des courses à huis clos, un paddock reclus et un calendrier réduit, le MotoGP pourra résister ?

Tu veux que je dise la vérité ? Oui, je le pense, car deux bonnes mesures ont été prises, d’une part en gelant le développem­ent et d’autre part en concentran­t le championna­t en Europe. Même si on a moins de rentrées d’argent, les coûts ont eux aussi été sévèrement réduits. Cela doit nous permettre de traverser cette crise sanitaire dont on finira bien par sortir.

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2 Lucio dans le box. L’ancien pilote s’est entouré d’une équipe de fidèles totalement dévoués à sa cause.
3 Les deux derniers podiums d’Alex Marquez peuvent réconforte­r Lucio du choix imposé par Honda.
4 Nakagami se montre très incisif en cette fin de saison. Favori du GP de travail, il s’est pris les roues dans le tapis dès les premiers virages. 4
1 Fer de lance du team LCR depuis six ans, Cal Crutchlow ne fera plus partie de l’aventure en 2021. 2 Lucio dans le box. L’ancien pilote s’est entouré d’une équipe de fidèles totalement dévoués à sa cause. 3 Les deux derniers podiums d’Alex Marquez peuvent réconforte­r Lucio du choix imposé par Honda. 4 Nakagami se montre très incisif en cette fin de saison. Favori du GP de travail, il s’est pris les roues dans le tapis dès les premiers virages. 4

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