DOSSIER
Espionnage et renseignement au Moyen-orient
Quand Saddam Hussein dirigeait l’irak (1979-2003), ses services de renseignement (moukhabarat) incarnaient son régime : une force qui savait tout, réglant les conflits dans la violence (p. 24). Leur mise à l’écart en 2003 par les Américains eut le même effet que les révolutions de 2011 ; l’observateur comprit à quel point de tels services jouaient un rôle central dans les dictatures en place (p. 18 et 48). Ainsi, dans la période de bouleversement que le Moyen-orient traverse, s’attarder sur le fonctionnement du renseignement permet de comprendre les défis de la région, depuis la transition démocratique en Tunisie (p. 54) jusqu’aux actions de l’arabie saoudite (p. 42) et de l’iran (p. 30 et 36) dans leur guerre d’influence, en passant par le conflit israélo-palestinien (p. 65).
Début 2011, alors que les peuples tunisien et égyptien se soulevaient contre leur dictature respective, allumant la mèche des « printemps arabes », il ne fallut pas attendre longtemps pour lire sur Internet toutes sortes de théories conspirationnistes. Les révolutions ne seraient pas le fait de populations lasses d’années de privations, mais l’effet d’une opération secrète préparée par les États-unis et Israël, plus précisément par leurs services secrets. Le Moyen-orient aime les histoires de complot. Si les régimes en place en ont joué pour se maintenir au pouvoir, ce constat rappelle également le poids du renseignement dans les systèmes autoritaires. Engagées dans des guerres de communication, les dictatures du monde arabe ont, de tout temps, abusé du complot pour dévaloriser et déstabiliser un adversaire considéré comme plus fort ou dangereux, qu’il soit extérieur, à l’instar d’israël, ou intérieur, comme les chiites dans l’irak de Saddam Hussein (1979-2003). Ce dernier était d’ailleurs un fin manipulateur pour asseoir son pouvoir et se faire craindre de tout opposant. Le manque de transparence sur l’organisation et le travail des services de renseignement (moukhabarat) participaient à cet effort. D’autant plus que ces derniers étaient à la fois multiples et toutpuissants, ils étaient la colonne vertébrale des régimes autoritaires, assurant leur sécurité, mais aussi – et surtout – le contrôle politique et social de la population.
• Un contexte de guerre
De prime abord, la naissance de services de renseignement au Moyen-orient s’imposa comme une évidence dans un contexte de disparition de l’empire ottoman et de colonisation européenne. Aspirant à la souveraineté, les nationalistes arabes avaient besoin d’informations pour agir dans le secret, notamment lorsqu’il y avait conflit avec la puissance occupante. Ainsi, le Front de libération nationale (FLN) algérien accorda une importance vitale aux réseaux de communication lors de la guerre contre la France (19541962), ce qui explique en partie la force sans égale du Département du renseignement et de la sécurité, véritable État dans l’état. Dans un autre contexte, Abdulaziz ibn Saoud (v. 1880-1953), le fondateur de l’arabie saoudite en 1932, se serait appuyé sur des informateurs, autrement dit des espions, pour l’aider à conquérir la péninsule, l’épée et la foi ne suffisant pas. Les exemples historiques ne manquent pas, sans compter les agissements des services britanniques et français pour se maintenir dans la région.
Dès les indépendances, cette fonction des services secrets se renforça, notamment après la naissance d’israël et les guerres successives. En Égypte et en Syrie, le renseignement militaire prit alors un poids croissant, donnant à l’armée des responsabilités économiques et politiques omniprésentes, avec des budgets élevés (cf. carte 3). Si l’état hébreu suivit la même logique afin d’assurer sa survie, il employa également ces organes d’intelligence pour « régler ses comptes » : l’institut du renseignement et des opérations spéciales (Mossad) s’illustra dans des missions organisées dans le monde entier, notamment en Amérique du Sud, traquant les dirigeants nazis ayant échappé à la justice après la Seconde Guerre mondiale (cf. carte2). Le cas le plus emblématique est celui d’adolf Eichmann, officier SS responsable de la « solution finale » : vivant sous une fausse identité à Buenos Aires, en Argentine, il fut séquestré le 11 mai 1960 avant d’être envoyé en Israël, où il fut jugé, condamné à mort et exécuté le 31 mai 1962. L’état hébreu organise des opérations similaires pour débusquer, voire assassiner des activistes palestiniens. S’ils présentent une certaine diversité selon les pays de la région, tous les services de ren-
seignement ont pour objectif de garantir la pérennité du système en place et de promouvoir les ambitions régionales. On le voit aujourd’hui dans la guerre en Syrie, où les organes du clan Al-assad redoublent d’efforts dans la manipulation depuis le début de la contestation en 2011, et où l’iran joue un rôle majeur pour le soutenir grâce à un réseau de mouvements armés. De même, dans la lutte d’influence qui oppose la République islamique et l’arabie saoudite, la désinformation est de rigueur et, même quand il s’agit de relater un simple communiqué officiel, ce dernier est parfois démenti, corrigé, redémenti, jusqu’à créer une confusion bénéfique aux deux camps. Si Riyad compte sur l’appui de ses alliés occidentaux, bien plus dépensiers en matière de renseignement, les services secrets de ces derniers ne sont pas pour autant exempts d’échecs cuisants. Ainsi, on se demande encore comment la guerre en Irak en 2003 a pu aboutir à un tel fiasco alors qu’elle avait été pensée par des experts du Pentagone (cf. carte 1). Et pourquoi ils ont mis des années avant de localiser Oussama ben Laden (1957-2011). Omniprésents, les services de renseignement des pays du Moyenorient sont une pièce maîtresse des régimes en place, si bien qu’attendre de ces derniers qu’ils se réforment passe par l’espionnage.