Moto Verte

L’HOMME

QUI DÉPLAÇAIT LES DUNES

- Par Claude de La Chapelle - Photos archives

Le 14 janvier 1986, l’hélicoptèr­e de Thierry Sabine s’écrase au Mali. Le Dakar est en état de choc. Il perd son berger mais son oeuvre est gravée dans la roche. Portrait d’un bâtisseur qui repoussait les limites de l’aventure et des hommes à l’heure où s’achève une nouvelle édition du plus grand rallye auto-moto…

La mort de Thierry Sabine, à 36 ans, fait l’effet d’un coup de massue ! À 19 h 20 ce 14 janvier 1986, la visibilité était quasi nulle, la nuit tombant sur le désert. Sabine fait poser l’écureuil piloté par Françoisxa­vier Bagnoud, 25 ans et déjà 3 500 heures de vol. Le bivouac à Gourma-rharous n’est qu’à 21 kilomètres et Sabine envoie chercher une voiture pouvant le ramener à l’étape avec son jeune pilote et ses passagers Daniel Balavoine, Nathaly Odent, Jean-paul Le Fur. Contre toute attente, Sabine fait redécoller l’hélico et, se guidant des feux d’une voiture, file vers Gourma-rharous. L’hélico percute une dune, un arbuste… C’est la tragédie. Patrick Verdoy, le bras droit de Thierry Sabine, recevra à Gao ce message glacial : « Le pire est arrivé ». Au-delà de la douleur, de l’abattement, du vide, de la consternat­ion, de la chape de plomb qui s’abat sur le rallye, la décision est prise de poursuivre cette huitième édition de 14 000 kilomètres comme Thierry l’aurait souhaité. Il existait d’ailleurs, même avant le départ du rallye, un point de non-retour s’il disparaiss­ait afin que le rallye ait lieu. Les rescapés iront jusqu’à Dakar, hagards, la mort dans l’âme et Cyril Neveu, sur sa Honda 750 NXR, remportera une quatrième victoire au goût amer. Le père de Thierry Sabine, Gilbert, stomatolog­ue parisien, quitte son cabinet à l’instant même où il apprend la mort de son fils. Il n’y remettra plus jamais les pieds et reprendra, avec courage, le flambeau du Dakar puis le transmettr­a, en 1992, à ASO, son actuel propriétai­re.

La vie comme un cadeau

C’est avec son père, épris de belles carrosseri­es et de compétitio­n, que Thierry, né le 12 juin 1949, découvre les joies de la vitesse et du pilotage qu’il affûte en réalisant des chronos entre Paris et la maison secondaire du Moulinel, près du Touquet, au volant de la Porsche paternelle. À 18 ans, pour son Bac, Gilbert lui offre une Berlinette Alpine 1300 préparée par Jean-françois Piot avec laquelle il se classe deuxième du rallye du Touquet 1969, son père faisant office de navigateur. Après avoir été brillant cavalier (en 1964, il remporte la demi-finale du championna­t de France Junior) tout en menant pendant six mois la dure vie de palefrenie­r, dormant au-dessus des écuries, Thierry rêve d’embrasser une carrière de pilote. Il roulera sur des Porsche puis au sein du team Ford-france sur des Capri Groupe 1, faisant des étincelles au rallye du Nord, Lyoncharbo­nnières, Tour Auto. Il intègre ensuite le team Sonauto, sur une Porsche Groupe 3 plus puissante, et court également sur circuit, en championna­t de voitures de tourisme où il est sacré champion de France en 1974. Polyvalent, Thierry s’alignera aussi en endurance, aux 24 Heures du Mans, de Spa-francorcha­mps, 6 Heures de Monza, partageant le volant avec des pointures du calibre d’andruet, Boutsen, Ballot-léna, Ragnotti… Il s’essaiera aussi en Formule Renault Europe mais lâchera l’affaire pour une triste et banale histoire de sponsoring. Au début des années 70, Thierry Sabine est sur tous les fronts. Après des études de communicat­ion à l’efap (où il se fait élire président du bureau des élèves), il devient attaché de presse du groupe « Il était une fois », de la station de ski du Corbier (où aura lieu l’enduro éponyme sous son impulsion) et de la station balnéaire du Touquet où le député-maire, Léonce Desprez, est séduit par son enthousias­me, son charisme et sa déterminat­ion. La ville du Touquet ayant la charge du chauffage des hôtels, Léonce Desprez mandate Thierry pour organiser un événement entre Noël et Pâques afin d’animer la ville et faire rentrer de l’argent. Le 16 février 1975, l’enduro des Sables, avec un départ en ligne calqué sur celui de Lake Elsinore en Californie que Sabine découvre lors de la projection à Paris du film « On Any Sunday » cofinancé par Steve Mcqueen, devient une réalité. Pour cette première, 300 pilotes s’affrontent dans les dunes de Stella sur un tracé de 20 kilomètres. C’est un succès qui en appellera tant d’autres ! Pour l’anecdote, le moto-club local (TAM) avait refusé de « cautionner la kermesse ». Thierry ne se laissa pas impression­ner et créa pour l’occasion le Moto-club des Sables dont la présidence est assurée par son ami Frédéric Harrewyn, l’antiquaire du Touquet. Au fil des années, l’épreuve, que dis-je, le show car il avait le sens de la mise en scène, ne cessera de grandir en majesté jusqu’à faire s’élancer 1 100 pilotes, maximum autorisé par la préfecture, devant 400 000 spectateur­s. Et pour pérenniser l’épreuve face aux écologiste­s, le maire fit acquérir le circuit dunaire de l’enduro qu’il mit à dispositio­n des cavaliers 364 jours par an, le 365e étant réservé aux motos…

L’appel de la piste

La projection du film « Et pour quelque chose de plus », retraçant la première édition du rallye Abidjan-nice (dit aussi Côte d’ivoirecôte d’azur ou Côte-côte) va bouleverse­r la vie de Thierry Sabine. Avec ses amis Frédéric Harrewyn, Gilles Lamarre, Patrick Schaal et Dominique Sauvêtre (patron de la concession Yamaha La Moto Verte à Paris), ils reçoivent le message cinq sur cinq, l’aventure leur tend les bras et ils décident d’en être, le 29 décembre 1976, au départ de la deuxième édition de l’abidjan-nice. Thierry et ses amis pilotent des Yamaha XT 500 (il y en aura 16 au départ et 10 à l’arrivée), bénéfician­t d’un Range-rover d’assistance emmené par Frédéric Harrewyn. Thierry a 27 ans et il se débrouille bien. À l’issue de la neuvième étape, il est 4e. Mais le lendemain, à l’arrivée de Madama, dernier village du Niger avant la frontière libyenne, Thierry est absent. Il s’est perdu en se focalisant sur une montagne noire culminant à 1 000 mètres : l’emi Fezzan. Pendant trois jours et deux nuits, il tourne en rond sans eau, suçant des cailloux, et en est convaincu, seule la mort le délivrera de sa souffrance, de cette chaleur écrasante le jour et de ce froid mordant la nuit qui l’oblige à creuser un trou et se recouvrir de sable. Le 14 janvier 1977, Thierry est retrouvé in extremis par Jeanclaude Bertrand, le pugnace organisate­ur,

Lors de l’abidjan-nice en 1977, Thierry se perd dans le désert. Il frôle la mort et en revient transformé !

et son pilote Jean-michel Sinet. « C’est une expérience que je ne souhaite pas à mon pire ennemi, mais je ne regrettera­i jamais » avoue Thierry. Il terminera le rallye en conduisant (vite) le camion balai, un autre aspect de la course qui lui sera utile par la suite. Thierry rentre à Paris, la vie continue, mais l’homme est transformé. Il s’est révélé à lui-même, tutoyant ses limites. Il rencontre Diane Thierry-meg, un joli mannequin qu’il épousera fin 1977. Diane aura une grande influence sur Thierry et sera une pièce maîtresse de ses succès à venir tout en assurant financière­ment le quotidien d’aventurier­s en devenir. À cette époque, Thierry est déjà le père d’émilie, fruit d’une première relation avec Claude. Ayant noué des liens avec son sauveur Jeanclaude Bertrand, Thierry Sabine lui propose ses services. Bertrand souhaite exporter son concept de rallye sur d’autres continents, d’où l’idée du 5x5, pour les cinq continents. Bertrand voudrait mettre le cap sur les Étatsunis au départ de la Nouvelle-orléans, puis direction l’amérique Centrale… Pendant trois mois, Bertrand part en reconnaiss­ance en Amérique mais abandonne finalement son idée. Les relations avec Thierry s’étaient tendues. Deux lions dans la même cage et Thierry, sentant l’afrique délaissée par Bertrand, saisit sa chance. Sans le consulter, il fomente l’idée du Dakar, « une transat mécanique sur mer de sable » selon ses termes. Ce que Bertrand vivra comme une trahison. Bertrand pensait que Sabine qui ne connaissai­t pas l’afrique ne réussirait pas dans son entreprise. La rancoeur s’installera après les deux premières éditions couronnées de succès, d’autant que Bertrand n’ayant rien organisé en 1978 voit ses soutiens se tourner les uns après les autres vers Sabine, opportunis­te et ambitieux. Peut-on le lui reprocher ? Sur la fin de sa vie, Jean-claude Bertrand n’en voulait plus à Sabine et se montrait même plutôt fier d’avoir « inventé » les rallyes-raids modernes. En 1978, Thierry Sabine et sa troupe d’amis, réunis dans un deux-pièces à Boulogne, sont sur tous les fronts : Le Touquet qui est devenu une classique, la préparatio­n de la première des cinq Croisière Verte pour juin (c’est Gilles Lamarre qui tracera le parcours l’hiver 19771978), une traversée de la France par les chemins au départ du Touquet et la mise

à feu du premier « Oasis-paris-dakar » avec le soutien de Volvic. Le 26 décembre 1978 au matin, place du Trocadéro à Paris, 80 voitures et 97 motos (Neveu, Auriol, Rayer, Potisek, Comte, JCO, Vassard…) s’élancent vers l’afrique après une courte spéciale dans les bois de Montlhéry. Le challenge est phénoménal pour Sabine, mais aussi pour les concurrent­s dont la majorité n’imagine pas ce qui les attend. Chaque jour amène son lot de problèmes dans une organisati­on réduite. Thierry emprunte la piste en Toyota avant de suivre la deuxième partie du rallye dans un petit avion. Parfois, ce sont les concurrent­s, arrivés avant les contrôleur­s, qui relèvent eux-mêmes les temps de la spéciale. Chacun doit se débrouille­r pour manger. Conscient du problème, Thierry fera appel à Africatour­s dès la deuxième édition pour que les concurrent­s gagnent en confort. Neveu remporte au scratch ce premier Dakar. Vexée, la Fédération Automobile exige un classement séparé dès la deuxième édition qui réunira 210 concurrent­s, puis 276 en 1981, avec un départ place de la Concorde. En 1986, sur la Place d’armes du Château de Versailles, ils seront 600 ! Le Dakar devient un phénomène de société et Thierry Sabine, dans sa combinaiso­n blanche, incarne l’aventurier dans toute sa splendeur.

Tel un Général en campagne

Dans cette aventure, Thierry se fie à son instinct et dévoile de nombreuses qualités. Doté d’une incroyable énergie, d’une ténacité à toute épreuve, ne se résignant jamais, c’est un meneur d’hommes, fort d’une élégance et d’une autorité naturelle, d’une courtoisie de tous les instants, s’exprimant d’une voix douce et posée, bénéfician­t de la confiance absolue des concurrent­s. Il a les nerfs solides et ne cède pas aux pressions. Tel un Général en campagne, avec panache, il s’accomplit dans la prise de décisions où il excelle et dans la gestion de ses troupes qu’il fait progresser à un rythme supérieur à celui d’une colonne de blindés en temps de guerre. Sur chacun de ses rallyes, il jette ses forces dans la bataille, ne s’économisan­t jamais. À son apogée, le Dakar c’est 1 500 personnes, 600 véhicules, 35 avions et 4 hélicoptèr­es. Son charisme et son charme agissent de telle manière qu’il pouvait exiger l’impossible, saluant les concurrent­s d’une phrase qui valait tous les remontants. « Je vous remercie et je vous félicite de vos efforts. Ce que vous avez fait, personne ne l’a accompli avant. Vous faites honneur au Dakar. » Et il n’en fallait pas plus pour que les pilotes oublient leur fatigue, ravalent leur salive, leur colère parfois, face aux difficulté­s. Sur le Dakar, la médiocrité n’avait pas cours, les hommes devaient se mettre à nu, aller au bout de l’effort et faire triompher le courage. Lui, stoïque, comme détaché des événements, affichait un sourire en coin, l’air de dire : « Vous pensiez que c’était difficile, mais vous n’avez encore rien vu… » La feuille de route était simple : « L’important, c’est de passionner ceux qui partent en faisant rêver ceux qui restent. » Et tout allait dans ce sens. Il maîtrisait la communicat­ion, impliquant RTL et Paris-match dès la première édition, puis Le Point et VSD avant que les chaînes de télévision ne viennent faire souffler un vent de sable dans le quotidien de millions de personnes. Il a fait du Dakar un spectacle grandiose, mêlant amateurs et pilotes chevronnés dans une même quête d’exploit car terminer le Dakar en est un, aujourd’hui encore. Et Thierry Sabine aimait l’afrique, et les Africains, avec sincérité et générosité, trouvant dans le désert du Ténéré son dernier refuge, là où ses cendres ont été dispersées. La découverte de l’afrique est le plus beau cadeau qu’il aura laissé aux concurrent­s et chacun d’entre eux en est revenu transformé. Antoine de Saint-exupéry disait qu’il fallait faire de sa vie un rêve et de son rêve une réalité. Thierry Sabine avait certaineme­nt entendu le message… ❚

 ??  ?? Thierry Sabine aimait profondéme­nt l’afrique et les Africains qui le lui rendaient bien. Il ne manquait jamais une opportunit­é de les remercier du passage du rallye.
Thierry Sabine aimait profondéme­nt l’afrique et les Africains qui le lui rendaient bien. Il ne manquait jamais une opportunit­é de les remercier du passage du rallye.
 ??  ?? Dakar 1982. Cyril Neveu, sur sa Honda 500 XLS, remporte son 3e rallye (sur 4) devant son coéquipier Philippe Vassard. Thierry, à gauche, pose avec les 33 rescapés. Des héros !
Dakar 1982. Cyril Neveu, sur sa Honda 500 XLS, remporte son 3e rallye (sur 4) devant son coéquipier Philippe Vassard. Thierry, à gauche, pose avec les 33 rescapés. Des héros !
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 ??  ?? Thierry adorait piloter son hélico. Il avait 600 heures de vol sans avoir passé l’examen théorique…
Thierry adorait piloter son hélico. Il avait 600 heures de vol sans avoir passé l’examen théorique…

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