GÉOPOLITIQUE
Cette photographie officielle, prise en septembre 2016, montre des commandants des Gardiens de la révolution écouter le Guide suprême Ali Khamenei.
Le président iranien, Hassan Rohani, réélu le 19 mai 2017, commence son deuxième mandat dans une ambiance tendue. Aux affaires de corruption exploitées par ses opposants s’ajoutent les enjeux conflictuels de la politique régionale de la République islamique : déclarations antiiraniennes de Donald Trump, « bataille du désert » en Syrie, crise du Qatar, premiers attentats de l’organisation de l’état islamique (EI ou Daech) dans le pays, à Téhéran, le 7 juin 2017…
Régulièrement tenues tous les quatre ans depuis 1980, les élections présidentielles sont un temps fort de la vie politique iranienne. Elles sont certes partiellement orientées par la sélection des candidats (six sur 1 636 le 21 avril 2017) par le Conseil des Gardiens de la Constitution, mais chacun des principaux courants politiques (réformateurs, conservateurs modérés, ultraconservateurs) a toujours été représenté par une ou plusieurs personnalités. Le 19 mai 2017, confirmant une règle de fait qui veut que tous les présidents accomplissent deux mandats, Hassan Rohani a été réélu dès le premier tour avec 57,1 % des suffrages, contre 38,3 % pour son rival conservateur, Ebrahim Raissi.
La campagne officielle a été brève (un mois), mais vigoureuse, avec meetings publics, tournées en province, trois débats télévisés en direct et une abondante couverture par la presse internationale. Alors que les partis n’existent pas officiellement, les nombreux mouvements et autres associations en ont utilisé tout le répertoire d’action. La participation a dépassé 73 %, et la journée électorale, pendant laquelle les municipalités ont également été renouvelées (au profit des réformateurs), s’est déroulée sans incident. Si les enjeux intérieurs ont monopolisé
la campagne – le bilan économique, insuffisant au regard des espoirs suscités par l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015, les difficultés sociales, les enjeux environnementaux –, la politique étrangère est restée hors champ. Il est vrai que le président n’est qu’un acteur parmi d’autres dans un organigramme décisionnel complexe, dominé par le Guide suprême, Ali Khamenei (depuis 1989), et les Gardiens de la révolution (pasdaran). Une fois réélu, Hassan Rohani n’a bénéficié d’aucun état de grâce.
L’iran de Hassan Rohani : enjeux intérieurs et tensions régionales
• Le retour de « l’axe du Mal » et la « bataille du désert » en Syrie
Le candidat Donald Trump avait promis de « déchirer [le] mauvais accord » sur le nucléaire iranien. Qualifiant l’islam de « menace pour les États-unis », il avait aussi stigmatisé les Saoudiens, accusés d’être responsables des attentats du 11 septembre 2001. Élu en novembre 2016, le président Trump a signifié qu’il allait rompre avec la politique qualifiée de « proiranienne » de Barack Obama (2009-2017). Au nom de la lutte antiterroriste, il a signé fin janvier 2017 un décret sur l’immigration surnommé « Muslim Ban », humiliant pour l’iran, mais qui épargne l’arabie saoudite. Le 20 mai 2017, Riyad a été la destination du premier déplacement à l’étranger de Donald Trump. Il y a restauré le royaume comme meilleur allié et client arabe des États-unis, avec la signature de contrats à hauteur de 400 milliards de dollars, dont plus de 100 milliards pour les industries militaires. Le lendemain s’est tenu un sommet de lutte contre le terrorisme : le roi Salman, le président Trump et le dirigeant égyptien, Abdel Fattah al-sissi, ont inauguré un Centre mondial pour la lutte contre l’idéologie extrémiste. Le souverain saoudien s’est livré à une attaque en règle contre l’iran. Puis, devant les chefs d’état ou de gouvernement d’une cinquantaine de nations musulmanes, Donald Trump a accusé la République islamique d’attiser « les feux du conflit sectaire et du terrorisme ». Et d’appeler à lutter contre « l’extrémisme islamiste […], une bataille entre le Bien et le Mal » : l’axe du Mal
cher à George W. Bush (2001-2009) est ainsi de retour, l’iran s’y trouvant placé à équivalence de L’EI. Le 18 juillet 2017, s’il maintenait la signature américaine de l’accord sur le nucléaire, Donald Trump a fait renforcer par le Congrès les sanctions contre dix-huit personnes et entités liées au programme iranien de missiles balistiques et aux « activités pernicieuses » des pasdaran. Ces déclarations et décisions américaines ont revitalisé le nationalisme iranien, mais surtout l’argumentaire antiaméricain des tenants des principes révolutionnaires qui fondent le régime. Ali Khamenei a qualifié Donald Trump de « vrai visage de l’amérique » ; les Gardiens de la révolution ont « testé » Washington avec des essais de missiles balistiques, avec diverses « gesticulations » dans le détroit d’ormuz, mais surtout à l’occasion de combats en Syrie.
Alors qu’en Irak les Iraniens et la coalition internationale menée par les États-unis combattent L’EI de concert, à défaut de se coordonner, le contexte est plus conflictuel en Syrie. La « bataille du désert », en mai-août 2017 (cf. carte), en a été l’illustration, avant qu’un accord russo-américain ne fige la situation et que le président Trump ne décide l’arrêt des programmes d’aide de la CIA aux rebelles pro-occidentaux. Présentes en Syrie dès 2012, les forces spéciales américaines sont montées en puissance en 2016 : dans le nord, dans la zone kurde, en préparation de l’offensive contre Raqqa ; sur la frontière sud, à la charnière de la Jordanie et de l’irak. Au printemps 2016, les Américains y ont installé une base à Al-tanf pour appuyer des rebelles dont les brigades s’étirent le long de la frontière, entre Damas et l’euphrate. Après la deuxième reprise de Palmyre, en mars 2017, Damas entendait profiter de la régression territoriale de Daech pour mener une double offensive : l’une en direction de Deir ez-zor, l’autre le long de la frontière sud jusqu’à l’euphrate. Or la « poche américaine » d’al-tanf verrouille l’axe autoroutier Damas-bagdad par le poste-frontière d’al-walid et gêne la progression des forces de Damas et de Téhéran vers la vallée de l’euphrate et le poste-frontière d’abou Kamal, empêchant ainsi une continuité territoriale du « croissant chiite » Iran-irak-syrie-liban (Hezbollah). Dans la steppe de la Badia syrienne, la « bataille du désert » est menée contre les rebelles et les djihadistes par l’armée et les milices du régime, soutenues par des tribus bédouines et la logistique russe. Mais, dans le nord-est de la poche d’al-tanf, l’autre composante de l’offensive est formée d’éléments iraniens de la force Al-qods, de milices chiites commandées par Téhéran et de combattants du Hezbollah. Leur but est d’empêcher les rebelles de se rapprocher d’abou Kamal, et surtout de faire la jonction avec les milices chiites irakiennes de la Mobilisation populaire, qui combattent Daech du côté irakien. Ce dernier objectif est particulièrement important pour Téhéran : en témoigne la présence sur zone, début juin 2017, du chef de la force Al-qods, le tout-puissant général Qassem Suleymani, au milieu de miliciens chiites afghans hazaras de la Brigade des Fatimides. Peu auparavant, il était de l’autre côté de la frontière, en Irak, au milieu des miliciens chiites de la Mobilisation populaire.
Les accrochages, échanges de tirs et frappes aériennes se sont multipliés autour d’al-tanf entre Américains, Syriens et Iraniens : pour la première fois, on a frôlé une confrontation directe entre Iraniens et Américains. En effet, ces derniers se sont appuyés sur un accord du 4 mai 2017 à Astana entre Moscou, Ankara et Téhéran pour définir la zone qu’ils contrôlent autour d’al-tanf comme une « zone de désescalade », ce qui implique l’arrêt de toute opération militaire – un cessez-le-feu négocié à Amman entre Russes et Américains est annoncé le 10 juillet 2017. Des discussions directes qui gênent sans doute les ambitions des pasdaran sur le terrain. En compensation symbolique du compromis sur cette zone de désescalade, Moscou a fait savoir que la prochaine session d’astana se tiendrait à Téhéran. Ce qui n’a pas manqué de mécontenter Israël, qui a certes obtenu de Moscou des « garanties de stabilité régionale », mais s’exaspère de la pérennisation de la présence iranienne en Syrie et du renforcement militaire du Hezbollah.
• Les attentats de Téhéran : une « normalisation » de l’iran
Au regard du chaos sécuritaire qui règne au Moyen-orient, l’iran apparaissait comme un pays préservé. Au moins jusqu’au 7 juin 2017, quand deux attaques terroristes concomitantes, revendiquées par L’EI, ont fait 17 morts et 56 blessés. Elles ont visé deux lieux symboliques de la République islamique : le mausolée de l’ayatollah Khomeyni, dans le sud de Téhéran,
et le Parlement (Majles), dans le centre-ville, où les députés étaient en session. Les funérailles des victimes ont rassemblé un grand concert de population. Les autorités ont cherché à minimiser l’événement. Pourtant, c’est la première attaque connue de L’EI sur le territoire iranien. Il est vrai qu’après avoir publié une version en persan de sa revue en ligne Rumiyah, l’organisation avait promis dans une vidéo qu’elle allait « reconquérir [ce pays chiite] dans un bain de sang [pour] le rendre à la nation musulmane [sunnite] ». Or, dans la rhétorique de Téhéran, l’intervention en Irak et en Syrie était destinée à empêcher les djihadistes de porter le fer sur le territoire iranien ; une sanctuarisation qui a sauté le 7 juin.
Les services iraniens ont traqué les complices des terroristes dans trois régions périphériques : dans le sud-est, au Baloutchistan, où l’irrédentisme transfrontalier mêle rivalités tribales et trafics d’armes et de drogue, sans lien avéré toutefois avec L’EI ; dans le sud, sur le Golfe, dans le Hormozgan, à forte population arabe ; dans le nord-ouest, dans les régions frontalières de l’irak, à population majoritairement kurde. Quatre des cinq assaillants du Majles étaient des Kurdes de la province de Kermanchah, qui auraient combattu sous la bannière de L’EI avant de rentrer en Iran. Le militantisme kurde est trop souvent réduit aux indépendantismes tribaux anciens ou aux mobilisations d’extrême gauche. C’est oublier la participation de groupes kurdes au djihadisme sunnite radical, comme le Hezbollah turc. Avec les attentats de Téhéran, on découvre que plusieurs centaines de Kurdes iraniens combattent dans les rangs de Daech : l’idéologie djihadiste l’emporte donc ici sur les appartenances ethniques. L’origine des assaillants renvoie également à la problématique des périphéries non persanes et non chiites de la République islamique. Malgré un processus d’intégration nationale, des tensions subsistent autour de minorités ethniques parfois travaillées par des courants irrédentistes ; ou de populations sunnites, pour partie mécontentes de la place réduite accordée par l’état chiite au sunnisme, malgré la volonté officielle de favoriser l’émergence d’un sunnisme institutionnel chargé d’éviter les glissements vers l’extrémisme. Les autorités iraniennes ont été promptes à voir la main de Riyad derrière les attentats, en soulignant que les terroristes sont idéologiquement inspirés par le wahhabisme. Pour Téhéran, le sommet de Riyad, le 21 mai 2017, a rendu possible une double offensive du royaume : la mise au ban du Conseil de coopération du Golfe (CCG) du Qatar et les attentats de Téhéran. Après ceux-ci, alors que le Département d’état présentait « [ses] condoléances aux victimes et à leurs familles » et transmettait « [ses] pensées et [ses] prières au peuple d’iran », le président Trump a tweeté que « les États qui appuient le terrorisme risquent de devenir les victimes du mal qu’ils soutiennent » : sa réaction a été qualifiée de « répugnante » par Téhéran. Les attentats portent un coup au président Hassan Rohani, accusé d’avoir trop ouvert le pays aux influences extérieures, au détriment de sa sécurité. Or il avait fait campagne sur le fait que l’accord sur le nucléaire et l’efficacité des forces de l’ordre avaient épargné au pays les conflits qui règnent chez ses voisins. De même, il avait minimisé le sommet de Riyad, estimant que l’administration américaine n’avait « pas encore une vue claire de la région ». Mais les attentats affaiblissent aussi les conservateurs, omniprésents dans les services de sécurité et l’appareil judiciaire, mais incapables d’empêcher les attaques. Les réseaux sociaux ne s’y sont pas trompés, posant vite la question : « Où est notre sécurité ? », en référence au slogan du Mouvement vert lors de la crise de l’été 2009, « Où est mon vote ? ». Car les conservateurs avaient justifié la répression de 2009, puis les interventions en Irak et en Syrie, par la défense des citoyens contre toute menace intérieure ou extérieure. Les attentats du 7 juin 2017 ont été un coup de tonnerre en Iran, car ils « normalisent » tragiquement le pays. Avec le déclin territorial de L’EI, l’iran devrait être amené à gérer des djihadistes rentrant chez eux. En attendant, le 18 juin, les Gardiens ont procédé, pour la première fois, au tir de missiles sol-sol contre Daech près de Mayadin, une ville syrienne sur l’euphrate qui pourrait devenir la capitale de repli de l’organisation en cas de chute de Raqqa.
L’iran de Hassan Rohani : enjeux intérieurs et tensions régionales
• La crise du Qatar peut-elle profiter à l’iran ?
Le 5 juin 2017, des mesures contraignantes contre le Qatar sont annoncées par l’arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’égypte : rappel des ambassadeurs, rupture des relations diplomatiques, fermeture des frontières terrestres et maritimes et embargo, fermeture des espaces aériens, etc. Une liste de « treize exigences non négociables », parmi lesquelles la fermeture de la chaîne qatarie Al-jazeera, est ensuite envoyée à Doha. Car le Qatar est accusé d’être le champion de l’extrémisme et du terrorisme dans la région et d’être d’une complaisance intolérable à l’égard de l’iran. L’émir Tamim bin Hamad al-thani est sommé d’infléchir radicalement sa diplomatie et de réintégrer le consensus du CCG contre l’hégémonisme iranien. En réalité, les six membres du CCG sont loin d’avoir une attitude unanime face à l’iran. L’arabie saoudite est en rivalité de puissance depuis des décennies, dans une confrontation désormais binaire depuis l’intervention américaine en Irak en 2003. Bahreïn, confronté à une contestation chiite résiliente, que le
régime sunnite de Manama attribue à « un complot iranien », a des rapports détestables avec Téhéran. Au contraire du sultanat d’oman, qui partage avec les Iraniens une cosouveraineté stratégique sur le détroit d’ormuz et entretient des relations cordiales. Les Émirats arabes unis réclament la restitution de trois îles à proximité d’ormuz, occupées par les Iraniens depuis 1971, mais Dubaï doit une large part de sa prospérité à des échanges commerciaux et financiers intenses avec l’iran. Le Koweït a à la fois des échanges importants et des liens circonspects. Quant au Qatar, il mène une politique de voisinage dictée par le réalisme. Démographique d’abord : 81,16 millions d’iraniens et moins de 300 000 Qataris en 2017. Économique surtout : le Qatar et l’iran partagent l’exploitation d’une énorme réserve de gaz (North Dome pour Doha ; South Pars pour Téhéran) qui fait la fortune de l’émirat. Du fait des embargos et des sanctions internationales, l’iran n’a pas encore pu valoriser sa part, mais a signé un accord avec Total en juillet 2017 pour la développer. Doha se doit donc d’entretenir de bonnes relations avec son partenaire gazier. Enfin, à la différence de l’arabie saoudite ou de Bahreïn, le Qatar, pourtant wahhabite, n’a jamais eu une lecture chiite/ sunnite des tensions régionales. Comme dans le cas d’oman, c’est un « voisinage de realpolitik » permettant de s’affranchir pour partie de l’hégémonisme saoudien au sein du CCG. La République islamique pourrait se réjouir des déboires d’un Qatar abritant l’immense base américaine d’al-udeid et accusé de soutenir des organisations djihadistes qu’elle combat en Irak et en Syrie. Mais les relations bilatérales n’ont jamais été rompues. Il est plus intéressant pour l’iran d’insister sur les contradictions au sein du CCG et d’affirmer son « soutien amical » à un émirat « injustement agressé » par des Saoudiens dont la main est guidée par celle des Américains. L’iran joue la carte diplomatique, appelle au dialogue, se prononce pour un mécanisme régional permanent de gestion des conflits dans le Golfe. Téhéran a ouvert à Doha ses espaces maritime et aérien pour contourner l’embargo et s’est fait fort de fournir tous les fruits, légumes et autres produits dont les consommateurs qataris auraient besoin. Ce faisant, l’iran se retrouve, une fois de plus, à la fois en concurrence et en coopération avec la Turquie. Laquelle a pris fait et cause pour le Qatar, organisant un pont aérien pour ravitailler Doha et annonçant le renforcement de sa présence militaire dans l’émirat. Le président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) a proposé que la Turquie et l’iran se coordonnent, irritant ainsi Riyad (et Le Caire), alors que, peu auparavant, il soutenait l’arabie saoudite en stigmatisant, en tant que sunnite, « l’expansionnisme persan et sectaire [chiite] ». Il a accompli, fin juillet 2017, une tournée de médiation Riyad-doha-koweït, sans résultats.
La « main dure » de Riyad contre Doha pourrait renforcer l’influence iranienne dans le Golfe : en affaiblissant le CCG, tiré à hue et à dia, et le « front sunnite » que le roi Salman s’est efforcé de construire depuis 2015 ; en étalant l’illisibilité de la politique américaine, écartelée entre un président prosaoudien et des départements d’état et de la Défense qui essaient de sauver les meubles et contractent avec Doha. À l’échelle régionale, Téhéran peut espérer un désengagement du Qatar en Syrie, mais aussi s’inquiéter d’un possible rapprochement de l’arabie saoudite et d’israël, associés contre le Qatar, soutien du Hamas à Gaza, et contre l’iran, parrain du Hezbollah libanais.